Rencontre avec Lous and The Yakuza : « J’ai récemment redécouvert la fougue de la jeunesse »
Un port de reine, un univers vibrant nourri aux mangas, célébrant ses racines africaines, des engagements humanitaires forts… en quelques années, la charismatique auteure-compositrice-interprète belgo-congolaise Lous and The Yakuza s’est imposée comme une icône et l’une des voix francophones les plus poignantes de sa génération. Ses chansons mêlant pop, soul et trap, qui parlent directement à l’âme, ont ému le monde entier, jusqu’à Jay-Z et Madonna. Juste avant que ne sorte son lumineux et intense second album, Iota, rencontre avec une artiste de 26 ans qui a su transcender un passé compliqué pour créer de sublimes hymnes cathartiques.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Résilience. Ce mot, désignant la capacité à surmonter les chocs traumatiques, a été si galvaudé qu’il semble vidé de son sens. Il sied pourtant parfaitement à la sensible et majestueuse Marie-Pierra Kakoma, tout comme son pseudo : Lous and The Yakuza. Lous est l’anagramme de soul (“âme”) tandis que les yakuzas sont ceux qui gravitent, dans l’ombre, autour de l’artiste belgo-congolaise de 26 ans, à commencer par ses musiciens. Ce nom intense résonne comme un clash entre la douceur et la violence, l’amour et la guerre…
À l’image de cette contradiction poétique, la nouvelle étoile de la galaxie musicale belge est une belle âme aux mille existences, encapsulée dans la peau d’une sculpturale jeune femme au port de reine. Car avant de devenir, grâce à Gore (2020), un premier album poignant de pop- soul-trap, une sensation musicale adulée par- delà l’Atlantique, chapeautée par le label de Jay-Z, Roc Nation, et adoubée par Madonna – tout ne fut pas rose pour la rappeuse.
L’auteure-compositrice-interprète est née en 1996 à Lubumbashi, en République démocratique du Congo, de parents médecins investis dans l’humanitaire (une mère rwandaise, qui a connu la prison à cause de son appartenance ethnique, et un père congolais). Après avoir été contrainte de quitter un Congo en guerre, elle a vécu, avec une partie de sa famille, dans un Rwanda meurtri par un génocide. Exilée en Belgique, elle s’est ensuite retrouvée un temps à la rue, avant de trouver refuge dans un studio d’enregistrement. Ainsi, pour Lous and The Yakuza, la musique n’a rien d’un divertissement ou d’une pose, mais représente une pratique salvatrice, de celles qui permettent d’entrevoir la lumière au bout du tunnel.
Le R’n’B créé par l’élégante chanteuse, qui est aussi égérie Louis Vuitton, peintre, designer d’intérieur, traductrice de poèmes (de l’Américaine Amanda Gorman) et une femme engagée dans la construction d’hôpitaux en Afrique, dégage une humanité rare. Sur son deuxième album, Iota, Lous and The Yakuza parle de spiritualité, d’amour et d’espoir, et s’adresse directement aux cœurs des auditeurs, les enjoignant à voir leurs existences autrement. Rencontre avec une star qui, à l’image du symbole dessiné sur son front (une silhouette levant les mains au ciel), nous invite à regarder vers les étoiles, même lorsque le reste du corps est empêtré dans les turpitudes du monde matériel.
NUMÉRO : Votre nouvel album s’appelle Iota, qui signifie “quantité négligeable”. Pourquoi avoir choisi ce titre ?
LOUS AND THE YAKUZA : Ce iota symbolise ce qui reste de mes histoires d’amour passées, qu’elles soient amicales, familiales ou sentimentales. J’évoque toutes les fois où j’ai ressenti de l’amour dans ma vie et ce qui demeure au final, soit un iota, une quantité infime. Sur ce disque, je m’autorise à être une jeune fille de 26 ans en écrivant sur l’amour. La vie m’a fait grandir si vite que j’ai parfois l’impression d’avoir 80 ans. [Rires.] Mais j’ai récemment redécouvert la fougue de la jeunesse. Cet album est aussi une lettre d’au revoir à certaines formes d’amour, les formes toxiques et extrêmes qui nous font perdre la tête. La principale influence de mes textes reste ma vie. Comme pour Gore, j’ai essayé d’exprimer le mieux possible la vérité de ce que je ressens et observe. L’idée était d’accepter les différentes couches qui font l’être humain et qui font qui je suis.
En écoutant les paroles de Iota, il semble que l’amour peut très vite virer à la tragédie…
C’est mon côté grec [rires], je suis quelqu’un de très tragique ! J’aimerais bien dire que les histoires d’amour peuvent bien se finir, mais je n’y crois pas. Heureusement, comme dans un livre ou un film, ce qui m’intéresse dans l’amour, ce n’est pas la fin, mais le chemin. J’aimerais vivre dans un monde où toutes les formes d’amour seraient aussi pures que celui qu’on ressent devant un nouveau-né. Car quand on voit les raisons pour lesquelles les hommes se font la guerre, elles sont toujours absurdes. Depuis le début de l’humanité jusqu’au cas de la Russie faisant la guerre à l’Ukraine. Tout comme les guerres, la colonisation n’a pas de sens. Comment peut-on maltraiter des gens en raison de leur couleur de peau ?
Ce disque est plus lumineux que votre précédent album, Gore…
En même temps, ce n’est pas compliqué de faire plus lumineux que Gore, dans lequel je scandais : “Tout est gore.” [Rires.] Quand j’ai écrit ce premier album, c’était en 2017 et j’étais dans la rue. Je ressentais une très forte colère et une grande tristesse, cela se retrouvait dans ma musique. L’album parlait de viol, de prostitution, de sujets durs, à l’image du monde dans lequel je vivais. Grâce à ce disque, ma vie a complètement changé, et j’ai pu voir la lumière, et pas seulement au bout du tunnel. Je vis dans la lumière, au sens littéral. À l’époque, je n’ouvrais pas les fenêtres, ni les rideaux, j’étais plongée dans une dépression qui ne disait pas son nom. Aujourd’hui, chez moi, je n’ai même pas de rideaux dans certaines pièces, pour mieux laisser entrer la lumière du jour. Je suis quelqu’un de très “cliché”, donc ce que je ressens à l’intérieur se voit à l’extérieur.
À la sortie de Gore, vous disiez vouloir évoquer ce qu’on ne veut pas voir du monde. Est-ce toujours le cas ?
Oui, cette forme d’humour noir fera toujours partie de moi. On oublie souvent la définition du mot “gore”. Ce sous-genre du cinéma d’horreur, qui suscite l’épouvante à cause de l’abondance de sang, est tellement violent qu’il en devient drôle. C’est ce que je voulais réaliser avec mon premier album. À la fin de tout ce que j’ai vécu, je me suis dit : “Il vaut mieux en rire qu’en pleurer.” Et malgré les drames, j’ai davantage ri que pleuré à la fin. Avec Iota, je suis aussi dans l’ironie en clamant que ce qu’il me reste de mes relations amoureuses, ça ne représente pas grand-chose.
Vos derniers clips (notamment Monsters qui rend hommage au réalisateur Miyazaki) et les noms des morceaux de votre disque, comme Hiroshima, s’inspirent du Japon. Qu’est-ce qui vous attire dans ce pays ?
J’ai grandi dans la culture japonaise, en lisant beaucoup de mangas et de littérature nipponne. Rien ne m’a davantage passionnée sur terre que les mangas, à part la musique. Je dois en avoir 3 000 chez moi. Plus largement, il existe au Japon une dichotomie énorme entre un côté extrêmement traditionnel et un aspect très futuriste, technologique, avec ces écrans disséminés partout dans Tokyo. On y trouve à la fois le calme et l’extravagance, la douceur et la violence. Si je me suis attachée à la culture japonaise, c’est peut- être parce qu’elle me rappelait la mienne. Il existe aussi une forme de dualité au Rwanda.
L’un des morceaux de Iota s’intitule Ciel. Êtes-vous quelqu’un de spirituel ?
Très. Ce titre est un message à Dieu, qui fait référence au symbole que je trace sur mon front : des mains levées vers le ciel. J’y chante que je crois à la vie éternelle car je pense que notre vie n’est pas seulement terrestre. J’aimerais vivre une expérience spirituelle après ma mort : devenir un ange ou quelque chose d’autre de beau, d’agréable et de calme. En attendant, j’essaie de créer un peu de cette douceur sur cette terre, mais ce n’est pas de tout repos. [Rires.]
Sur la chanson La Money, extraite de Iota, vous chantez : “Tu m’en voulais parce que je faisais plus de money.” Le succès vous a-t-il isolée ?
J’ai eu envie d’écrire ce morceau car on m’a quittée à cause de l’argent. Je voyais quelqu’un qui n’appréciait pas que je fasse plus de sous que lui. Venant de la rue, posséder enfin de l’argent était censé être une bonne nouvelle. Mais ça le renvoyait à ses propres insécurités. C’est quelque chose qui, j’ai l’impression, arrive souvent dans les couples, surtout quand il s’agit d’une relation homme-femme. L’homme se sent souvent déstabilisé car la société place encore la valeur de l’homme dans le fait de gagner de l’argent, d’être musclé, de ne pas pleurer… Ce constat m’a choquée car j’ai découvert le machisme dehors, à l’adolescence. Je ne l’avais jamais constaté chez moi. Je viens d’une famille où ma mère riait à table en criant : “Je gagne plus que votre père.” Et on en rigolait tous, notre père ajoutant, alors que je n’avais que 8 ans : “Vous voyez la femme incroyable qu’est votre mère. Elle gagne plus que tout le monde.” Il a toujours été très fier de ma mère, qui a grimpé les échelons en travaillant et en passant des masters, alors qu’il n’a jamais eu de fierté pour lui-même. Mon père vient d’une tribu africaine matriarcale. Ma mère était une princesse et, jusqu’à ses 14 ans, elle n’a pas marché. On la portait. Mon père vénérait la femme, car elle porte la vie.
Dans la chanson Autodéfense, vous dites : “Pour survivre, faut de la niaque/ Et des fois plus quand on est black.” En tant que femme noire, l’industrie de la musique a-t-elle été plus dure à votre égard ?
J’aurais aimé faire un autre constat, mais la société me semble moins dure aujourd’hui parce que je suis connue et que j’ai de l’argent. Désormais, je voyage en première classe dans l’avion. C’est l’élévation monétaire qui fait que je subis moins le racisme. Aux États-Unis, certains se moquent des rappeurs en disant : “Ils sont un peu idiots : dès qu’ils ont des thunes, ils achètent des chaînes en or.” Mais pour énormément de Noirs, l’émancipation passe par l’aspect financier. Arborer des signes ostentatoires de richesse découle de nos traumas. Ces objets nous protègent comme une carapace. On est traité différemment lorsqu’on porte une tenue luxueuse. Des Noirs se font tirer dessus quand ils font du jogging en vêtements de sport. Alors que si vous arrivez à un rendez-vous avec une veste de marque, on pense rarement avoir affaire à un voleur. Parfois, j’en suis à me dire que dans mes prières je devrais faire celle que tous les Noirs et toutes les personnes issues des minorités gagnent de l’argent pour ne plus avoir à subir le racisme. C’est la même chose pour les femmes. Si dans un bureau la CEO d’une entreprise arrive en robe à fleurs, elle ne dégagera pas la même énergie et n’aura pas droit au même respect que si elle arrivait en costume avec les cheveux plaqués en arrière et le regard sévère. En tant que femme, ma façon de m’habiller est une protection permanente. Quoi qu’on en pense, l’habit fait le moine. Pourquoi dois-je visiter une maison à louer vêtue comme si j’allais à un enterrement et pas en minijupe ?
Iota (Columbia Records) de Lous and The Yakuza, disponible en novembre 2022.