28 nov 2023

Qui est Eydís Evensen, la pianiste islandaise qui transforme l’amour et le chagrin en musique ?

Dans The Lights, son second album sorti au moi de mai, la pianiste islandaise Eydis Evensen développe un peu plus son répertoire classique et intemporel. À coups d’arpèges éthérés, elle évoque tour à tour le chagrin, l’amour et le dehors, comme une bande originale de lson île où les roches conversent avec les sources glacées. Numéro a rencontré la musicienne en Islande lors du festival Iceland Airwaves.

Numéro croise Eydis Evensen au festival Iceland Airwaves

 

Comme il fallait s’y attendre, la nuit est tombée très tôt sur Reykjavik. En cette fin d’après-midi de novembre, un froid sec s’est emparé de la capitale de l’Islande, pays insulaire de l’Atlantique nord dont les paysages insensés font encore rêver les touristes : des geysers, des sources brûlantes, des champs de lave et des volcans qui espèrent se réveiller un jour… Ce soir, une foule se presse devant Iðnó, la plus ancienne salle de bal de la ville située au bord du lac Tjörnin, “l’étang”, en français. L’Iceland Airwaves festival a donné le coup d’envoi de sa 24e édition. À l’origine, cet événement lancé en 1999 par IcelandAir, la compagnie aérienne locale, avait un objectif très simple : dynamiser l’activité touristique du pays. Avec le temps, il est devenu un véritable rendez-vous. Chaque année, au début du mois de novembre, le centre-ville de Reykjavík s’anime pendant trois jours et trois nuits et accueille des concerts un peu partout, des minuscules magasins de disques et musées d’art en passant par les bars branchés et les églises majestueuses. Près de 250 artistes se réunissent alors sous un même étendard, celui des musiques alternatives.

 

Le concert n’a pas encore commencé. À 21h40, on attend Jófríður Ákadótti, plus connue sous le nom JFDR. Pour l’instant, c’est donc le bar qui intéresse les mélomanes. Au comptoir justement, une jeune femme blonde au visage familier vient de commander deux pintes de bière. Une pour elle, l’autre pour Nick, son manager. On reconnaît alors Eydis Evensen, célèbre pianiste islandaise de 29 ans qui revient d’une tournée aux États-Unis et se produira elle aussi au festival Iceland Airwaves dans deux jours. Ce soir, elle ne fait que soutenir ses homologues en profitant au passage des concerts. Avant de parler musique, elle s’autorise une cigarette à l’extérieur de la salle. Dans le ciel, on aperçoit des aurores boréales. La pianiste éclate de rire. Elle découvre que les Français ne sont pas avares d’exclamations grossières lorsqu’il s’agit de s’émerveiller…

 

En 2021, Eydis Evensen défendait Bylur (“tempête de neige”), son tout premier album. La musicienne y transcrivait en musique les rudes hivers et les orages soudains de son Islande natale, comme si chaque note prenait la forme d’une goutte d’eau cristalline prête à se mettre en rogne pour déclencher une pluie diluvienne. La presse s’éprend aussitôt de ses compositions éthérées et réconfortantes qui profitent de l’élégance de l’ancienne mannequin. Malgré sa technique indéniable, Eydis Evensen ne cherche plus à montrer, à prouver, mais plutôt à fédérer autour d’ostinatos enivrants. Il en va de même pour The Lights, son second album de douze titres sorti au moi de mai. Ce disque intime révèle son répertoire classique et intemporel. C’est en arpèges qu’elle évoque tour à tour le chagrin, l’amour et le dehors, comme une bande originale de l’île où les roches conversent avec les sources glacées. Numéro a profité de cette rencontre inattendue pour poser quelques questions à Eydis Evensen. Rencontre.


 

L’interview de la pianiste Eydís Evensen

 

 

Numéro: Il paraît que la tempête est votre meilleure amie…

Eydís Evensen : Oh wow ! Ça commence fort…

 

Ne faites pas semblant, je sais pertinemment que vous avez une très belle histoire à me raconter…

Dans les années 80, la plupart des Islandais vivaient à Reykjavik mais profitaient aussi de leur maison secondaire, à la campagne. Moi, j’ai grandi à Blönduós, un village du nord-ouest de l’Islande, au bord de l’Húnafjörður, sur la péninsule de Skagi. Les conditions météorologiques y étaient souvent affreuses : des vents très forts voire des tempêtes et beaucoup de neige. Nous devions souvent nous éclairer à la bougie parce que l’eau et l’électricité avaient été coupés. Alors on jouait du piano et on lançait des parties de cartes. Avec le temps, la tempête a fini par faire intégralement partie de ma vie : entendre les hurlements du vent, regarder par la fenêtre et voir l’orage se rapprocher, se sentir piégé à l’intérieur de sa propre demeure… Cela me procure une émotion indescriptible.

 

La musique est différente ici, en Islande. Elle semble plus… organique.

C’est ça la beauté de l’Islande ! Non seulement nous sommes une petite population capable de proposer une myriade de genres musicaux différents mais, vous avez raison, il y a aussi un “son islandais”. Il est évidemment enraciné dans Björk et Sigur Rós, cette sorte de musique souterraine qui pourrait provenir directement de l’eau. Comme si nos compositions découlaient directement de la nature.


Cette signature musicale se transforme-t-elle en malédiction qui vous empêche d’exporter votre musique à l’étranger?

Je ne vais pas vous mentir, s’extirper de l’Islande est un véritable défi. Au début en tout cas. Mais aujourd’hui, la musique islandaise est plus attractive qu’auparavant, surtout depuis le tourisme a explosé. Nous l’avons utilisé à notre avantage. Et puis, dans la vie, si vous voulez quelque chose, vous pouvez l’obtenir ! Si c’est le marché européen que vous visez, ou même les États-Unis, il vous suffit simplement d’élaborer une stratégie sur le long terme. Ici, nous avons un bureau entièrement dédié à l’exportation des créations islandaises. Sigtryggur Baldursson fait partie du comité et propose d’excellente consultations [le batteur du groupe de pop rock islandais The Sugarcubes dont faisait partie Björk.]

 

Il doit avoir énormément de travail : 90% des gens que j’ai rencontré ici étaient musiciens. Est-ce une condition sine qua non pour obtenir la nationalité islandaise ?

Je crois que c’est simplement ancré dans notre culture. La mythologie de l’ère viking tourne toujours autour de la narration : la maison était utilisée pour passer le temps et raconter des histoires aux générations futures. À l’école maternelle, on vous fait immédiatement chanter avec une banane en guise de microphone. Vous avez à peine trois ans et vous êtes déjà hypnotisé ! Plus tard, à l’école primaire, on vous enseigne la musique. Tout le monde est occupé en permanence.

Comment décririez-vous votre musique à quelqu’un qui ne vous connait  absolument pas ?

Je pense que ma musique ouvre une porte vers un espace de rêve où les images se bousculent. Ces images peuvent être positives ou négatives, c’est comme vous voulez. En tout cas c’est un espace de liberté qui vous pousse à vous poser des questions que vous ne vous étiez jamais posé auparavant.


Est-elle la traduction sonore de vos traumatismes ?

Non, plutôt de mes souvenirs. Tomber amoureux n’est pas un traumatisme. Mais je vous accorde que le piano a toujours été mon thérapeute.


Vous composez pour vous-même comme si vous écriviez dans un journal intime ?

Oui, je crois que je compose d’abord et avant tout pour moi-même. Mai j’ai écrit une pièce pour mon petit neveu auquel on a malheureusement diagnostiqué un cancer récemment… Cette pièce, elle était pour lui. Rien que pour lui. D’autres morceaux ont été inspirés par d’anciens amoureux ou par mon partenaire actuel. Je pense qu’il est très important de se confronter à la tristesse. Ne la rangez pas dans une boîte, au contraire, partagez-la.


Avez-vous conservé une part d’erreur dans vos compositions ? Parvenez-vous à apprécier les anomalies ?

Oui, certainement. Cette expérimentation et cette folie sont toujours ancrées en moi. Parfois, vous avez juste besoin de vous autoriser à être un peu plus fou et à sortir de votre zone de confort. En ce qui me concerne, cela crée une étincelle qui me fait aller là où je ne suis jamais allée auparavant. Et c’est une partie importante du processus créatif. Vous devez être prêt à vous ridiculiser. Accepter l’erreur et les mélodies horribles qui vous feront emprunter un chemin inattendu. C’est ça, le processus créatif.
 

Je crois savoir que vous avez été particulièrement déçue par le monde de la musique classique. C’est presque un comble pour une pianiste…

Je ne crois pas que “déçue” soit le terme approprié. Disons plutôt que j’ai été très étonnée par la mentalité “vieille école”. J’avais l’impression de toujours devoir impressionner les gens et, surtout, mon professeur. Il fallait toujours jouer de la bonne façon sinon ce n’était pas correct. Pourquoi ne pourrais-je pas interpréter ma musique comme je l’entends ? En fait, en y réfléchissant bien, je crois que vous avez raison : la déception est le bon mot. Donc je suis partie. Je pouvais enfin jouer ma musique comme je le souhaitais. Et puis, je ne vous cache pas qu’être une femme dans cet univers n’est pas chose aisée. Nous devons porter des talons pendant les concerts lorsque les hommes, eux, enfilent un costume et des chaussures confortables, évidemment. Vous pensez-vraiment que je joue mieux dans une robe de soirée ?

 

The Light (2023) d’Eydís Evensen, disponible.