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Quels sont les meilleurs albums de 2022, de Rosalía à Beyoncé ?
De l’échappée disco-house de Beyoncé au R’n’B aventureux de SZA en passant par la pop mutante de Rosalía, Numéro dévoile son classement des meilleurs albums de l’année 2022.
1. « Motomami » de Rosalía
Dans une interview accordée au New York Times, la chanteuse Rosalía dit vouloir entendre des sonorités qu’elle n’a jamais entendues auparavant quand elle imagine un nouvel album. C’est ce qui semble l’avoir animée tout au long de la création de l’imprévisible Motomami. L’artiste – accompagnée par ses différents producteurs – y croise plusieurs genres musicaux comme la pop, le flamenco, le hip-hop, l’indus, l’électro, la champeta (style musical colombien issu des communautés afro-descendantes des quartiers marginaux de Carthagène des Indes), la bachata (musique dansante originaire de République dominicaine), le jazz et surtout le reggaeton. Comme un retour aux sources, la chanteuse s’est beaucoup inspirée de la musique latine sur laquelle elle a dansé avec ses cousins durant son enfance. Mais elle lorgne aussi du côté du Japon (l’un de ses nouveaux morceaux se nomme Chicken Teriyaki) et des pays anglo-saxons pour élaborer une esthétique mutante qui doit autant au passé qu’au futur. Elle sait également passer, d’un revers d’ongle-griffe, d’un registre ludique à une atmosphère plus mélancolique. Plus impressionnant encore, l’auteure-compositrice ne cède jamais à la facilité et innerve tous ses titres de trouvailles sonores expérimentales… Sans renoncer à l’art de la mélodie accrocheuse. Une gageure qui achève d’installer la Catalane en petite sœur intrépide d’artistes visionnaires tels que Björk, M.I.A. et Madonna.
2. « Renaissance » de Beyoncé
Qu’elle rappe ou qu’elle chante, la voix de Beyoncé a rarement été aussi suave. Et les textes de Renaissance sont souvent très osés, à l’image de cette phrase sexplicite tirée d’Alien Superstar : “Keep him addicted, lies on his lips, I lick it. » Mais Beyoncé n’a pas seulement comme intention de faire se déhancher et s’accoupler la planète entière sur des chansons ultra sexy, décomplexées et fun. Les paroles anticapitalistes de Break My Soul l’ont imposée comme la prêtresse de « la grande démission« , un mouvement social apparu au début de la pandémie aux États-Unis et dont TikTok s’est fait le témoin privilégié. De nombreux salariés américains, déçus par le manque de sens de leur travail, se sont mis à démissionner en masse.
Sur ce tube, la chanteuse invite à travailler moins, voire à quitter son job, ce qui aurait motivé un grand nombre de ses fans à déposer leur démission sur le bureau de leur patron, selon des témoignages publiés sur Twitter. Un autre morceau extrait de Renaissance s’intitule America has a Problem, ce qui peut se comprendre comme une allusion aux violences policières et au racisme qui sévissent dans le pays même si le titre fait référence au morceau samplé sur la chanson, Cocaine du rappeur américain Kilo Ali, qui parle plus de drogues que de thématiques de société.
Face à un contexte difficile (guerre en Ukraine, pandémie, maintien des injustices sociales et raciales, recul des droits des femmes…), Beyoncé trône, sur la pochette de Renaissance, sur un cheval lumineux et en corset métallique, comme la reine et la guerrière qu’on attendait tous. Une héroïne libre, flamboyante et fière qui nous invite le monde à communier sur sa house cathartique, au son de sa voix surpuissante. Même si on n’arrête pas de travailler, comme nous y enjoint Break My Soul, il sera difficile dans les jours qui suivent de faire autre chose que de danser sur ces hymnes consolateurs.
3. « Stay Close to Music » de Mykki Blanco
Sorti au mois de juillet, le titre hypnotique de la rappeuse américaine non-binaire Mykki Blanco en duo avec Kelsey Lu, French Lessons, annonçait déjà un album de grande classe. C’est définitivement le cas. Intitulé Stay Close to Music, le nouvel opus de la poétesse américaine brouille une nouvelle fois les genres et propose un hip-hop expérimental jubilatoire mêlant tour à tour le grunge, le punk et la trap. On y retrouve des invités de prestige à l’instar du poète Saul Williams – proche du regretté Virgil Abloh –, de Michael Stipe, le chanteur de R.E.M., d’Anohni (ex-Antony and the Johnsons) ou encore de l’Américano-vénézuélien Devendra Banhart. Un album, riche, complexe, expansif et aventureux à l’image de sa productrice, icône LGBTQ+ qui célèbre les expériences queer et trans tout en incarnant pleinement notre époque, celle où Internet a dynamité les frontières, notamment entre mainstream et underground. Mykki Blanco a compris, que le meilleur moyen de s’imposer dans l’esprit du public est d’être présent partout et tout le temps. Une viralité créative qui se déchaîne de ses vidéos jusqu’à ses shows insensés…
4. « And In The Darkness, Hearts Aglow » de Weyes Blood
Une voix ensorcelante proche de celle de Joni Mitchell, un charisme chamanique digne de celui de Kate Bush et l’aura d’une actrice évoluant dans le cinéma indépendant américain… À la loterie des dons, la chanteuse, songwriteuse et musicienne californienne Natalie Mering alias Weyes Blood a laissé très peu d’atouts aux autres. Après l’étourdissant et acclamé Titanic Rising (2019), l’artiste née à Santa Monica (installée à Los Angeles) et âgée de 34 ans sort ce vendredi son cinquième en studio, le puissant And In The Darkness, Hearts Aglow. Ce disque de pop-folk épique, baroque et sublime décrit un monde en perdition, meurtri par les algorithmes et le chaos climatique. Sa voix, l’une des plus belles habitant actuellement un corps animé, apparaît comme un phare dans la nuit. La beauté de son organe aux vertus élégiaques, couplée à des mélodies orchestrales enlevées, prouve, à elle-seule, qu’on a raison de continuer à se battre dans un environnement plus que tourmenté.
5. « Mr. Morale & The Big Steppers » de Kendrick Lamar
Fantasmé et déifié, Kendrick Lamar est une hallucination collective, le père spirituel de ceux qui n’en ont pas comme de ceux qui attendent, désespérément un “je t’aime” du leur. Il est l’artiste capable de faire sortir Beth Gibbons, la chanteuse de Portishead à la voix angélique, de son mutisme et de l’associer, sur le même disque, au très controversé Kodak Black, libéré de prison après trois ans pour port d’armes illégal et récemment poursuivi pour viol. Le chanteur qui a l’audace de mettre en scène une scène de ménage ultra violente en citant sa propre femme, Whitney Alford (créditée en tant que narratrice sur le titre We Cry Together) et qui frôle la limite du supportable avec un concentré d’insultes et de rage.
Celui qui va jusqu’à entamer une plaidoirie sur le consentement et accuse le sexe opposé de “jouer les innocentes”, les taxant de “fausses féministes” et glissant sur le terrain miné des affaires Weinstein et R. Kelly. Il replonge dans ses souvenirs de jeunesse, ses premiers émois charnels contrariés, son addiction au sexe, ses expériences avec des femmes blanches et le racisme qui en a découlé chez lui… Il taxe les patriarches, qui, incapables d’exprimer leur tendresse, élèvent des fils qui souffrent de daddy issues. Ces enfants, comme Kendrick Lamar, n’ont d’autre choix que la sobriété pour être clairvoyants et, une fois devenus pères à leur tour, s’en remettent à des maîtres à penser – ici Eckhart Tolle, un écrivain plusieurs fois crédité en tant que narrateur.
6. « SOS » de SZA
Depuis 2017, l’année de la sortie de son puissant premier album Ctrl (triple disque de platine), on attendait impatiemment que la chanteuse Solána Imani Rowe alias SZA, ressorte un opus. Même si entre-temps, l’auteure-compositrice-interprète de R’n’B américaine âgée de 33 ans a sorti plusieurs singles (avec Kendrick Lamar et Doja Cat), elle semblait avoir du mal à repasser au long format. L’artiste faisait-elle face à une panne d’inspiration ? La sortie de SOS le 9 décembre dernier envoie valser cette hypothèse. Ambitieux, soyeux et sensuel, ce nouveau disque rappelle en 23 titres que SZA est toujours l’une des chanteuses de R’n’B les plus passionnantes du moment. Portée par des collaborations audacieuses (telle que la musicienne de rock indépendant Phoebe Bridgers) et une voix capable d’émouvoir les plus cyniques, SZA parvient à transformer sa mélancolie et ses peines de cœur en hymnes pop, rap, R’n’B et même parfois rock qui parleront à beaucoup de monde. SOS est sans doute l’un des plus beaux albums de 2022, et sa pochette, qui rend hommage à une célèbre photo de Lady Diana, l’une des plus émouvantes de l’année.
7. « It’s Almost Dry » de Pusha T
N’y allons pas par quatre chemins. It’s Almost Dry, le quatrième album solo du rappeur né dans le Bronx et assimilé au genre « coke rap » (un rap influencé par les substances illicites), Pusha T, est un blockbuster. Produit par les superstars Kanye West et Pharrell Williams, le nouveau disque de l’ennemi juré de Drake et ex-dealer résonne comme un morceau de bravoure en termes de textes gangsta inspirés (sur la pauvreté, la drogue et les vêtements de luxe), d’instrumentations luxuriantes et de flow efficace. Pour l’épauler dans cette épopée urbaine sans temps mort, le rappeur de 44 ans, ex-membre du groupe Clipse, n’a invité presque que des pointures : Jay-Z, Kid Cudi, Lil Uzi Vert, Don Toliver, Nigo et Labrinth.
Mais celui qui se définit comme le « Martin Scorsese du rap qui parle de la rue » lorgne aussi vers d’autres horizons que le hip-hop, son terrain de prédilection depuis vingt-cinq ans. Sur l’impressionnant Dreamin of the Past (sur lequel rappe Ye), on entend un sample de l’auteur-compositeur-interprète soul culte des années 60 et 70 Donny Hathaway, une relecture du Jealous Guy de John Lennon ainsi qu’une référence (textuelle) au groupe de rock alternatif de San Francisco Third Eye Blind. Autre moment émouvant de l’album ? Le sublime Just So You Remember, qui se base sur le morceau psychédélique des années 70 Six Day War du groupe de rock anglais Colonel Bagshot. Un chef-d’œuvre dépouillé, lancinant et poignant déjà entendu auparavant chez le pionnier du hip-hop expérimental DJ Shadow.