Pourquoi “Magdalene” de FKA twigs est l’album de l’année
Après presque cinq ans d’absence et une sortie repoussée plusieurs fois, FKA twigs a enfin dévoilé vendredi dernier son deuxième album : Magdalene. En neuf titres, l’auteure-compositrice-interprète britannique prouve sans hésitation que le résultat valait l’attente, transportant les auditeurs dans une odyssée émotionnelle où elle apparaît plus vulnérable et puissante que jamais. Retour sur les ingrédients qui font le succès d'un nouvel opus aussi surprenant que magistral.
Par Matthieu Jacquet.
Une réappropriation du corps et de l’intimité
Si le premier album de FKA twigs LP1 parlait de son entrée dans l’âge adulte, comme elle l’explique elle-même lors d'une récente interview avec Zane Lowe, Magdalene semble quant à lui signifier une véritable prise de maturité, autant physique, professionnelle qu’émotionnelle, liée à de nouvelles responsabilités. Portée comme un étendard dans cet album, la fragilité si apparente de l’artiste n’est pas sans lien avec les récents tourments de sa vie personnelle : une relation amoureuse très médiatisée avec Robert Pattinson, qui lui a valu une exposition difficile à endurer jusqu’à subir des injures racistes, mais également des problèmes de santé qui ont nécessité l’extraction de tumeurs utérines. Lourde et handicapante, cette opération représenta une véritable atteinte à son intimité féminine, l’amenant à reprendre le contrôle de son propre corps. Dès lors lui vient en tête le morceau Cellophane, dont l'idée de vidéo motive presque instantanément son apprentissage de la pole dance. Premier titre de l’album qu’elle écrit, celui-ci devient la porte d’entrée vers une nouvelle exploration de son intimité, que l’artiste se réapproprie peu à peu. “Aujourd’hui, je ne me suis jamais sentie aussi jeune”, confie la chanteuse à Zane Lowe. “C’est comme si j’avais un petit enfant qui vivait en moi.”
L’émotion à son apogée
Cette expression de son moi profond par la musique, FKA twigs est toutefois loin d'y être étrangère : dès ses deux premiers EP, la chanteuse racontait avec poésie le désir et les sentiments qui la traversaient, une introspection sensuelle et sexuelle qui devenait d’autant plus explicite et transparente dans son premier album LP1, bien que toujours guidée par son phrasé élégant et éthéré. Cinq ans plus tard, Magdalene amorce un autre volet de cette vulnérabilité : la contemplation mélancolique de ses amours déchues, et l’espérance presque idéaliste de celles à venir. Tantôt métaphoriques, tantôt littérales, les paroles détaillent au fil des titres une méditation qui s’adresse souvent à un “tu” – incarnation de l’amant universel ou du dialogue de l’artiste avec elle-même? Le texte de Holy terrain semble pencher plus nettement vers la première option : “ Will you still be there for me, once I'm yours to obtain? / Once my fruits are for taking and you flow through my veins? / Do you still think I'm beautiful, when my tears fall like rain? / My love is so bountiful for a man who is true to me” (Seras-tu encore là quand je serai à ta portée ? Quand mes fruits seront à prendre et que tu couleras dans mes veines ? Me trouves-tu toujours belle quand mes larmes tombent comme la pluie ? Mon amour est empli de bonté envers un homme qui m’est sincère).
Une épopée vocale
Aussi touchantes que personnelles, les paroles de Magdalene doivent avant tout leur impact à la voix de la chanteuse qui illumine chacun des neuf morceaux. Plus claire, puissante et maîtrisée que jamais. A Thousand Eyes, le titre d'ouverture de l'album, lui donne le la : une polyphonie qui commence a capella, non sans rappeler des chants grégoriens qui résonnent dans une église. À l’écoute de morceaux comme Home with you et Sad day, il n’est pas non plus surprenant de penser aux envolées lyriques d’une Kate Bush, et pour cause : en écrivant ce nouvel opus, l’artiste britannique dit avoir replongé dans le chant d’opéra, dont elle avait commencé l’apprentissage alors qu’elle était encore enfant. Auparavant plus timide et léger, s’effaçant parfois derrière son souffle ou les arrangements des morceaux, le timbre de FKA twigs semble ainsi beaucoup plus affirmé ici – un résultat notable de son travail de technique vocale sur les cinq dernières années.
Une production affûtée
Avec son premier EP, FKA twigs s’établissait dans une nouvelle vague musicale, fusionnant les influences du R’n’B des années 2000 avec une pop éléctro plus expérimentale. Ce genre hybride connait son apogée avec son troisième EP M3LL155X, une production audiovisuelle épatante qui actait la rencontre de ces codes musicaux très familiers avec l’innovation dans la structure et les sons. En laissant toujours la voix au premier plan et en maintenant un rythme plus lent et contemplatif, Magdalene semble s’éloigner de ce dernier tropisme musical : Holy Terrain, en featuring avec Future, restera certainement son titre le plus enlevé – d’aucuns diront le plus “commercial” –, et celui qui s’inscrit le plus dans la continuité de son précédent EP. Pour autant, le reste de l'album semble poursuivre la quête d’innovation de FKA twigs : l’artiste a notamment fait appel au grand musicien et producteur Nicolas Jaar pour co-produire la plupart des titres, mais également à Skrillex, Cashmere Cat et même Arca. Le morceau Mary Magdalene, sans doute le plus magistral de l’album, manifeste la justesse de cet équilibre entre la voix et les arrangements grâce notamment à une outro instrumentale exceptionnelle.
Marie-Madeleine, de l’idole à l’alter ego
Impossible de parler de l’œuvre de FKA twigs sans évoquer sa direction visuelle, l’artiste étant toujours très attentive à incarner au mieux sa musique. Pour ce deuxième album, c’est à la figure biblique de Marie-Madeleine que la Britannique s’est référée : longtemps humiliée et condamnée par sa condition de prostituée pécheresse, cette fidèle disciple de Jésus fut selon les Évangiles le premier témoin de sa résurrection. Inspirée par ce personnage au point d'en tirer le nom de son album, FKA twigs se plaît à l’interpréter elle-même, se parant de robes d’époque comme pour mieux rentrer dans sa peau. Pour la pochette ainsi que tous ses visuels de Magdalene, elle collabore une fois de plus avec l’artiste Matthew Stone, son fidèle ami depuis leur rencontre avant même que le projet FKA twigs ne voie le jour. La chanteuse y apparaît partiellement métamorphosée dans une sculpture difforme, suspendue entre le réel et la fiction. Lors de ses apparitions, elle revêt désormais les créations à la frontière du romantisme, du baroque et du médiéval imaginées par Ed Marler : dans son nouveau live sensationnel et extrêmement travaillé, elle change cinq fois de tenues, jusqu'à se mettre en scène telle une madone appelant à la prière. “Magdalene parle de trouver ma voix au-delà des murmures de la société”, décrit la chanteuse à Zane Lowe. Un chef d’œuvre qui confirme définitivement son statut d’icône de notre génération.
FKA twigs, Magdalene, disponible depuis le 8 novembre chez Young Turks.