11 juin 2020

Pourquoi l’industrie musicale rejette le terme “urbain”

Republic Records, le label de Drake et d’Ariana Grande, annonçait la semaine dernière bannir le terme “urbain” de son répertoire. Une mesure rapidement imitée par des radios américaines, d’autres maisons de disques, et surtout, les Grammy Awards, qui avait déjà été pointés du doigt par le rappeur Tyler, The Creator pour la catégorie du meilleur album urbain. Mais pourquoi, exactement, faut-il en finir avec cette expression ?

Le 2 juin, des milliers de carrés noirs envahissent Instagram, balayant photos à la plage, toasts à l’avocat et tenues du jour. Intitulé Black Out Tuesday, ce mouvement est né de l’initiative des cadres Brianna Aguemang (de l'agence de management Platoon) et Jamila Thomas (du label Atlantic Records), et instigatrices du #TheShowMustBePaused. Face au meurtre de George Floyd et aux récentes manifestations qui ont secoué les États-Unis et le monde entier, plusieurs membres de l’industrie musicale ont souhaité mettre leur activité en pause, afin de réfléchir à leur situation.   

 

Une lettre ouverte à l'industrie musicale

 

Quelques jours après cette initiative, les organisations #TheShowMustBePausedUK et Black Music Coalition ont rédigé une lettre ouverte à l’intention des PDG, présidents et dirigeants des trois grandes maisons de disques, en plus de Spotify, Apple, Amazon, Live Nation, BMG, Vevo et d’autres. La lettre comprend une liste de cinq propositions à mettre en œuvre, parmi lesquelles la déconstruction de biais inconscients pour tous·tes les employé·es non-noir·es, ainsi que la fin de l'usage de la catégorisation “musique urbaine”, au profit de la dénomination “musique noire”. Celle-ci fait écho à la décision du label Republic Records, de ne plus utiliser l'expression “urbaine” pour qualifier les genres rap et R’n’B.

 

L'industrie de la musique a longtemps profité de la culture riche et variée des Noirs pendant de nombreuses générations, mais dans l'ensemble, nous estimons qu'elle n'a pas su reconnaître le racisme structurel et systématique qui touche la même communauté noire et qui, de fait, apprécie le rythme et ignore le blues”, peut-on lire dans cette lettre. “Nous estimons qu'en tant qu'industrie, nous ne pouvons pas continuer à en profiter et à en tirer profit, tout en continuant à ignorer les problèmes de la communauté dont nous profitons tant, problèmes qui touchent beaucoup trop de nos artistes d'une manière ou d'une autre”.

 

En 2018, UK Music commande un rapport sur la diversité. Les minorités ethniques ne représentent alors que 17,8 % des rôles au sein de l'industrie musicale britannique, alors que 25,9 % des travailleurs âgés de 16 à 24 ans sont issus d'une minorité ethnique. Ce nombre diminue régulièrement pour atteindre seulement 11,4 % dans la tranche d'âge des 45 à 64 ans, ce qui indique une faible représentation aux niveaux supérieurs.

Musique noire vs. musique urbaine

 

En outre, ce que ces organisations reprochent au terme “urbain”, c’est son aspect fourre-tout. Depuis les années 1970, la musique urbaine sert à décrire tout autant de genres musicaux que sont le hip-hop, la grime, le R’n’B et le rap… soit toutes les musiques noires. “Je méprise le mot urbain. Je connais des artistes qui font du hip-hop, de la grime ou du rap. Je ne connais personne qui fasse de la musique urbaine” déclarait DJ Semtex, un podcasteur et présentateur radio.

 

Le terme aurait vu le jour en 1974, lors de la création de la station de radio WBLS à New York. C’est dans la bouche du DJ Frankie Crocker que l’on entend pour la première fois parler de musique urbaine, afin de définir l’étendue du spectre musical joué sur sa station, de James Brown à Doris Day. La raison est simple. Le terme urbain permettait alors de séduire les annonceurs, selon lesquels la “musique noire” n'atteindrait pas un public assez large pour satisfaire des objectifs mercantiles. Ainsi, le mot permet aux stations de radio de vendre des publicités à des entreprises rebutées par le mot “noir”. La forme de racisme est subtile, mais dangereuse. Whitney Boateng, promoteur de Metropolis Music, ajoute : “Noir n'est pas un gros mot. Dire “musique noire” ne signifie pas que les personnes qui ne sont pas noires ne sont pas incluses – cela signifie simplement que vous donnez du crédit au genre actuel, à ses créateurs et à ses ancêtres”.

 

 

Je n'aime pas le mot urbain. C’est juste une façon politiquement correcte de me dire n*gga.”

 

 

Aujourd’hui, l’expression est dépassée, en plus d’exclure les artistes noirs. L’exemple des Grammy Awards est frappant : la catégorie dédiée à la musique urbaine est généralement remportée par un artiste noir. Mais ces mêmes artistes noirs se trouvent de fait exclus des catégories plus importantes, telles que l'album de l'année. Tyler, The Creator s’en offusquait lors de la dernière cérémonie : “Je n'aime pas le mot urbain. C’est juste une façon politiquement correcte de me dire n*gga”. Pourtant, lors que l’on sort de la musique, il est intéressant de remarquer que le terme urbain disparaît. On parle, par exemple, de cinéma noir, et non de cinéma urbain.

 

C’est le label Republic Records, entre autres, qui en premier, a déclaré abandonner le terme, ce vendredi 5 juin, sur ses réseaux sociaux. Propriété de la plus grande major du monde, Universal Music Group, la maison de disques compte parmi ses artistes Drake et The Weeknd. Rapidement, plusieurs acteurs de l’industrie musicale ont suivi l’exemple, de la radio américaine HeartMedia Inc à Warner Music, troisième plus grande maison de disques au monde, en passant par les Grammy Awards, qui ont déclaré supprimer la catégorie du “Meilleur album contemporain urbain”, qui devient le “Meilleur album de R’n’B”. Directrice du marketing chez Virgin EMI/Universal Music Group, Afryea Henry-Fontaine, qui a participé à la rédaction de la lettre ouverte, déclarait récemment : “C'est un engagement de longue date que nous avons pris, et il s'agit de faire avancer la conversation. Il s'agit d'évaluer cette compréhension et de travailler avec les équipes internes pour faire et faire avancer un changement durable”.