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Les confessions de Mustafa (the Poet) : “J’ai toujours écrit des poèmes au rythme des balles qui ricochaient sur le sol”
Disponible depuis ce vendredi 27 septembre, le premier album de Mustafa (the Poet) mêle folk de chambre, R’n’B feutré et mélodies du Moyen-Orient. L’artiste de Toronto y évoque sa dévotion religieuse et les traumatismes d’une jeunesse marquée par la violence des gangs.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Les poèmes contemporains de Mustafa
Notre entretien avec Mustafa Ahmed ne pouvait débuter autrement que par un poème. En pleine conversation, il s’est tu, subitement. Comme s’il fallait forcément qu’un silence assourdissant introduise sa déclamation.
“This is the first thing
I have understood:
Time is the echo of an axe
Within a wood.”
XXVI de Philip Larkin.
Autrefois surnommé Mustafa the Poet, le chanteur, compositeur et cinéaste soudano-canadien de 28 ans a finalement réduit son pseudonyme à un simple prénom. Le sien. Celui qui a grandi à Regent Park, le quartier est du centre-ville de Toronto (Canada), se souvient surtout des rires des enfants qui jouaient dehors, du crissement des pneus des véhicules… et des fusillades qui éclataient juste sous sa fenêtre.
Autrefois auteur pour The Weeknd, Justin Bieber ou Camila Cabello, l’artiste défend cette année son premier album intitulé Dunya, une expression que l’on peut traduire de l’arabe par “le monde dans tous ses défauts”. Aux côtés de Rosalía, Daniel Caesar, Clairo ou encore Nicolas Jaar, il y mêle folk de chambre, R’n’B feutré et mélodies du Moyen-Orient en évoquant sa dévotion religieuse, les traumatismes de sa jeunesse et la violence furieuse des gangs. Un disque biographique que Mustafa envisage comme le miroir de son époque. Rencontre.
Rencontre avec Mustafa, l’artiste qui défend son premier album Dunya
Numéro : Comment votre enfance a-t-elle inspiré vos compositions ?
Mustafa : Cet album est une sorte d’autoportrait audio dans lequel je m’efforce d’interroger la vie… J’ai toujours aimé raconter des histoires sans me restreindre à une seule discipline. En dépit de la poésie, je pense que la musique reste ma favorite car elle ne se limite jamais à une langue ou à un stylo. On peut transmettre une seule et même idée à l’aide d’innombrables éléments. Pendant longtemps, j’avais du mal à m’exprimer, comme si je ne parvenais pas à communiquer de façon efficace…
Un événement a-t-il radicalement changé votre rapport à l’art ?
Oui, la mort d’Ali, l’un de mes amis de Regent Park. Son assassinat a transformé ma façon d’écrire et changé mon rapport au monde. J’avais déjà perdu des proches avant lui [son frère Mohamed Ahmed a été tué par balle à Toronto en 2023], mais Ali était le seul auquel j’avais confié ma crainte de le perdre un jour… Je lui disais constamment que j’avais peur. Peur qu’il parte pour de bon. Alors les regrets se sont inévitablement mêlés au chagrin. Comme si tout était déjà écrit. Comme si c’était inéluctable.
Peu après la disparition de votre frère, vous avez publié le message suivant sur les réseaux sociaux : “Je déteste cette ville.” Comment parvenez-vous à contenir la haine et la violence qui sommeillent en vous ?
Je déteste surtout ce que mon quartier a produit. C’est tout un système que je hais profondément. Vous savez quoi ? Je vois le pacifisme comme un privilège. La plupart des gens de mon quartier ont grandi dans cette violence sans avoir le choix. Elle était constante et implacable. Et c’est de là que je viens… La société exige des personnes racisées qu’elles excellent en permanence. Pourtant, c’est bel et bien le système en place qui nous cause du tort : lorsque nous subissons la violence, nous sommes aussitôt jugés sur notre capacité à pardonner, à rejeter la haine, à refuser la vengeance. D’autres communautés peuvent, elles, s’engager dans une vendetta sans que cela ne soit un réel problème…
Quelle place la religion prend-elle dans votre art ?
Beaucoup de gens aimeraient croire qu’il y en a une… Mais, selon moi, certains préceptes issus de l’islam sont volontairement flous. Les quatre grandes écoles de pensée dans l’islam ont toutes conclu, à l’unanimité, que l’utilisation des instruments de musique – et la musique sous toutes ses formes – reste prohibée. De nombreux musulmans ne réalisent toujours pas que ces écoles de pensée prônent peut-être quelque chose d’incorrect. Pourquoi ne pas suivre les modèles historiques tout en acceptant aussi qu’il puisse exister de nouvelles écoles de pensée ? En ce qui me concerne, je suis très influencé par les théologiens Ibn Hazm et Al-Qurtubi. D’autres écoles de pensée, même si c’est une opinion minoritaire, autorisent, elles, la pratique de la musique. Les musulmans les plus conservateurs refusent encore d’accepter que l’on puisse vivre sa foi différemment des autres. Il y a beaucoup de choses en lesquelles les musulmans croient et avec lesquelles je ne suis pas du tout aligné, mais je ne me permettrais jamais d’imposer mon propre système de croyance.
Avez-vous déjà été blessé par des critiques ?
Toutes les remarques liées à l’islam me blessent vraiment. Je ne me soucie pas vraiment de ce que les gens disent de ma musique. Moi-même je n’apprécie pas la plupart des créations musicales…
Que voulez-vous dire par là ?
Qu’il existe de nombreuses formes de musique avec lesquelles je ne me sens tout simplement pas connecté. Donc, si certains ne se sentent pas liés à la mienne, cela fait complètement sens pour moi. Les gens déforment souvent mes propos. Lorsqu’ils évoquent mes différentes perspectives, ils le font souvent de façon malhonnête. Ça, ça me fait vraiment mal.
Avez-vous l’impression d’avoir fait beaucoup d’erreurs dans votre carrière ?
Absolument.
Quel genre d’erreurs ?
Si je pouvais revenir en arrière, maintenant, il y a certaines conversations auxquelles je n’aurais jamais participé et certains artistes avec lesquels je n’aurais jamais composé de morceaux. Je vais en rester là, vous n’en saurez pas davantage…
Quelle est la chose la plus difficile à vivre pour vous dans l’industrie musicale ?
J’ai de plus en plus de mal avec les artistes qui se prennent pour des dieux. C’est un complexe très inquiétant. J’essaie de m’éloigner d’eux le plus possible.
Dans la plupart de vos clips vidéo, vous utilisez l’imagerie du hip-hop pour illustrer des morceaux extrêmement calmes et doux. En quoi trouvez-vous ce déséquilibre intéressant ?
Ce n’est même pas une question de juxtaposition. Lorsque j’étais plus jeune, j’écoutais de la musique folk américaine et j’écrivais de la poésie au au rythme des balles qui ricochaient sur le sol. Je croisais chaque jour des femmes en pleine rechute et des toxicomanes avec une bouteille de bière à la main. Pourtant, j’essayais de maintenir une certaine forme de douceur autour de moi. Finalement, je crois que je suis content d’avoir pu vivre dans cette sorte de dichotomie. Cela me permet de mieux la présenter au monde.
Après tout ce que vous avez traversé, avez-vous développé une sorte d’addiction à la tristesse ?
Compte tenu de la violence qui m’a été infligée, c’est un miracle que je ne sois pas triste tout le temps, perdu entre la rage et les pensées suicidaires. J’ai appris à gérer mon chagrin. Je crois que j’aimerais simplement trouver un moyen de ressentir de la joie sans me sentir coupable. Comme si chacun de mes rires était l’extension de ceux de ma communauté toute entière.
Comment l’art peut-il jouer un rôle dans la construction et le renforcement des communautés marginalisées ?
Aujourd’hui, la politique n’est qu’une tactique de distraction, un moyen de détourner l’attention des intentions génocidaires ou de la totale indifférence. Comme si nous n’étions que des pions… L’art peut soutenir les gens dans les communautés urbaines simplement en étant plus présent et en servant de thérapie. En ville, il est facile d’avoir l’impression que rien n’a été fait pour vous.
Dunya (2024) de Mustafa, disponible.