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Les secrets de Yaron Herman, le pianiste capable d’improviser 4 heures sur scène
Sur les traces de John Coltrane, Miles Davis ou Keith Jarret, le pianiste Yaron Herman compose en temps réel et raconte des histoires musicales éphémères. Collaborateur d’Oxmo Puccino, compositeur pour Hermès ou Free, amateur de George Gershwin, de Sting ou de Sufjan Stevens… il livre à Numéro les secrets de ses longs concerts entièrement improvisés.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Yaron Herman le reconnaît, la pénombre crée une intimité particulière avec son public. Il improvise donc une fois les lumières éteintes et compose en temps réel sur son piano. Virtuose salué par ses pairs, il raconte des histoires musicales éphémères, des fables qui disparaissent à tout jamais. Sacré “Révélation instrumentale de l’année” aux Victoires du jazz de 2008 et avec près de onze albums solo à son actif, ce disciple du musicien Opher Brayer commence la musique très tard, à 16 ans, et ne se considèrera jamais comme un musicien classique. Il n’a pas connu le Conservatoire. Au lieu de cela, le natif de Tel-Aviv suit une méthode improbable mêlant psychologie, philosophie et mathématiques. Si Yaron Herman envisageait à l’origine une carrière de basketteur, il suit finalement les traces de John Coltrane, Miles Davis, Keith Jarret… des gens qui l’invitent vers un idéal. À la fois marionnettiste et marionnette, il signe une sorte de récréation qui évolue en permanence. Collaborateur d’Oxmo Puccino, compositeur pour Hermès ou Free, amateur de George Gershwin, de Sting ou de Sufjan Stevens, Yaron Herman pourrait jouer quatre heures sans aucun problème. Au mois de novembre, Numéro a assisté à l’un de ses concerts entièrement improvisés au théâtre de l’Athénée. Rencontre.
Numéro: Vos concerts sont entièrement improvisés et sans aucune partition. Suivez-vous au moins un trame précise ?
Yaron Herman: J’essaie de raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin. Un climax, du suspense et une résolution. En fait, c’est la règle indispensable à toute œuvre pour qu’elle soit intéressante. Mais si on propose trop de contrastes, le public décroche. Et si tout est trop prévisible, le public décroche aussi. Disons que la “trame” dont vous parlez est plutôt une capacité : je sais quel chemin emprunter pour raconter une histoire en temps réel. Ce sont des sortes de décisions musicales. Lorsque je joue intuitivement une séquence, d’autres idées me viennent de façon inconsciente. J’ai habitué mon cerveau à reconnaitre des schémas, identifier des possibilités et élargir le champ des possibles.
Une simple erreur peut-elle chambouler tout ce raisonnement ?
Il faudrait déjà que nous nous entendions sur le mot “erreur”. Une erreur existe quand il y a une bonne réponse. Dans le cas de la musique, il n’y a que ce qui nous plaît et ce qui ne nous plaît pas. L’erreur a trait à la musique écrite et ne s’applique donc plus à l’improvisation pure ou même au jazz : c’est une erreur lorsqu’on décide de l’assumer comme tel.
Et si nous parlions plutôt de “fausse note”, une note que le public n’aurait pas du tout anticipée par rapport à la mélodie.
Dans mon cas, il n’y a pas de fausse note. D’ailleurs je n’anticipe pas du tout par rapport à la mélodie. Et puis cela relève de l’imprévisible : la surprise est la plus belle chose qui puisse arriver à un artiste ! Il faut embrasser l’erreur et la dissonance. J’accepte parfois de perdre le contrôle et de ne plus rien maîtriser. Si vous souhaitez vivre une transe mais que vous ne lâchez pas le contrôle, vous ne la vivrez jamais pleinement.
Êtes-vous capable d’improviser tout un concert après une soirée arrosée ?
[Rires] Il m’est déjà arrivé par le passé de jouer dans des conditions difficiles : j’avais raté trois avions et perdu mes valises, je n’avais pas dormi depuis 48 heures, j’étais épuisé, très énervé et je ne jouais pas sur le bon piano… Ce qui ne vous empêche pas forcément de faire un très bon concert. Lorsque tout est contre vous, il se passe parfois quelque chose de magique : vous lâchez tout et vous vous mettez simplement à jouer.
Votre professeur de piano, Opher Brayer, vous a enseigné la musique avec une méthode inattendue fondée sur la psychologie, la philosophie et les mathématiques. Comment l’expliqueriez-vous à un enfant de dix ans ?
Je cherchais un professeur du musique et quelqu’un a recommandé Opher Brayer à mes parents. Nous n’avons parlé que de la vie pendant trois semaines, sans toucher une seule fois au piano. En fait, sa formation nous apprend… à mieux apprendre. Il ne voulait pas faire de moi le meilleur pianiste du monde, simplement un meilleur élève, que je sois passionné par l’apprentissage plus que par le résultat. Car une personne créative envisage des possibilités là ou d’autres n’en voient pas. Ce n’est pas un talent, c’est une aptitude. Quelque chose qui se travaille, se cultive. Si la musique est un ensemble d’émotions, créer des possibilités, ça, c’est des mathématiques. Comment envisager différentes possibilités dans une improvisation avec plusieurs notes à sa disposition par exemple.
La tristesse fait-elle partie de la panoplie du musicien ?
Je ne me reconnais pas du tout dans le cliché de l’artiste maudit. D’ailleurs je ne crée pas mieux lorsque je suis déprimé. Ce n’est pas une condition sine qua non pour être créatif. En revanche, ce qui l’est, c’est le fait d’accepter d’être traversé par une émotion. Il faut déjà être passionné pour être passionnant.
Sur scène, vous avez un côté virtuose enfermé dans sa bulle. Une carrière comme la votre nécessite-elle de nombreux sacrifices ?
Le piano est un instrument difficilement domptable. C’est un effort quotidien qui me suivra jusqu’à la fin de mes jours, comme l’exercice d’un athlète de haut niveau. Je passe trois à quatre heures par jours sur mon piano. Plus jeune c’était sept ou huit heures. Ce n’est pas seulement une hygiène de vie, c’est un engagement vis à vis de l’art. Et cela crée forcément une obsession qui englobe tous les aspects de ma vie. Par principe, monter sur scène, se mettre à nu et jouer pendant deux heures sans aucune partition n’est pas quelque chose que l’on envisage. J’ai donc créé une bulle de protection qui englobe tous les gens dans la salle. Je n’ai pas la prétention d’avoir sacrifié quoi que ce soit pour l’art. C’était le prix à payer parce que j’en ai besoin.
Quels images, bruits ou odeurs vous transportent en enfance ?
Un bon houmous ! [Rires] Plus sérieusement, je pense que l’enfance est surtout un état d’esprit. Un enfant qui crée ne regarde pas les autres, il est absorbé par son propre jeu et perd toute notion de temps. Lorsque sa mère l’appelle pour aller diner, il arrive vingt minutes plus tard. Et je crois que je n’ai jamais perdu mon âme d’enfant.
Vous-êtes vous toujours considéré comme un artiste ?
Une question délicate. Ce mot est un fourre-tout. Tout dépend de la façon dont nous définissons “un artiste”. Est-ce quelqu’un qui vit de son art ? En ce qui me concerne j’avais 21 ans lorsque j’en ai fait mon métier. L’artiste est celui qui a enfin trouvé le vecteur d’expression de sa créativité. Mais certains “artistes” sont davantage des businessmans. Et inversement. De manière générale, nous sommes tous des artistes plus ou moins assumés. Après tout, qu’est-ce que le grand art ? De Vinci, Picasso, Beethoven, Radiohead…
Lors de votre dernier concert parisien, la salle du théâtre de l’Athénée était principalement composée de spectateurs blancs de plus de cinquante ans. Cela vous étonne-t-il ?
Welcome to my world ! [Rires] Le jazz et la musique classique nécessitent une écoute plus attentive que le rap, aussi riche puisse-t-il être. Ce n’est qu’une fois initié que l’on se rend compte de leur potentiel incroyable. Tout est une question d’exposition : si vos parents ne vous ont jamais fait écouter John Coltrane, vous vous réfugierez auprès de genre musicaux plus facile d’accès avec des percussions évidentes qui donnent envie de danser. Mais comment les jeunes peuvent-ils avoir accès au jazz et à la musique classique? C’est une niche qui souffre beaucoup de la technologie : les gens ne consomment plus ces genres musicaux. Et je ne pense pas que cela soit une question d’argent : regardez le prix de vente des billets de Kendrick Lamar.… En concert, combien de personnes écoutent vraiment la musique ? Les gens viennent pour “être au concert de Kendrick Lamar” et montrer qu’il y étaient. Pas pour écouter. Aujourd’hui, nous écoutons un titre sans vraiment savoir qui l’a composé. Nous ne sommes plus capables d’être concentrés plus de cinq minutes…