De Prince à Madonna, 222 écrivains racontent 222 stars de la musique
Pour son nouveau livre Les Mots de la musique (éd. Fayard), le journaliste musical Franck Médioni a donné carte blanche à 222 écrivains qui racontent, chacun en trois pages, 222 musiciens emblématiques du XXe siècle. Deux plumes de Numéro – Violaine Schütz et Alexis Thibault – ont participé à cet ouvrage collectif et signent respectivement un texte sur la formation britannique new wave Depeche Mode et sur le roi de la soul Marvin Gaye.
par La rédaction.
L’ouvrage Les mots de la musique réunit 222 stars de la musique du XXe siècle
Prince, Otis Redding, Jeff Mills, Alice Coltrane, Madonna, Serge Gainsbourg, James Brown, Iggy Pop, Aretha Franklin, Mick Jagger, France Gall, Steve Reich, Michael Jackson, Maria Callas, Daft Punk, Ella Fitzgerald, Claude Debussy, Depeche Mode, Marvin Gaye, Alice Coltrane, Juliette Gréco, Erik Satie… Dans Les Mots de la musique, son nouvel ouvrage aux éditions Fayard, le journaliste musical français Franck Médioni a réussi le tour de force de rassembler 222 écrivains qui racontent tour à tour 222 stars de la musique du XXe siècle. Une seule consigne : deux à trois pages de texte entièrement libre.
Auteurs, romanciers, poètes, journalistes ou musiciens se remémorent leurs interviews cultes ou rendent un vibrant hommage aux artistes qui les ont inspirés, entre gonzo journalisme – style d’écriture ultra subjectif – et dialogues imaginaires. Parmi ces 222 auteurs, on compte par exemple l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira, qui célèbre Miriam Makeba, illustre chanteuse d’ethno-jazz et militante sud-africaine naturalisée guinéenne; l’animateur Frédéric Taddeï, qui dresse le portrait d’Antônio Carlos Jobim, le cofondateur de la bossa nova, mais aussi deux plumes du magazine Numéro: Violaine Schütz, qui retrace l’épopée tourmentée de Depeche Mode, et Alexis Thibault, qui imagine un dialogue entre Marvin Gaye et un fonctionnaire du purgatoire… Numéro a obtenu l’autorisation de la maison d’édition Fayard pour publier les deux textes de ses journalistes.
La revanche épique et tourmentée de Depeche Mode par Violaine Schütz
L’histoire de Depeche Mode est d’abord celle d’une méprise. Ayant trouvé leur nom à la hâte, avant un concert, en s’inspirant du magazine français Dépêche Mode (qu’ils traduisent, en se trompant par « fast fashion »), ils seront vite pris pour un groupe superficiel. De la musique Kleenex, de celles qui accompagnes nos nuits, mais pas nos vies.
A leurs débuts, on les qualifie de garçons coiffeurs en raison de leurs tenues bigarrées, follement hédonistes, et de leurs coupes de cheveux extravagantes. Ils ne vont pourtant suivre aucune mode. Les premières démos du groupe fondé en 1980 sont refusées par les maisons de disques car elles contiennent trop de synthétiseurs (en pleine période punk/post-punk.) Le groupe est alors effet fasciné par Kraftwerk et s’inspire de la musique industrielle…
La formation new wave-synthpop originaire de Basildon, ville nouvelle du comté d’Essex, va longtemps rester associée à des titres joyeux et entraînants, destinés aux pistes de danse, comme Just Can’t Get Enough (1981). Les fans de rock se moquent à l’époque allégrement d’eux.
Il faut dire que le mélange de synthétiseurs et de guitares, qui sera pratiqué ensuite par des groupes comme New Order, n’est pas monnaie courante. Cela tient même du blasphème. Depeche Mode – composé de Dave Gahan, Martin L. Gore, Andrew Fletcher, Vince Clarke (qui quitte rapidement le groupe alors qu’il est l’architecte des premiers tubes) et Alan Wilder (qui rejoint la bande en 1982) – , est aussi vu comme un groupe qui caracole en haut des hit-parades. Pour les puristes, c’est aussi très mal perçu : celui revient à vendre son âme au diable.
Il faut prêter attention aux paroles pour comprendre que l’affaire DM est plus complexe. Dans les textes de plus en plus métaphysiques de leurs chansons, il est question de critique du consumérisme, du capitalisme, de l’aliénation dans le monde du travail, de fantômes, de foi, d’amour, de désir, de sexe, d’ennui, des majors de l’industrie musicale ou encore de sadomasochisme (la très marxiste Master and Servant et sa sentence devenue culte : « Il y a un nouveau jeu/Nous l’appelons maître et serviteur/Cela ressemble beaucoup à la vie. »).
Depeche Mode serait un groupe noir… La mélancolie et le romantisme culmineront, en 1990, sur le meilleur album de la formation : Violator, qui emprunte autant à la pop et au blues qu’au rock et à l’électronique. La rose qui orne la pochette, une fleur parée d’épines, symbolise bien la force du quatuor qui enfante des chansons magnifiques et épiques qui portent en leur sein des écorchures. Chez Depeche Mode, on danse la larme à l’œil.
Car l’âme du groupe, le leader charismatique et crooner vénéneux David Gahan, est un être tourmenté. Dans les années 1990, il devient accro à l’héroïne et en 1995, il se tranche les veines dans une chambre d’hôtel de Los Angeles. Il en réchappe mais l’année suivante, il fait une overdose. Il sera alors déclaré mort pendant deux minutes. Quand on le rencontrera pour promouvoir un album solo, en 2007, il nous confiera que c’est un miracle qu’il soit encore en vie.
Son aura, en plus de la qualité mélodique des ritournelles synthpop de Depeche Mode et des photos d’Anton Corbijn (qui a contribué à façonner l’imagerie gothique de DM), explique la pérennité d’un groupe qui continue à remplir des stades. Des stades dans lesquels les fans reprennent leurs hymnes fédérateurs et flamboyants (Enjoy the Silence, Never Let Me Down, Everything Counts, People Are People, Personal Jesus) en chœur, les bras levés, comme s’ils appartenaient à un culte.
Beaucoup de groupes des années 80 ont disparu, mais DM, qui sont devenus des légendes du rock, demeure. On ne compte plus les artistes qui se réclament de leur influence, d’Arcade Fire aux Smashing Pumpkins en passant par les Deftones et Nine Inch Nails. Même l’homme en noir, Johnny Cash, a rendu hommage à Depeche Mode avec une reprise crépusculaire de Personal Jesus. Les garçons coiffeurs auront croisé tout le monde au poteau.
Extrait de Les Mots de la musique – 222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains, sous la direction de Franck Médioni, éd. Fayard (768 p.)
Marvin Gaye : faire danser les gens qui pleurent par Alexis Thibault
– Ah, ça y est, j’ai trouvé votre dossier ! Marvin Gaye né Marvin Pentz
Gay Jr. le 2 avril 1939 à Washington, D.C… Pour la profession que dois-je
inscrire sur le registre ? “Chanteur” ?
– Euh… Mettez “artiste”, je composais aussi.
– “A-r-t-i-s-t-e”. C’est noté ! Je vous explique rapidement la situation : on
vous a transféré d’urgence à la Direction Générale des Âmes en Transit
(DGAT) qui est, pour vous la faire courte, notre division profane du
purgatoire. Je suis le mandataire en charge des “Personne de Notoriété
Publique”. Cela concerne toutes les stars du cinéma, sportifs de haut
niveau, philanthropes, vétérans de guerre, monarques et musiciens
inspirants. Mais j’instruis également les dossiers des politiciens véreux,
tueurs en série et trafiquants à succès… En ce qui vous concerne c’est tout
récent puisque vous êtes décédé il y a exactement… deux minutes et
quarante six secondes. Mazette ! Vous avez de la chance, d’ordinaire c’est
complètement saturé sur le trajet. Installez-vous je vous en prie et faites
attention en tirant le fauteuil c’est un Wegner de 1965. Puis enlevez votre
chemise pleine de sang vous dégoulinez de partout, déjà que Lebovici m’a
ruiné mon tapis le mois dernier…
– D’accord.
– Souhaitez-vous accéder à votre formule d’agonie ? Je l’ai justement sous
les yeux. Vous vous adressiez à votre frère Frankie, apparemment.
– Dites toujours.
– “J’ai eu ce que je voulais. Je n’étais pas capable de le faire moi-même,
alors je l’ai obligé à le faire.” Vous confirmez ? Nous rencontrons parfois
des erreurs de traduction avec nos agents stagiaires.
– Oui, je parlais de mon père. C’est lui qui m’a tiré dessus. Une dispute
idiote a éclaté entre lui et moi à propos d’une maison que je lui ai offerte à
Washington. Papa l’a vendue en douce sans me prévenir. Le ton est monté.
Il m’a collé deux balles de fusil dans le ventre. Il a toujours été comme ça
mon père…
– Bon tireur ?
– Impulsif. Du genre à frapper avant de réfléchir pour ne pas perdre la
face. Comme s’il pleuvait toujours dans sa tête.
– Il a été interpellé là-bas, au 2101 South Gramercy Place. Je ne peux pas
vous en dire plus, ma caméra omnisciente fait encore des siennes… Bon,
je connais bien votre parcours, a priori l’entretien ne devrait pas durer
longtemps : douze nominations aux Grammy Awards pour deux trophées
remportés et seize albums studio solo dont What’s Going On en 71.
Pardonnez-moi, mais, quel disque ! Entre nous, sans le morceau Inner City
Blues, je n’aurais jamais conclu avec ma femme ! C’est fou cette capacité
que vous avez de faire pleurer les gens qui dansent. C’est peut-être
l’inverse me direz-vous…
– J’ai moi-même souvent fait les deux. Finalement, je crois que ce n’est
pas plus mal qu’on en finisse. J’en ai vraiment ma claque ! Ils voulaient
que je sorte un album tous les neufs mois ces idiots. Avec les poches vides
et le fisc au cul, ça devenait un vrai supplice.
– Ne dites pas de sottises. Vous allez manquer à beaucoup de monde. Vous
êtes une véritable icône pour la communauté noire vous savez. Et pas que !
– Si vous le dites.
– En revanche Monsieur Gaye en épluchant votre dossier je remarque
plusieurs détails qui font tâche : “coups et blessures sur conjoint” ça ne
plaide pas vraiment en votre faveur. Allez savoir pourquoi, on ne peut plus
les effacer depuis l’année dernière… Je me doute que vous aviez vos
raisons mais c’est désormais synonyme de malus. Et puis la drogue
monsieur Gaye. La drogue ! C’est pas tout d’enchaîner les traces mais ça
s’inscrit en rouge, et en gras, et après, ça me fait une tonne de paperasse
pour rattraper le tout. Franchement ça m’embête parce que je vous
apprécie beaucoup. Je me refais tout Here, My Dear à chaque fois que j’ai
un coup de mou avec madame. Essayons de trouver quelques
circonstances atténuantes. Tenez, parlez-moi un peu de vous.
– J’ai commencé par le gospel dans l’église de mon père. Les fidèles
m’adoraient. Lui, ça l’exaspérait. Donc il me flanquait de belles roustes
pour aller mieux. À 17 piges, je me suis engagé dans l’Air Force ce qui
m’a coûté une jolie dépression. À croire qu’ils verront toujours le nègre
avant l’homme. Après ça, je suis tombé raide dingue du rhythm and blues
et de Nat King Cole, le chanteur de jazz. Puis en 61 j’ai sorti mon premier
disque The Soulful Moods of Marvin Gaye. J’ai ajouté un “e” pour couper
court aux blagues vaseuses. Bref. Six ans plus tard on était sur un sacré
cocktail : coke, paranoïa, dépression et TS. Mais j’ai chanté l’écologie et la
guerre du Vietnam si ça peut plaider en ma faveur…
– Mmmh, je vais voir ce que je peux faire. Notons : “acteur de référence
de la soul music” et “pensionnaire du légendaire label Motown”. Je ne
vous promets rien mais, normalement, ça devrait passer.
– C’est drôle, peut-être que j’aurais dû vivre lorsque je le pouvais
encore…
– Ils disent tous ça Monsieur Gaye. Ils disent tous ça.
Extrait de Les Mots de la musique – 222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains, sous la direction de Franck Médioni, éd. Fayard (768 p.), disponible.