17 mai 2025

Qui est Yamê, le rappeur qui oscille entre jazz, trap et chanson ?

Avec ÉBĒM, disponible le 13 juin, Yamê signe un second disque éloquant mêlant rap, chanson française, jazz et influences africaines. Révélation musicale de l’année 2024, l’artiste franco-camerounais livre une œuvre introspective et spirituelle.

  • Propos recueillis par Alexis Thibault.

  • Publié le 17 mai 2025. Modifié le 21 mai 2025.

    ÉBĒM, le nouvel album spectaculaire de Yamê

    Il y a, dans ÉBĒM, une dimension quasi cérémonielle. Peut-être parce que ce nouvel album, disponible le 13 juin, s’ouvre sur une présence paternelle. Identifiable, douce et fondatrice. Elle en énonce le nom et la vocation : ÉBĒM, lieu sacré de transmission, d’échange, de savoir.

    À 32 ans, Yamê écrit désormais entre deux mondes qui dialoguent sans heurts. Celui de la mémoire et celui de l’actualité. Lui qui a passé son enfance au Cameroun et en France livre ici un disque tissé dans la matière même de la filiation… On aurait pu croire que les projecteurs braqués sur lui — Révélation masculine aux Victoires de la Musique 2024, distingué par la Sacem — l’auraient poussé à figer sa formule. Il n’en est rien. Deux ans après son apparition fulgurante et le succès de son titre Bécane, il choisit le retrait, le recentrage.

    ÉBĒM n’est pas une redite, mais un passage : un disque de transition, au sens alchimique du terme. Rien n’y est démonstratif. Et dans cette posture d’écoute, presque dépouillée, se révèle une vérité rare : ce n’est pas l’arrivée qui compte, mais le chemin. Classer ce disque demeure une tâche à la fois vaine et réjouissante. Yamê navigue entre chanson française, jazz, trap et riffs de guitares propres aux ritournelles de la diaspora africaine. Sa voix, protéiforme, s’impose de bout en bout, quitte à parfois dévorer les arrangements si soignés. Pour en savoir davantage, Numéro a rencontré le personnage.

    L’interview de Yamê pour la sortie de son album ÉBĒM

    Numéro : Quand vous étiez petit, qu’aperceviez-vous par la fenêtre de votre chambre ?
    Yamê : De mes cinq à mes dix ans, au Cameroun, je ne voyais qu’un mur. Littéralement. Plus tard, lorsque je suis revenu en France, nous avons connu de grosses galères. Nous vivions dans une espèce de chambre de bonne, à quatre dans 6 m², avec un seul Velux. Alors, par la fenêtre, je ne voyais que l’extérieur de la prison. Tout ce que je n’avais pas : de l’espace.

    Si votre musique était une œuvre d’art contemporain, à quoi ressemblerait-elle ?
    Certainement à une œuvre du Quai Branly. La plupart proviennent de la période de la colonisation. Des œuvres issues d’un pillage, qui ne sont pas vraiment à leur place. Des statuettes camerounaises ou gabonaises, de beaux objets, des œuvres d’art… Je trouve cela étrange de contempler des objets de culte, d’être sensible malgré les drames. J’aime ces œuvres pour leur double culture : leur présence en France et tout l’héritage historique et culturel qu’elles portent. J’ai fait des études d’histoire, c’est peut-être la raison pour laquelle ces œuvres me touchent davantage.

    Votre succès fulgurant a-t-il changé votre façon de faire de la musique ?
    J’ai réussi à faire abstraction. Je fais toujours des trucs un peu bizarres, même si l’on commence à ressentir une certaine recette…

    Que voulez-vous dire par là ?
    Que l’on comprend ma façon de fonctionner : un son percutant, très mélodieux et, en même temps, très “trap”. Il y a un peu de ça dans le titre Shoot : une recherche de profondeur et une double lecture dans le texte. Sur le reste du projet, ça part dans tous les sens…

    Fallait-il repenser votre direction artistique afin de vous installer durablement dans le paysage médiatique ? Y avait-il des choses à transformer impérativement ?
    J’ai toujours fait les choses spontanément. Je vous avoue ne pas m’être posé beaucoup de questions. Le titre Shoot a été produit en une après-midi, entre deux dates. D’autres morceaux ont été composés dans le tourbus ou juste avant de monter sur scène. Je crois que les gens ne s’attendent pas à quelque chose en particulier de ma part. Ils veulent juste que je sorte du son. Et puis, de manière générale, je ne me laisse pas beaucoup influencer par le monde extérieur quand il s’agit de faire de la musique.

    Shoot (2025) de Yamê.

    Dites-moi, qu’est-ce qui vous agace le plus dans l’industrie musicale ?
    Le fait de ne jamais avoir le temps. On est toujours pressé. Il faut toujours tout faire vite et se confronter à une date butoir. Pour exister dans cette industrie, il faut jouer avec ses règles et respecter ses dynamiques. 

    Avez-vous ressenti le besoin de céder à une vision marketing depuis que votre projet musical a été identifié par le public ?
    Non, je ne crois pas. Tout dépend de la façon dont vous défendez votre projet. Selon moi, la musique se suffit à elle-même. Lorsque vous signez sur un label, vous prenez aussitôt conscience de la machine qu’il y a derrière et de la pression financière qui surgit. Mais, en réalité, tout cela se canalise en fonction de votre profil. Moi, j’ai la chance d’être entouré d’une équipe soudée composée de mes amis. Le meilleur marketing reste celui du son. J’ai de la chance : je ne publie pas beaucoup de vidéos sur les réseaux sociaux et mes posts génèrent des millions de vues. Il faut croire que le public ressent une certaine émotion, une certaine sincérité dans ma démarche artistique.

    Qu’en est-il des réseaux sociaux ? Ont-ils gangréné votre vie ?
    À l’heure actuelle, la promotion sur les réseaux sociaux reste la méthode la plus efficace car les professionnels du milieu pousseront inévitablement les artistes à aller sur les réseaux sociaux. En fait, il n’y a pas de bonne ou mauvaise stratégie. Une artiste comme Zaho de Sagazan n’a pas eu besoin de trend TikTok pour s’imposer. Et pourtant, c’est une artiste confirmée qui a une vraie tournée. Cela prouve bien que différents modèles sont possibles.

    Votre prestation au festival We Love Green en 2024 a scotché le public. Beaucoup ne s’attendaient pas à ce que vous soyez aussi à l’aise sur scène…
    J’ai commencé la musique avec les sessions jam. En clair, j’avais déjà vaincu certains démons de la scène bien avant de percer. Il était donc envisageable de proposer un show compliqué. En live, nous essayons de pas aller trop loin pour ne pas perdre le public. Si je m’en tenais au jazz, ça partirait dans tous les sens.

    Insensé (2025) de Yamê.

    Selon moi, les trois meilleurs morceaux de ce nouvel album sont Problème, Méprise et Céline. Pourriez-vous m’en dire davantage sur leur méthode de composition ?
    Je crois que nous avons composé Problème pendant un tournage. J’avais l’envie de raconter une histoire avant même d’avoir la mélodie — c’est rare chez moi. Et surtout, j’ai cette impression que le deuxième couplet est plus fort que le premier, ce qui m’arrive souvent : le premier vient très spontanément, alors que le second est retravaillé, plus précis. J’ai réussi à être plus direct dans l’écriture. C’est quelque chose que j’avais du mal à faire avant : j’utilisais beaucoup de métaphores pour parler de choses personnelles. Là, j’ai enfin trouvé une manière plus frontale d’aborder un sujet intime, et ça, pour moi, c’est une vraie évolution.

    Vous arrive-t-il de penser des morceaux spécifiquement pour le live ?
    C’est justement le cas du morceau Méprise. Celui-là a été fait à Perpignan, en vacances avec des potes, en une soirée. Avant, je composais sans avoir vraiment fait de scène. Aujourd’hui, quand j’écris un morceau, je pense directement à la tournée : comment sonnera-t-il en concert ? Quelles séquences feront réagir le public ?
    Sur Méprise, ça se ressent, surtout dans le deuxième couplet, très taillé pour le live, avec plein de mises en place. Et ça vient de notre culture jazz aussi : mon directeur musical et moi adorons enrichir les arrangements.

    Et le titre Céline ?
    Là, c’était vraiment un délire. On était en studio, on jammait avec plusieurs compositeurs, on a tout enregistré puis construit le morceau à partir de cette jam. On avait déjà expérimenté ça un peu sur ELOWI, mais cette fois, on est allés au bout du processus. À l’origine, le son était très long : il faisait sept minutes, peut-être plus. J’ai dû le raccourcir, parce qu’il y avait des longueurs. Mais ce format, issu d’une jam de 30 minutes, donne une couleur particulière. Ce que j’aime surtout, c’est l’interprétation. J’ai tenté quelque chose de nouveau dans la manière de chanter, une approche plus travaillée, plus expressive. C’est un premier essai, mais je veux continuer à creuser dans cette direction. Je pense que je peux encore affiner cette façon d’interpréter. Céline est clairement plus ambitieux, que ce soit dans son format ou dans son intention artistique.

    Bécane (2023) de Yamê.

    Le morceau Shoot, dont nous évoquions le clip un peu plus tôt, porte sur un sujet précis : celui de l’addiction. Était-ce un simple témoignage ou une façon subtile de demander de l’aide ?
    Je souhaitais insister sur le caractère ambivalent d’une addiction. Parfois, elles sont présentes et c’est tout. Elles ne vous coulent pas forcément. On peut aussi être addict à des choses bien n’est-ce pas ? Le morceau Shoot aborde en réalité le principe de l’excuse. Car, face aux addictions, on se donne toujours de bonnes excuses pour les justifier et les nourrir. Nous sommes dans une arène, entre l’amour et la haine. Mais ce n’était en aucun cas un appel à l’aide. Moi, je peux m’allumer un énorme joint sans aucun souci.

    Vous avez également lancé mola-zone, un projet de site web assez inattendu, avec un mini-jeu intégré. D’où vous est venue cette idée saugrenue ?
    Je suis un geek avec une attention assez limitée car je me lasse vite. Du coup, je n’ai pas envie que les gens s’ennuient en découvrant mon univers artistique. Je voulais éviter le classique site vitrine avec trois boutons pour acheter des tee-shirts. À la place, j’ai préféré créer une expérience interactive, presque ludique, pour plonger les visiteurs dans mon univers. Mola-zone, ce n’est pas juste un site : c’est une extension du court-métrage que je prépare. L’univers visuel et narratif du site fait directement écho à celui du film. Les gens peuvent déjà commencer à tester le mini-jeu, en tenter d’obtenir le meilleur score. Et pour les gros tryhardeurs comme moi, il y aura peut-être un classement ou quelque chose à gagner, on verra.

    Quelle question poseriez-vous à un autre artiste ?
    Es-tu ce que tu voulais être ? Là où tu voulais être ?

    Et que répondriez-vous ?
    Je crois que j’en avais une idée un peu globale. Toutefois, je voulais faire quelque chose qui pouvait changer ma situation. Il m’était impossible d’envisager d’être salarié dans une boite sans aucune possibilité d’évolution. Il fallait que je fasse quelque chose de grand dans ma vie.

    Ebem de Yamê, disponible le 13 juin. En concert à la Philharmonie de Paris le 22 novembre.