Les confidences d’Alice Phoebe Lou, figure incontournable de l’indie folk
Entre folk liquoreux et pop indé à la fois rageuse et délicate, les compositions d’Alice Phoebe Lou évoquent les vies radieuses et les vies mornes, les débuts et les fins des plus belles histoires d’amour. D’origine sud-africaine et installée à Berlin, cette chanteuse de 31 ans à la voix éthérée se contente finalement de raconter des histoires tout en fuyant la célébrité. Rencontre.
par Alexis Thibault.
Les douces révoltes de la chanteuse Alice Phoebe Lou
Alice Phoebe Lou a l’allure d’une girl next door dont on pourrait s’éprendre dès le début de sa prestation au fond d’un pub bondé. La scène est digne d’une comédie romantique américaine. Les uns viennent étancher leur soif au comptoir, les autres partager quelques ragots, éreintés par leur journée de travail.
Finalement, ils assisteront au concert génial et inattendu d’une défenseure du folk indé dont la musique lorgne parfois le blues et s’extirpe avec habileté des attentes des œuvres populaires… Oui, Alice Phoebe Lou pourrait mettre n’importe qu’elle assemblée dans sa poche. Les nanas timides, les financiers virils et les hipsters déconstruits…
Avec ses compositions faussement naïves et son authenticité imparfaite, la chanteuse de 31 ans, d’origine sud-africaine, se contente en réalité de raconter des histoires avec des sons. Mais ses contes, tels que Better, son dernier morceau en date, n’échappent jamais à l’idée d’un cycle, d’un cercle, d’une spirale infernale et hypnotique. Car Alice Phoebe Lou évoque les vies radieuses et les vies mornes, les hauts et les bas, les débuts et les fins des histoires d’amour, tout en étrillant les hommes monstrueux.
Et c’est sûrement pour cette raison que ses compositions sortent du lot : la jeune femme reconnaît et souligne ses propres failles pour mieux les retranscrire telles quelles au cœur de sa musique, laissant infuser dans son folk liquoreux chacune de ses erreurs passées. En témoignent les premiers mots de son titre Open My Door, l’un de ses plus beaux morceaux sorti en 2023 mais composé il y a maintenant dix ans : “J’avais l’habitude d’ouvrir ma porte à n’importe quelle personne qui cherchait un endroit où se sentir en sécurité. Mais j’ai rendu mon monde plus sûr pour tout le monde… sauf pour moi.”
De l’Afrique du Sud aux ruelles de Berlin
Fille de documentaristes, Alice Phoebe Lou a grandi à Kommetjie, petite banlieue située à l’ouest de la péninsule du Cap, en Afrique du Sud. Une cité balnéaire dont le nom signifie “petit bassin” en afrikaans – la langue néerlandaise parlée en Afrique du Sud –, que l’on distingue surtout grâce à son phare blanc nommé Slangkop. La musicienne se souvient du long chemin sinueux qui s’étalait sur le flanc de la colline avoisinante, et de sa maison, une demeure atypique qu’elle qualifiera elle-même “d’un peu excentrique”.
À 19 ans, elle s’installe à Berlin, et, de là, commence à se produire avec sa guitare dans les rues de différentes villes européennes. Il faudra attendre 2014 pour découvrir Momentum, son premier EP autofinancé. Suivront Orbit (2016), puis Paper Castles (2019) – salué par la critique –, Glow (2021), Child’s Play (2021), enregistré sur l’île canadienne de Vancouver, ou encore Shelter (2023).
Les révoltes douces et l’écriture automatique
Au fil du temps, Alice Phoebe Lou est devenue l’architecte d’une musique aux paroles profondément théâtrales et aux arrangements minimalistes. Ses révoltes sont douces et sa voix éthérée. “J’aimerais rompre avec l’attente mainstream d’une musique qui doit être parfaite et universellement appréciée, reconnaît-elle, sourire aux lèvres. En tant qu’artiste indépendante, je crois pouvoir me permettre de jouer avec l’imperfection…”
La Sud-africaine n’a jamais suivi de cours traditionnels et ne connaît donc pas vraiment le solfège. Mais que pourrait bien lui apporter l’académisme lorsque sa propre mère, musicienne autodidacte, a toujours créé “de manière intuitive, un peu comme ça”.
Alice Phoebe Lou a donc adopté une méthode similaire et se concentre davantage sur l’expression que sur les règles. “Mon processus de création repose sur l’improvisation et l’écriture automatique. Je laisse les mots jaillir spontanément. C’est parfois embarrassant. Dans ces instants incontrôlés, ce qui émerge peut être très personnel, inconfortable, voire maladroit…”
Ce procédé d’écriture forme la base de la pratique littéraire du surréalisme. En 1924, dans son Manifeste du surréalisme, André Breton emploie l’expression d’“écriture automatique” pour désigner non plus le résultat de la transe qui mettrait le médium en communication avec les esprits, mais les textes qu’un poète serait susceptible de produire en essayant de se soustraire à tout contrôle rationnel. En combinant cette technique aux travaux du philosophe et psychiatre Pierre Janet, le surréalisme ouvre une porte vers un monde alternatif, une création de la pensée qui échappe à la raison ainsi qu’à toute préoccupation d’ordre esthétique ou moral.
Une tournée aux côtés de la chanteuse Clairo
En 2024, Alice Phoebe Lou s’est produite en première partie de son homologue américaine Clairo, dont Charm (2024), son troisième album soft rock, porte aux nues le genre LO-FI (production sonore underground volontairement sale) et l’esthétique do-it-yourself, emportant avec elle une génération Z agoraphobe avide de pop feutrée, de paroles tendres et de lumière tamisée. Mais Alice Phoebe Lou ne souhaite pas devenir Clairo. “La célébrité déforme les existences. C’est horrible. Qui pourrait trouver cette vie agréable?” Devenir artiste vous isole. Devenir artiste vous déconnecte du monde.
Son univers musical condense les fantaisies de la chanteuse d’ethno-jazz et militante Miriam Makeba (1932-2008), la poésie incantatoire de Patti Smith, marquée par les figures de la Beat generation (Allen Ginsberg, William Burroughs…) et le rock rageur et rugueux de l’imprévisible PJ Harvey, artiste britannique fascinée par la nature.
Une joyeuse critique du patriarcat
À ce jour, les morceaux les plus populaires d’Alice Phoebe Lou restent toutefois Witches (2020), Only When I (2021) ou le percutant Dirty Mouth (2021) – dont le clip a été tourné à Kommetjie –, qui porte une critique joyeuse et bienvenue du patriarcat : “J’ai vécu plusieurs expériences avec des hommes bizarres… L’idée de trop ouvrir mon monde aux autres me rend désormais assez nerveuse. Dirty Mouth s’inspire justement de ces expériences extrêmement difficiles. Mais c’est aussi une manière de montrer à des victimes d’agressions sexuelles, par exemple, que l’on peut récupérer ce qui nous a été pris, que l’on peut encore surmonter ça.”
Cette année, Alice Phoebe Lou assurera la première partie d’une autre chanteuse, de pop californienne cette fois. Il s’agit de Remi Wolf. Elle l’accompagnera sur la scène du mythique Red Rocks Amphitheatre, un impressionnant théâtre en plein air de l’État du Colorado où se sont produits les Beatles, Bob Dylan ou les Daft Punk.
Better (2024) d’Alice Phoebe Lou, disponible.