Le jour où Kendrick Lamar est entré dans l’histoire avec “To Pimp a Butterfly”
Le mouvement Black Lives Matter vit en ce moment un nouvel élan, provoqué par la mort de George Floyd, tué par des policiers de Minneapolis. Alors que des manifestations fleurissent dans toutes les grandes villes des États-Unis, l’album culte de Kendrick Lamar, “To Pimp a Butterfly”, vient de refaire son entrée dans les charts, cinq ans après sa sortie. Retour sur une oeuvre emblématique de la lutte contre le racisme systémique.
Par Lolita Mang.
Il a tout emporté avec lui. Onze nominations aux Grammy Awards, l’aval des critiques du monde entier, le top des charts. Sorti en 2015, To Pimp a Butterfly, le troisième album studio de Kendrick Lamar, est devenu culte presque instantanément. Certifié de platine, le disque bat le record du plus grand nombre de nominations aux Grammy Awards pour un artiste de musique urbaine. Après la cérémonie, le rappeur californien rentre chez lui en ayant battu J. Cole, Drake, Nicki Minaj et même son propre mentor, Dr. Dre.
Cinq ans après sa sortie, To Pimp a Butterfly vient de refaire son entrée dans les charts. Sans surprise, le disque fait écho aux manifestations contre les violences policières qui secouent les États-Unis, et le monde entier – des milliers de personnes se réunissaient le 2 juin devant le Tribunal de Grande Instance du XVIIe arrondissement parisien, suite à l’appel de la militante Assa Traoré. Le 25 mai dernier, le meurtre de George Floyd par des policiers de Minneapolis réveillait la flamme de la contestation. Alright, extrait de l’album primé, incarne depuis sa sortie l’un des hymnes du mouvement Black Lives Matter. Il s’est hissé, début juin, au 26e rang du classement mondial Spotify – aux côtés du brillant This Is America de Childish Gambino. To Pimp A Butterfly a de son côté atteint la 76e place dans le Top 100 d’Apple Music. L’occasion de revenir sur la genèse d’un classique du hip-hop.
Un album construit comme un manifeste
La portée politique et sociale de l’album est fièrement affichée sur la pochette même, capturée par le photographe français Denis Rouvre. Lauréat du prix World Press Photo, il a notamment travaillé avec des artistes comme le réalisateur Oliver Stone, ou bien les actrices Kirsten Dunst et Dree Hemingway. Pour To Pimp a Butterfly, Denis Rouvre a choisi de photographier le rappeur de Compton entouré de ses proches, torses nus, chaînes en or autour du cou, billets dans la main, sur la pelouse de la Maison Blanche. En noir et blanc, le cliché symbolise la révolution provoquée par Kendrick Lamar à travers son disque. Une révolution politique, culturelle et sociale, cristallisée dans la figure du juge blanc allongé au sol, signalant la chute d’un système judiciaire déficient. Selon les mots de l’artiste, la photographie représente “un groupe de potes dans des endroits qu’ils n’ont pas forcément vus, ou seulement à la télévision”.
Quelques mois avant la sortie de l’album, Michael Brown, un Afro-Américain, est abattu à 18 ans par six coups de feu tirés par un policier. Ce n’est pas le premier meurtre, ni le dernier – la mort de George Floyd l’a prouvé – d’un membre de cette communauté par un représentant des forces de l’ordre. To Pimp a Butterfy se construit en rapport avec ces injustices, comme une réflexion sur la société américaine, son racisme systémique, mais aussi sur le mal que se font les Noirs entre eux évoqué sur le morceau The Blacker the Berry. Le rappeur californien s’érige dès lors en psychanalyste de la rue. Le titre même de l’opus évoque le contraste entre le papillon, brillant, délicat et libre, et le verbe “pimp”, qui renvoie plutôt à l’agression, la déviance et l’exploitation. En 16 titres, l’album est une danse constante entre cette dichotomie, que les Noirs américains ne connaissent que trop bien, entre la douleur et la beauté.
Le fruit d’un héritage douloureux
Le troisième album de Kendrick Lamar voit le jour après un séjour de plusieurs mois en Afrique du Sud, où le rappeur américain souhaite renouer avec ses racines africaines. Il y visite de nombreux sites historiques entre Durban, Johannesburg et Le Cap. Mais surtout, il se rend dans la cellule la Nelson Mandela à Robben Island. Ainsi se dessinent les premières lignes directrices de To Pimp a Butterfly, qui fait sans cesse référence au passé. Le tube King Kunta évoque à ce titre l’esclave fictif Kunta Kinte, héros du roman du roman Racines d’Alex Haley et figure de la traite des Noirs. Selon le rappeur, King Kunta raconte “l’histoire de la lutte et la défense de ce en quoi nous croyons. Peu importe le nombre de barrières que nous devons abattre, il faut courir pour dire la vérité”.
Les sonorités jazz, soul et funk se répondent tout au long de l’album, qui embrasse ainsi l’histoire de la musique noire. Pour donner vie à ces différents genres, Kendrick Lamar a fait appel à son mentor et héros, patron du label Aftermath, Dr. Dre. En puisant dans les héritages de la musique afro-américaine, le rappeur de Compton propose un disque à contre-courant des tendances, et de la suprématie de la trap d’Atlanta. Ainsi, le titre original du projet, Tu Pimp a Caterpillar, était un hommage à Tupac, l’une des plus grandes influences de Kendrick Lamar. Finalement, le titre change pour “butterfly”, le papillon symbolisant la mue artistique et intellectuelle du rappeur.
La mutation d’un artiste
“Ironique, théâtral, chaotique, ironique et lugubre – souvent tout à la fois”. C’est ainsi que le média américain Pitchfork définit l’album lors de sa sortie en 2015, tout en lui accordant gracieuse note de 9.3/10 et en classant le disque parmi les meilleures sorties. Véritable œuvre cinématographique, To Pimp a Butterfly ressemble à une pièce de théâtre grandiose, rassemblant un nombre étonnant de personnages dans chacun de ses morceaux. Thundercat, Flying Lotus, Sounwave, Kamasi Washington, Boi-1da et même Pharrell Williams… Les collaborations sont nombreuses.
Mais la portée monumentale de l’oeuvre ne diminue en rien sa dimension intimiste. “Pour moi, faire un album est un processus spirituel”, déclarait le Californien à MTV. “Je dois vraiment me sentir connecté à la musique. Je dois me sentir connecté à ce dont je parle. Et cela peut vous épuiser parce que vous extrayez toutes ces émotions différentes”. Ainsi, le rappeur confie ses pensées les plus sombres sur le titre u, qui fut la chanson la plus difficile à enregistrer, comme il le racontait au magazine Rolling Stone lors de la sortie du disque : “Il y a des moments très sombres là-dedans. Toutes mes insécurités, mon égoïsme et mes déceptions”. Son ingénieur du son ajoute que l’enregistrement s’est fait dans l’obscurité totale, dans un moment d’une grande émotion. Quelques mois plus tard, To Pimp a Butterfly brillait sous la lumière des projecteurs. Cinq ans après sa sortie, il apporte toujours cette même luminosité dans les périodes les plus sombres.
To Pimp a Butterfly (2015) de Kendrick Lamar [Aftermath/Interscope], disponible.