7 fév 2020

“L’Auto-Tune n’est pas vulgaire, c’est une science” Rencontre avec le rappeur Isha

Alors que les Belges se montrent de plus en plus dans le paysage du rap francophone, Isha, un vétéran du genre, se démarque par sa longévité, ses mélodies et ses textes recherchés. De retour avec le troisième et dernier opus de sa trilogie “La vie augmente”, le rappeur évoque, pour Numéro, ses souvenirs d'enfance, sa vision du rap, ses projets et même… son rapport à l'autotune. Rencontre.

Certains sourires sont reconnaissables entre mille. Surtout lorsqu’ils révèlent un espace entre les deux incisives. Tout le monde se souvient des mots doux soufflés entre les dents du bonheur de Vanessa Paradis qui entonnait l’air du Tourbillon de la vie à Cannes en 1995. Loin d’être parfaite, la dentition de Béatrice Dalle a aussi le mérite d’être charismatique : l’ex-femme de Joeystarr y susurre des insultes, des surnoms cocasses ou des obscénités. Quelqu’un d’autre scande des phrases salaces, arborant un sourire atypique bientôt aussi célèbre que les autres : Isha, 34 ans, et presque vingt ans de carrière dans le rap.

 

 

On peut d’ailleurs lui trouver des points communs avec Béatrice Dalle : il a fréquenté Joeystarr, dont il a fait la première partie à l’occasion du concert d’NTM à Bruxelles en novembre dernier – et, comme la brune tatouée, n’a pas peur d’évoquer son intimité (“J’ai préféré découvrir mon sexe en regardant mes sœurs par le trou de la serrure” [La Vie Augmente]). Trouver un lien avec Vanessa Paradis n’est pas évident, mais lorsqu’on écoute les paroles du Tourbillon de la vie, un rapprochement avec son parcours s’impose. “On s’est connu, on s’est reconnu, on s’est perdu de vue” : entre le Bruxellois et le rap, c’est une histoire qui dure, faite de hauts et de bas, d’absences et de retrouvailles.

Parce qu’il n’a pas d’argent pour louer un studio, celui qui se fait appeler Psmaker commence par faire des “battles dans des caves, des endroits petits et sales, sans aucune femme dans les parages” et abandonne peu à peu le chant pour sauver des vies au SAMU Social. Au début des années 2010, Isha constate que les lignes bougent sur la scène rap, c’est l’heure du renouveau en France : “C’était l’époque des débuts de Joke et Kaaris. Ils ont emmené de la fraicheur, ont amélioré l’image du rap, et sortaient de beaux clips”. En Belgique aussi, une clique de jeunes délaisse leurs  chambres d’ados pour enregistrer en studio et produire des tubes qui se vendront par milliers. C’est l’ère de la “vague Belge”, portée par Roméo Elvis, Caballero & JeanJass et Hamza – dont le phrasé souvent obscène le propulse sur les devants de la scène.

 

 

S’ils trouvent tous leur véritable fanbase à Paris, Isha ne peut être comparé à aucun autre rappeur belge : sa musique est marquée par un “univers ghetto” – rappelant les punchlines à la fois choc et censées des rappeurs d’un autre temps (dont Rhoff, les X-Men, LIM ou Arsenik).  “Nique le strass et les paillettes” (titre de Booba sur l’album Temps Mort, sorti en 2002) semble être son crédo : il se tient “loin des spas et des grands restaurants hors de prix” – contrairement à la majorité des rappeurs ne jurant que par le désormais célèbre dicton pussy, money, weed. Celui qui a fait les premières partie de Roméo Elvis en Belgique et qui s’apprête à remplir la salle de la Machine du Moulin Rouge – rappe sa vie : de son alcoolisme, à sa passion pour le skate et Tony Hawk (sur LVA 1), et va même jusqu’à décrire son anatomie (“On a zgeg de mammouth, ils ont micropénis”)…

“Le destin est généreux”

 

 

Petit, le Bruxellois “confond les R avec les S et ses parents, d’origine congolaise, veulent “l’envoyer chez le logopède” (l’orthophoniste en Belgique), confie-t-il dans le morceau Durag (La Vie Augmente Vol.3).  Aujourd’hui, il a fait de sa verve son fond de commerce et de son évolution une thématique sur ses trois opus. De La vie augmente Vol.1 à La vie augmente Vol.3, Isha raconte “ses transformations, ses changements et sa consolidation” (à la fois dans son caractère et dans sa musique)  et approfondis même cette idée à travers les pochettes des albums : sur le premier, on le voit sourire, ses dents du bonheur en tête d’affiche, sur le second trône une radio de ses dents (“suggérant une opération”) et sur le dernier, le bas de son visage apparaît comme un robot, fort et puissant, comme le nouveau Terminator tout droit venu de Belgique.

 

 

Alors que Jul a sorti douze albums en six ans et que le dernier album de Nekfeu, Les Etoiles vagabondes est une liste interminable de trente quatre titres, un constat s’impose : la plupart des rappeurs sont (trop) prolifiques. De l’autre côté des Ardennes, Isha prend son temps et sort des morceaux au compte-goutte. Dix titres s’enchaînent sur son album LVA 3, dont la plupart sont chantés (Coco, Les magiciens) et… autotunés. Comme le duo PNL, Isha semble utiliser cette instrument de modification de la voix à la perfection : “Les gens croient que c’est vulgaire, mais c’est une science. Je viens de comprendre comment l’utiliser et j’aime beaucoup le rendu. Il ne faut pas oublier que même le raï est produit grâce à l’autotune”.

 

 

À l’instar du cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski, avec sa suite de films Trois Couleurs (Blanc, Rouge puis Bleu) ou, plus mainstream mais non moins qualitatifs, les trois Parrain de Francis Ford Coppola, celui qui s’est grimé en clown pour une session live Colors (en 2017) connaît la recette des meilleures trilogies : réfléchir, prendre son temps et bien s’entourer. Il collabore avec les figures montantes de la musique urbaine – dont Dinos qui remplira bientôt l’Olympia (Idole sur La vie augmente Vol.3) et le virtuose du piano et chouchou des rappeurs Sofiane Pamart (Décorer les murs sur LVA 3 et Club sur la lune, avec Scylla). Quant à la suite, il est temps d'aller de l'avant, de tourner non pas une mais trois pages, et d'aller encore un peu plus vers “l'augmentation de la vie”.

 

La vie augmente Vol. 3 (2020) de Isha, disponible sur toutes les plates-formes.