La carrière tumultueuse du chanteur 6lack
C’est au terme d’un parcours tumultueux que 6lack, le chanteur d’Atlanta, est révélé au public par son premier album Free 6lack. Caractérisé par son flegme et son style tout en retenue, il explore un R’n’B mélancolique, nourri de sentiments amoureux, affichant sa vulnérabilité, aux antipodes des clichés d’ultra virilité fréquemment associés à ce genre musical.
Par Delphine Roche.
Portrait Yulya Shadrinsky.
C’est en 2016 que le monde a découvert 6lack, prononcé “black” et précédé d’un 6 en référence au quartier est d’Atlanta, la fameuse “zone 6” citée par de nombreux rappeurs dans leurs morceaux. Bien qu’il soit né à Baltimore (en 1992), c’est dans la capitale de la Géorgie que Ricardo Valdez Valentine, de son vrai nom, a connu une seconde naissance, un baptême musical qui allait forger son identité. Depuis le premier album paru en 2016, Free 6lack, tous ses morceaux R’n’B novateurs et ultra sensibles constituent donc, dans leur ensemble, une longue déclaration d’amour à la ville qui l’a vu grandir.
Lorsque l’album Free 6lack le révèle au monde, le chanteur arbore une très épaisse tignasse de dreadlocks soutenue par un bandana. 6lack y déploie un phrasé parlé- chanté presque minimal, qui l’emporte sur la voie d’un R’n’B mâtiné de soul.
Son histoire à Atlanta a commencé comme celle de nombreux jeunes Afro-Américains : “Dans mes premiers souvenirs d’Atlanta, nous vivions près de Memorial Drive, et j’étais insouciant car ma mère prenait tout en charge. Nous habitions dans un ensemble d’immeubles sale, mais je ne connaissais rien d’autre et j’étais un enfant, donc je passais simplement mon temps à courir dehors jusqu’à la nuit tombée. J’ai vécu comme ça pendant dix ans. Grandir à Atlanta, dans ce quartier, m’a appris qu’une mauvaise décision pouvait avoir de lourdes conséquences. J’ai appris par l’expérience, en perdant des amis, en me laissant entraîner dans des embrouilles de la rue. Mais une fois qu’on prend le contrôle de sa vie et qu’on arrête de suivre les autres, il se passe de bonnes choses. J’avais un don, et Atlanta m’a donné une histoire.” Dans la ville qui ne cesse de faire éclore de nouveaux talents, et dont la production musicale, qui domine actuellement tous les charts, pèse plusieurs miliards de dollars, le très jeune Ricardo tombe dans la musique à un âge précoce. Influencé par ses pairs, c’est d’abord par le rap qu’il s’illustre.
“La musique est devenue une partie intégrante de ma vie à la minute où j’ai pu écrire mes premières paroles, c’est-à-dire vers l’âge de 6 ou 7 ans. Ensuite j’ai continué pour le fun, et pour la compétition, puisque je participais à des battles de rap. Et ce jusqu’à l’âge de 12 ou 13 ans, où j’ai commencé à enregistrer mes morceaux en studio. Dès le collège, j’ai su que j’allais faire carrière dans la musique. Je n’ai jamais ralenti, jamais baissé les bras, jamais fait autre chose. J’ai juste eu un job pendant deux semaines, et j’ai passé un an à l’université, puis j’ai laissé tomber les études.”
Pour la plus grande joie des fans de hip-hop et ceux de 6lack, des vidéos circulent sur Internet montrant le rappeur, alors adolescent, en plein battle contre des pointures, elles aussi issues d’Atlanta, telles que l’as du travestissement, Young Thug – qui fut brièvement une égérie de la marque Calvin Klein. Avec ses cheveux courts sous sa casquette,
le jeune homme affiche l’allure qu’on lui connaît aujourd’hui et déploie ses mots avec un flegme qui est, depuis, devenu sa signature. Lorsque Free 6lack le révèle au monde, le chanteur arbore en revanche une très épaisse tignasse de dreadlocks soutenue par un bandana, qui lui donne des faux airs d’anti-Jimi Hendrix contemporain, affichant sa lassitude et son épuisement alors que le guitar hero semblait porté par l’espoir. Étayé par les singles Ex Calling et Prblms, l’album pose les bases d’un style personnel, tout en understatement. En lieu et place du rap, 6lack y déploie un phrasé parlé- chanté presque minimal, qui l’emporte sur la voie d’un R’n’B mâtiné de soul.
Opposant une résistance passive, à défaut de pouvoir se libérer totalement de ses obligations, le chanteur traîne ainsi quelques années, sans toucher le moindre argent, dormant parfois dehors.
Au chapitre de ses influences, il cite souvent la chanteuse Sade, de même que The-Dream, une figure issue de la précédente génération de musiciens d’Atlanta. Le chant de 6lack tranche pourtant radicalement avec le style de ce dernier, et même avec tout le genre du R’n’B masculin généralement marqué par des prouesses vocales et des envolées lyriques virtuoses promettant l’extase sexuelle ou l’amour éternel. Parmi ses pairs qu’il admire figure d’ailleurs le Californien Frank Ocean, premier chanteur R’n’B à s’être déclaré homosexuel, dont les morceaux doux et planants renouvellent radicalement le genre. De ses premières amours avec le rap, 6lack conserve également une volonté de rester bien ancré dans le réel, au plus près de ses émotions, affichant sa vunérabilité et sa douce mélancolie, aux antipodes de la flamboyance des beautiful lovers.Cette insistance à dresser son autoportrait avec une honnêteté absolue donne naissance à des titres à fort pouvoir d’indentification, tels que le single Ex Calling, repris en chœur par l’ensemble du public lors des concerts de 6lack. Ce morceau, qui évoque avec humour la panique du chanteur devant les appels insistants de son ex – un soudain retour de flamme qu’il estime motivé par son début de carrière musicale –, établit quelques-uns des thèmes récurrents qui deviendront des leitmotivs et des obsessions. Parmi ceux-ci, la fugacité des harmonies amoureuses, les malentendus et divergences entre les hommes et les femmes, les pièges de la célébrité, la mélancolie suscitée, tout simplement, par la difficulté d’aimer dans une Amérique si radicalement divisée, violente et obsédée par des valeurs matérielles.
Comme son nom l’indique, l’album Free 6lack porte également une forte revendication de liberté, née d’une première rencontre malheureuse avec le business de la musique et ses promesses fallacieuses. Après avoir abandonné définitivement ses études universitaires, le jeune homme signe un contrat qui l’emmène à Miami. Ce qui devait l’entraîner sur la voie de la réalisation de ses rêves tourne en réalité au cauchemar. Ses producteurs lui réclament des hits ultra formatés, conçus selon des recettes préétablies et livrés en grande quantité. Opposant une résistance passive, à défaut de pouvoir se libérer totalement de ses obligations, le chanteur traîne ainsi quelques années, sans toucher le moindre argent, dormant parfois dehors. Il racontera souvent par la suite comment, n’ayant pas pu se nourrir pendant plusieurs jours, il hésita une fois à récupérer dans une poubelle un morceau de sandwich jeté devant lui. Et se dit alors : “Il faut vraiment que mon projet en vaille la peine.” Finalement signé chez Interscope et libéré de ses entraves juridiques, 6lack enregistrera son premier album en quelques mois à peine, isolé dans un studio de Los Angeles avec ses producteurs. Un premier opus déjà couronné d’une nomination aux prestigieux Grammy Awards en 2017, dans la catégorie du meilleur album de musique “urbaine”.
Quelque temps plus tard, en 2018, 6lack revient sur le devant de la scène avec l’album East Atlanta Love Letter. Désormais débarrassée de l’ombre de ses mésaventures, sa voix se fait plus sensible encore qu’elle ne l’était, accompagnée de mélodies et de productions subtiles oscillant entre des moments intimistes piano-voix, des arrangements de guitares saturées et de violons, et des sonorités électroniques planantes. Son allure s’est aussi affûtée, et les photos accompagnant l’album – fortement influencé par sa récente paternité – montrent le jeune 6lack debout dans une cuisine, avec sa fille dans un porte-bébé. Malgré ces auspices joyeux, le titre éponyme East Atlanta Love Letter et la vidéo qui l’illustre prennent une tonalité franchement élégiaque. Accompagné de Future, la star d’Atlanta, héraut magnifique d’une masculinité à la fois virile et sensible, 6lack conte les destins de plusieurs couples de la ville, pendant qu’une sorte de veillée funèbre collective se tient dehors, avec une foule entière portant des bougies aux flammes vacillantes. “It’s a East Atlanta love letter/ Who gon’ love better?/ Nobody, because I say so, and my words hit like a draco” [“C’est une lettre d’amour de l’est d’Atlanta/ Qui peut aimer mieux ?/ Personne, parce que je le dis, et que mes mots fracassent comme un draco” (variante moins onéreuse de la kalachnikov).] Sur Disconnect, 6lack trouve des accents plus intimes que jamais pour évoquer l’incompréhension au sein d’un couple. Plus entraînant, Switch ouvre l’espoir d’une réinvention de soi. Son alliance avec J. Cole pour Pretty Little Fears lui vaudra une nouvelle nomination aux Grammy Awards. Enfin,Thugger’s Interlude évoque le rappeur Young Thug, affirmant l’attachement et la loyauté de 6lack à la scène locale qui l’a vu débuter, celle du rap et de la trap music, bien qu’il se soit éloigné de ses sonorités. Au-delà des amours qui se font et se défont, l’album célèbre donc la communauté hip-hop d’Atlanta, présentée comme une fraternité indestructible. “À Atlanta, l’esprit de la musique est libre, conclut 6lack. Il change en permanence, et il laisse de la place à toute personne qui se montrera créative et passionnée.”