À quoi ressemble la musique de Joe Keery, révélation de Fargo et Stranger Things ?
Il incarne l’étudiant populaire Steve Harrington dans la série culte Stranger Things. Mais Joe Keery est aussi un musicien à succès dont le titre End of the Beginning sorti en 2022 a totalisé 1,5 milliard d’écoutes sur les plateformes. Il défend son troisième album The Crux qui se moque avec tendresse des travers de son époque.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Joe Keery, un héros d’Hollywood qui opte pour la musique
Joe Keery se souvient de chacun de ses trajets d’été en direction du Cap Cod, cette presqu’île posée comme une virgule dans l’État du Massachusetts. Dans le vieux camion blanc de son père, la clim n’avait jamais été réparée, il fallait donc rouler vitres ouvertes, à fond sur l’autoroute, pendant que l’autoradio crachait du blues, de la country, Bruce Springsteen ou la soul incandescente de Sharon Jones. Il revoit aussi Newburyport, la ville pittoresque où il a grandi dans les années 90. Il y avait les maisons coloniales de Salem Street, une balançoire en corde au fond du jardin et ce vieillard qui terrifiait les gosses du quartier en sifflant des bouts de phrases dans son laryngophone.
À l’époque, Joe Keery n’a pas encore décroché le rôle de Steve Harrington, lycéen branché de la série SF Stranger Things, ni crevé l’écran dans la cinquième saison de Fargo, adaptation subtile du long-métrage éponyme des frères Coen. Mais alors que Hollywood lui tend les bras, le jeune homme de 32 ans varie les plaisirs et s’abandonne, en parallèle, à sa passion pour la musique. Il faut dire qu’il a la gueule de l’emploi.
Trois ans après Decide (2022), son deuxième album salué par la critique – le titre End of Beginning totalise 1,5 milliard d’écoutes sur les plateformes de streaming –, Joe Keery retrouve son alter ego… Djo. Il défend cette fois The Crux, nouveau disque disponible le 4 avril et produit avec son ami Adam Thein. Il y parle de perte, de désir et de résilience, fustige les trendsetters et nous propulse, en fait, dans l’habitacle de son camion blanc. Au programme : pop des sixties, post-punk anguleux façon Talking Heads, ballades efficaces et rock sarcastique et débraillé à la manière des Arctic Monkeys. Rencontre.
L’interview de Joe Keery pour la sortie de son troisième album The Crux
Numéro : N’en avez-vous pas assez qu’on vous parle tout le temps de Stranger Things?
Djo : Avant, cela me dérangeait, mais plus maintenant. Pendant longtemps je craignais que l’on me catalogue comme “cet acteur qui fait de la musique”. The Crux est mon troisième album et beaucoup de gens me voient encore comme… un acteur qui fait de la musique. Donc peu importe.
Votre casquette d’acteur influence-t-elle la façon dont vous composez de la musique?
Oui, car je me concentre davantage sur la dimension narrative de chaque chanson. En cela, j’admire beaucoup Paul McCartney, qui parvient à transformer sa voix selon les morceaux.
Navré de jouer l’oiseau de mauvais augure, mais vous serez certainement l’une des premières victimes des évolutions de l’intelligence artificielle. Cela vous effraie-t-il?
Oui, ça me fait peur. Comme toute nouvelle technologie, l’IA présente des avantages et des inconvénients, mais il est assez effrayant qu’elle puisse copier quelque chose à la perfection et nous mener alors vers la désinformation totale. Rendez-vous compte : une IA peut reproduire une chanson de John Lennon et faire croire à tout le monde qu’il s’agit d’un titre inédit sorti de derrière les fagots… Quelque chose d’aussi sophistiqué ne peut être qu’inquiétant. Cependant, je dois reconnaître qu’avec l’essor de l’IA, les gens s’intéressent de plus en plus aux œuvres authentiques. Avec ce nouvel album, je voulais donc proposer quelque chose de réel. Pas forcément parfait, mais quelque chose de… vrai. Par le passé, au lieu d’empiler des couches de production, les groupes doublaient simplement la voix principale. Aujourd’hui, la pop est ultra produite : les voix sont empilées, travaillées, lissées. Moi, je voulais revenir à quelque chose de plus brut, laisser apparaître des imperfections pour que le public puisse profiter d’un chant plus naturel lors des performances live. C’est aussi une prise de risque. Je me mets à nu, en quelque sorte.
Est-ce pour cela que vous qualifiez vos morceaux de “chansons simples”?
Lorsque je compose, je cherche à transposer la version la plus simple d’une idée, sans être redondant, sans donner l’impression qu’on l’a déjà entendue ailleurs. Mais il faut pourtant qu’elle ait une certaine familiarité, presque comme une berceuse, avec une mélodie simple qui reste en tête. J’ai deux nièces, et ma sœur a écouté l’album avec elles. Elle m’envoie parfois des vidéos des filles qui chantent mes chansons. N’est-ce pas là la meilleure des validations ?
J’ai sélectionné trois de vos morceaux que je trouve assez différents les uns des autres : Total Control (2019), I Want Your Video (2022) et Charlie’s Garden (2025). Comment analysez-vous votre propre évolution musicale?
Total Control un morceau très brut, le son de la guitare est un peu bancal et il a un côté psychédélique, dans la veine du stoner rock. C’était un projet assez expérimental qui m’a permis de comprendre le processus de création d’un album et l’enregistrement d’instruments en live. I Want Your Video, en revanche, est un titre maximaliste. J’étais dans une phase perfectionniste et je me dirigeais vers un son plus disco, plus serré, plus propre aussi, à la limite de l’hyperpop. À cette époque, je voulais que le son soit sec, précis, avec une sorte de réverbération contrôlée qui permettait alors d’obtenir un effet d’espace, sans exagération. Quant à Charlie’s Garden, c’est totalement une berceuse. Un morceau simple avec peu de variations d’accords, mais les arrangements et l’accumulation des instruments le rendent plus complexe qu’il ne l’est en réalité. Il rappelle le Hello, Goodbye des Beatles [1967] ou une œuvre de Todd Rundgren [collaborateur de la chanteuse Patti Smith].
Votre nouvel album est beaucoup plus intime que les précédents. N’est-il pas risqué de se montrer vulnérable lorsqu’on fait carrière à Hollywood ?
Je suis assez à l’aise avec le fait de partager mes insécurités. Cela ne me dérange pas du tout. En revanche, exprimer ma colère, ça, c’est plus révélateur. J’ai par exemple composé le morceau Basic Being Basic dans un moment d’extrême rancœur à l’égard de quelqu’un, et j’ai longtemps hésité à le modifier. Après en avoir discuté avec mes proches, j’ai compris que cette sincérité faisait partie de mon rôle d’artiste. C’est parfois inconfortable, mais c’est aussi ce pourquoi les gens se connectent à nous. Parce que nous nous exposons… dans tous les sens du terme.
La pochette de votre album présente un bâtiment en brique new-yorkais avec des escaliers de secours métalliques sur sa façade. Pourquoi avoir choisi cette image?
Nous avons collaboré avec le photographe Neil Krug, qui a réalisé de superbes pochettes, notamment pour Lana Del Rey ou Tame Impala. Nous voulions proposer une image lumineuse et maximaliste en référence aux albums Crisis? What Crisis? ou Breakfast in America de Supertramp. Des pochettes accrocheuses dont les détails surgissent à mesure qu’on les regarde. Et nous trouvions judicieux d’illustrer cette idée avec un immeuble pour que les éléments du premier plan interagissent avec ceux de l’arrière-plan.
The Crux (AWAL) de Djo, disponible le 4 avril.
En concert à l’Élysée Montmartre, Paris XVIIIe, le 23 juin.