“J’ai déjà été témoin d’attitudes sexistes. Cela aurait arrangé certains que je sois juste chanteuse.” Rencontre avec CHLOÉ à la Peacock Society
Fille d'une disc-jockey fan de disco, Chloé est devenue une icône de la techno française en l'espace de seize ans. Aujourd'hui à la tête de son label Lumière Noire, elle a sorti son album “Endless Revisions” qu'elle est venue présenter en version live et revisitée sur la scène de la Warehouse lors de la 6e édition de la Peacock Society. Rencontre avec Numéro dans les backstages du festival.
Propos recueillis par Antoine Ruiz.
Fille d'une disc-jockey fan de disco, Chloé Thévenin est devenue une icone de la techno française en l'espace de seize ans. Native de Paris, elle a délaissé ses études de droit à l'Université Panthéon Assas pour faire vibrer sa maestria dans les plus grands clubs parisiens (l'ancien Pulp, le Rex Club, l'Élysée Montmartre) et les plus prestigieux d'Europe (Watergate et Berghain de Berlin, l'ancienne Fabric de Londres). Nommée aux Victoires de la Musique en 2010, CHLOÉ est aujourd'hui à la tête de son label Lumière Noire et s'est récemment retrouvée aux commandes de bandes originales de multiples projets, tels que Blackmail, Paris la blanche ou encore le court-métrage présenté à Cannes Le Pérou. Et c'est sur la scène de la Warehouse qu'elle a présenté son dernier album Endless Revisions dans une version live brillamment revisitée. Rencontre à la Peacock Society.
Numéro : Comment êtes-vous arrivée sur la scène de musique techno et pourquoi avoir choisi ce genre musical ?
Un peu par hasard. J'ai découvert la musique électronique en allant dans des raves et des clubs à Paris. C'était au début des années 90, j'étais alors assez jeune. Je ne connaissais pas du tout auparavant mais j'ai tout de suite halluciné. Par la suite, j’ai voulu intégrer ce genre musical à mon quotidien mais il n'y avait pas énormément de soirées en lien avec l'électronique et il fallait acheter les vinyles chez des disquaires spécialisés. Et c'est comme ça, assez naturellement, que j'ai commencé à mixer.
Qu’écoutiez-vous à ce moment là, avant de découvrir la musique électronique ?
En fait j'ai toujours été baignée dans la musique, étant donné que mon père avait une incroyable collection de disques et qu'il jouait aussi de la guitare. Il m'a transmis cette passion et tout son savoir. J'ai d'ailleurs commencé à jouer de la guitare assez jeune puis à composer moi-même quelques mélodies. Quant à ma mère, elle écoutait la radio du matin au soir surtout Radio Show qui diffusait essentiellement de la variété anglaise.
De nombreuses influences qui ont forgé vos créations actuelles ?
Oui carrément. Disons que je ne suis pas seulement ancrée dans la musique électronique, moi, j‘ai besoin d’évocations. Je ne vise pas à reproduire des choses mais plutôt à mélanger les genres : des sonorités dark disco, techno ou indie… Il faut aller puiser dans tout ça.
“La musique électronique je l'écoute pour la jouer. Pour moi, elle est fonctionnelle, j'ai juste besoin de le ressentir.”
Et aujourd’hui, qu'est-ce que vous écoutez au quotidien ?
En ce moment j'écoute du classique à fond ! Je fonctionne par obsessions. Je lis The Rest is Noise d’Alex Ross, un ouvrage qui traite de la musique moderne en général et aborde aussi la musique classique. Ce qui me fascine particulièrement c'est cette période disons “moins classique”, lorsqu'on a commencé à aller vers de nouveaux types de composition, comme avec Schönberg ou Ravel et son Boléro que je trouve incroyable. Pour moi, la musique électronique est fonctionnelle, elle fait partie de mon métier. Je l'écoute essentiellement pour la ressentir, puis la jouer. Je ne vais pas en diffuser chez moi.
Et ici, à la Peacock Society, quels artistes êtes-vous venue voir ou écouter ?
Théo Muller, qui est un artiste que j'aime beaucoup et qui a d'ailleurs sorti un morceau sur mon label, pour une de mes compilations. C'est un super DJ, avec qui j'ai d'ailleurs fait un back to back [une collaboration en live] pour la radio Rinse, il n'y pas très longtemps. Il fait partie de ces gens dont la rencontre a été un choix, non un hasard. Concernant les autres, je les connais plus ou moins tous, ou du moins je les ai déjà écouté plein de fois, comme Richie Hawtin par exemple…
Parlez-nous un peu de votre nouvel album, Endless Revisions ?
Je l'ai sorti en octobre dernier, sous mon label Lumière Noire. Ce soir je le joue en live, et je vais revisiter les morceaux pour leur donner un nouveau visage. J’ai produit cet album au milieu d'autres projets car je tourne quasiment tous les weekends et je travaille aussi des remix et d’autres maxis. J'ai élaboré Endless Revisions avec un groupe franco-chilien : Nova Materia. On a collaboré sur deux des morceaux et cela a été très enrichissant pour moi. Il faut savoir que dans la musique électronique, il est très facile de se renfermer sur soi-même. Quand je mixe, je suis seule. En studio, c'est la même chose, je n'ai pas de producteur étant donné que je suis moi-même la productrice. En live, c'est totalement différent, je suis accompagnée : j'ai quelqu'un pour la scénographie, un ingénieur du son… C'est à moi de faire appel à d'autres artistes, pour m'enrichir d'une part et pour m'ouvrir à d'autres choses également. Sinon, on se perd rapidement dans une sorte d'égocentrisme artistique. L'émulation créative vient à plusieurs, c'est un fait.
“Je fais partie de ces artistes qui n'ont pas d'étiquette propre, mais j'espère tout de même être reconnaissable sans forcément rentrer une catégorie bien définie.”
Quelle est votre vision de la scène électronique d'aujourd'hui ?
La musique électronique est aujourd'hui largement démocratisée. Et la Peacock Society fait d'ailleurs partie de ces festivals qui ont intégré ce processus de démocratisation. Aujourd'hui, certains festivals sont devenus de véritables institutions. La Peacock Society constitue un festival très respectable. J'aime aller à ce genre de festival qui a un certain parti pris. J'entends par là d'aller se nicher dans des lieux mythiques, tels que le Parc Floral de Vincennes, ce qui était à l'époque impossible. Aujourd'hui c'est totalement accepté et toléré. C'est marrant de voir qu'à l'époque c'étaient les institutions qui nous tapaient dessus — je dis nous car j'estime que je fais partie de cette mouvance de la musique électronique — alors qu'aujourd'hui c'est l'inverse, elles en demandent. Après comme partout, il y a des choses dans la musique électronique que j'aime et d'autres choses que je n'aime pas. Quand c'est trop mainstream, par exemple, je fuis. C'est ce côté underground et marginal de l'électronique qui m'intéresse le plus.
Pensez-vous que c'est un genre musical qui va continuer d'évoluer, et ainsi prospérer, ou au contraire, pensez-vous qu'il s'agisse plutôt d'un effet de mode voué à disparaître ?
D'une part, la musique électronique est indissociable de l'évolution des nouvelles technologies. On peut jouer de n'importe quel instrument, mais le son de la musique électronique, quant à lui, évolue en même temps que ce qui est possible de faire avec les nouveaux outils. Aussi, je ne sais pas si le métier de DJ existera toujours à l'avenir, peut-être que dans quelques années on trouvera ça nul et beauf… La notion de disc-jockey, dans sa fonction première de passer le disque des autres, a toujours été très importante dans une soirée. De plus, aujourd'hui, il y a un système de starification et de culte autour des DJ. C'est comme l'industrie de la mode, il y a des tendances qui apparaissent puis disparaissent, puis reviennent au fur et à mesure. Après, à l'avenir, peut-être qu'il y aura d'autres formes de groupes, d'autres formes de musiques, des styles encore croisés qui vont émerger… À l'heure actuelle, je suis incapable de prédire l'avenir de la musique électronique.
Vers quel courant rapprocherez-vous votre musique ?
C'est dur de catégoriser ma musique. D'ailleurs, je ne me sens pas légitime de le faire. Je n'aime pas l'idée d'enfermement. Comme je disais tout à l'heure, j'ai des inspirations musicales multiples, j'aime bien la new wave, le dark rock, tous ces courants avec lesquels j'ai grandi. Il ne faut pas croire, j'aime aussi les styles joyeux, même si je ne les inclus pas dans mes sets. Pour faire simple, je fais partie de ces artistes qui n'ont pas d'étiquette propre. J'espère cependant être reconnaissable, sans forcément rentrer une catégorie bien définie.
“Si chacun cachait son identité sur scène, on ne ferait plus la distinction homme/femme, on serait tous réunis dans un même sac et on se différencierait par notre technique, notre art, notre manière de produire. Il faut bousculer cette sorte d'inconscient collectif.”
Grimes, une productrice canadienne de musique électronique, disait dans une interview il y a quelques temps que l'industrie demeurait sexiste et qu'il était difficile encore pour une femme de percer en tant que productrice. Partagez-vous cet avis ?
C'est un monde où il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes, c'est un fait. Mais il y a de plus en plus de femmes dans le milieu et ça se remarque notamment au niveau des programmations de festivals, comme celui de la Peacock Society, où des noms comme Nina Kraviz, Charlotte de Witte ou Amelie Lens figurent au sommet. Les promoteurs doivent prendrent conscience que nous vivons dans une société encore sexiste même si l’affaire Weinstein a permis de libérer la parole dans tous les milieux. Quelque chose est en train de se passer mais c'est une évolution est encore trop lente. À mes débuts, je ne l’ai pas forcément ressenti, mais j'ai déjà été témoin d'attitudes sexistes, notamment lorsque je voulais développer ma technique de production et de composition. Quand je posais des questions, je sentais que ça aurait arrangé certains que je sois simplement chanteuse. Sauf que ce n'est pas le même métier, et ce n'était pas ce que je voulais faire.
Certaines personnes ont tendance à assimiler la musique électronique à une musique transgressive et par conséquent, une musique agressive réservée à la gente masculine…
Exactement. Mais pour moi, la musique n'est pas “genrée”. Par exemple, j'ai déjà entendu des personnes me faire la remarque que ma musique est très féminine. Juste parce que je suis une femme, ma musique est directe labellisée. Je trouve ça casse-délire. Je travaille, je fais ce que j'aime faire et d'un coup on vient me placer dans une catégorie avec laquelle je n'ai pas du tout envie d'être assimilée. Une fois, on m'a sorti : “Tu es ma DJ femme préférée”. Pourquoi avoir rajouté “femme” dans cette remarque ? Si chacun cachait son identité sur scène, on ne ferait plus la distinction homme/femme, on serait tous réunis dans un même sac et on se différencierait par notre technique, notre art, notre manière de produire. Il y a du travail encore à ce niveau là. Il faut bousculer cette sorte d'inconscient collectif.
Quels sont vos prochains projets ?
En ce moment, je tourne beaucoup en live, avec mon album Endless Revisions. Récemment, je viens de clôturer une compilation aux côtés d’artistes de touts horizons. Ce sont des morceaux au tempos très différents, qui rassemblent plein de gens dont j'admire le travail. Cela va de la techno à des morceaux plus calmes. Je m'occupe aussi pas mal de mon label et j'ai, en parallèle, un projet d'album en duo avec une percussionniste bulgare, Vassilena Serafimova. L'agenda est bien chargée !