Interview vérité : Ibeyi, les chamanes de la soul
Révélées au public en 2015, les jumelles Ibeyi seraient, à en croire la religion yoruba qui a baigné leur enfance, déesses de la Foudre et de la Mer. Peut-être est-ce pour cela que leur musique soul semble littéralement envoûter tous ceux qui les écoutent, jusqu’à Beyoncé ou Karl Lagerfeld, qui leur a fait les honneurs de son défilé croisière à Cuba en 2017. Rencontre avec deux jeunes musiciennes captivantes.
Par Thibaut Wychowanok.
Portraits Dominique Issermann.
Réalisation Camille-Joséphine Teisseire.
Portraits Dominique Issermann.
Production Camille-Joséphine Teisseire.
Révélé en 2015 par un premier album qui portait leur nom, Ibeyi, le duo formé par les jumelles Lisa-Kaindé et Naomi Diaz n’a cessé depuis de conquérir le monde. Les Françaises avaient déjà séduit Richard Russell – producteur de The XX et d’Adele, qui les accompagne depuis leurs débuts – quand Beyoncé tombe sous leur charme et les invite à participer à son film Lemonade en 2016. L’Internet s’enflamme. Et lorsque Chanel s’envole à Cuba pour présenter sa collection croisière 2017, c’est bien sûr aux deux sœurs, nées d’un père cubain (le célèbre musicien Angá Diaz), que Karl Lagerfeld fait appel. Parce que leur musique syncrétique, entre sonorités électroniques, cubaines, jazz et soul, incarne la quintessence d’une époque qui ne connaît ni les genres ni les frontières. Mais aussi parce que leurs compositions, bouleversantes ou enivrantes, ont une âme : une “soul” que leur second opus Ash, l’un des beaux succès de l’année 2017, déploie avec élégance sur douze titres lumineux, et engagés.
Numéro : Votre musique est irriguée par une grande spiritualité, par la religion yoruba notamment, très implantée à Cuba, mais dont on trouve l’origine autour du Niger. Vous êtes-vous déjà rendues en Afrique ?
Naomi : Nous avons vécu une expérience hors du commun au Bénin. Nous voulions nous rendre à la Porte du non-retour, ce lieu où les esclaves partaient pour le continent américain. Ce lieu où la douleur se sent jusque dans l’air. En chemin, une femme nous interpelle : “Jumelles ? Je viens du village des jumeaux. Il faut que vous m’accompagniez. Nous devons faire une cérémonie.” Là-bas, lorsqu’un jumeau meurt, on se doit de lui créer une figurine et de la nourrir jusqu’à la fin de la vie de l’autre jumeau. Pour notre venue, les prêtres ont sorti toutes les figurines. Le village a entonné des chants, allumé des encens, et les hommes tapaient sur leurs torses… comme cela se fait chez nous à Cuba. D’un continent à l’autre, des générations plus tard… Nous étions en pleurs.
“Lorsque j’apprends que je suis l’une des filles de Yemaya, déesse de la Mer, je me souviens aussitôt que, petite, je passais mon temps à chanter devant la mer. Je rêvais d’être une sirène et de respirer sous l’eau. Je chérissais ce sentiment, j’étais obsédée par cette idée de l’humanité sous l’eau, d’une Atlantide.”
Est-il vrai que, selon la religion yoruba, vous êtes fille de la déesse de l’Eau et fille de la déesse de la Foudre? Et qui en a décidé ainsi ?
Naomi : Ce sont les dieux qui en décident, lors d’une cérémonie. Les prêtres lancent les coquillages sur le sol et lisent la réponse des dieux. Est-ce que cette fille est la fille de Osun ? Non. Est-ce que cette fille est la fille de Ogun ? Non. Est-ce que cette fille est la fille de Shango ? Oui. J’étais la fille de Shango, déesse de la Foudre. Et Lisa, la fille de Yemaya, déesse de la Mer. Et question caractère, les dieux ne se sont pas trompés.
Lisa-Kaindé : Lorsque j’apprends que je suis l’une des filles de Yemaya, je me souviens aussitôt que, petite, je passais mon temps à chanter devant la mer. Je rêvais d’être une sirène et de respirer sous l’eau. Je chérissais ce sentiment de bien-être sous l’eau, dans une bulle, bercée par les vagues, dans un monde parallèle. J’étais obsédée par cette idée de l’humanité sous l’eau, d’une Atlantide. J’étais gamine, ça explosait mon cerveau.
Naomi : C’est l’effet que nous ont fait également les films de Miyazaki : Le Château dans le ciel, Princess Mononoké que nous avons vus au cinéma avec notre père alors que nous avions 7 ans.
Lisa-Kaindé : Ces films ont ouvert notre imaginaire. J’ai fait une liste de films qui ont changé ma vie, pour la transmettre un jour à mes enfants, et ceux-là en font partie. Ces œuvres te font pleurer et te font prendre dix ans d’un coup ! Parce que ces dessins animés ne prennent pas les enfants pour des idiots. Après avoir vu Princesse Mononoké, je me suis dit : “Je veux être cette fille sauvage. Je veux être pourvue de son courage.”
Votre gémellité est toujours mise en avant. Mais qu’ont en commun la mer et la foudre ?
Naomi: Nous n’avons jamais été des jumelles inséparables. Nous n’avons jamais été dans la même classe. Nous avons même fréquenté des lycées différents. Et nous n’avions pas forcément les mêmes amis !
Lisa-Kaindé : Et Naomi a quitté la maison très tôt. Quand tu revenais et que je te voyais, je découvrais le gouffre de nos différences. J’avais un emploi du temps bien établi, j’allais à l’université, j’étudiais. Et toi, tu étais en train de vivre ! Tu allais à des concerts de jazz, tu chantais tout le temps. J’étudiais le jazz, toi, tu le vivais. Tu vivais ta vie d’adulte et j’étais encore une gamine. Et puis Ibeyi a commencé à exister. Tu es revenue à la maison. Nous avons rencontré Richard Russell.
Richard Russell est votre producteur depuis votre premier album. Quel genre de conseils une légende de la musique telle que lui donne-t-elle à des artistes qui ont à peine 20 ans?
Lisa-Kaindé : “Les gens pensent qu’il faut écouter beaucoup de musique pour faire un album. Mais ce qu’il faut faire avant tout, c’est lire des livres.” C’est ce que nous a dit Richard dès notre premier album. Il nous a parlé longuement de Damon Albarn [membre des groupes Blur et Gorillaz], de la manière dont il s’enferme avec une montagne de livres pour écrire. Parce que le plus dur dans la musique, nous disait-il, ce sont les paroles.
Since releasing their first album in 2015, Ibeyi, the duo formed by French twins Lisa-Kaindé and Naomi Diaz, haven’t stopped conquering the world. They’d already seduced Richard Russell – producer of The XX and Adele, who has been with them from the beginning – when Beyoncé fell under their spell and invited them to take part in her film Lemonade, in 2016. The internet went wild. And when Chanel took off for Cuba to show its 2017 cruise col- lection, it was of course to the two sisters, daughters of a Cuban father (the celebrated musician Angá Diaz), that Karl Lagerfeld turned. Because their syncretic music, which mixes sounds from electro and Cuban mu- sic, as well as jazz and soul, embod- ies the quintessence of an age which knows no boundaries nor genres. But also because their heady, mov- ing sound has a soul, which can be felt in all 12 tracks of their second album Ash, an elegant, luminous, committed disc that was one of the musical high points of 2017.
Numéro: Running through your music there’s a strong current of spirituality, in particular the Yoruba religion, which is very widespread in Cuba but which originates around the River Niger. Have you been to Africa?
Naomi: We had an extraordinary experience in Benin. We wanted to go to the Door of No Return, one of the places where slaves left for America – a place where hurt can be felt in the very air. On the way there, a woman came up to us: “You’re twins? I come from the village of twins. You must come with me. We must hold a ceremony.” Over there, when a twin dies, you have to create a figurine and feed it until the end of the other twin’s life. For our arrival, the priests had got out all the figu- rines. The whole village burst into song, lit incense, and the men banged on their chests – just like back home in Cuba. From one con- tinent to another, generations later… We were in tears.
“When I learned that I was one of the daughters of Yemaya, I immediately remembered that as a little girl I used to spend all my time singing by the sea. I dreamed of being a mermaid and breathing underwater. I cherished the feeling of well- being below the water, in a bubble, rocked by the waves in a parallel world. I was a little girl and it blew my brain.” Lisa-Kaindé Diaz
Is it true that, according to the Yoruba religion, one of you is the daughter of the goddess of water and the other the daughter of the goddess of lightning? And how is that decided?
Naomi: It’s the gods who decide, during a ceremony. The priests throw shells onto the ground and read the gods’ answers. “Is this girl the daughter of Osun?” “No.” “Is she the daughter of Ogun?” “No.” “The daughter of Shango?” “Yes.” I was the daughter of Shango, goddess of lightning. And Lisa, was the daugh- ter of Yemaya, goddess of the sea. And where our characters are con- cerned, the gods were spot on.
Lisa-Kaindé: When I learnt that I was one of the daughters of Yemaya, I immediately remembered that as a little girl I used to spend all my time singing by the sea. I dreamed of being a mermaid and breathing underwater. I cherished the feeling of wellbeing below the water, in a bubble, rocked by the waves, in a parallel world. I was ob- sessed by the idea of humans living underwater, of an Atlantis. I was a little girl and it blew my brain.
Naomi: Hayao Miyazaki’s films had a similar effect on us – Castle in the Sky and Princess Mononoke, which our father took us to see when we were seven.
Lisa-Kaindé: Those films set our imaginations soaring. I made a list of the films that changed my life, which one day I’ll give to my children, and those two are on it. They make you cry and make you ten years older in an instant! They’re animated films that don’t take children for idiots. After watching Princess Mononoke, I said to myself, “I want to be that wild girl. I want to have her courage.”
Les vôtres sont nourries de références et de citations littéraires, depuis la poétesse Claudia Rankine jusqu’au journal intime de Frida Kahlo…
Lisa-Kaindé : Nous sommes issues d’un milieu cultivé et nous sommes fières de notre héritage. Notre grand-père était professeur d’histoire de l’art au Venezuela. Notre grand-mère enseignait la littérature. Et notre père, bien sûr, était un immense musicien. Sans oublier notre mère. Imaginez l’effet que produisent les paroles d’une mère sur ses deux enfants, lorsqu’elle leur déclare : “Ce livre a changé ma vie” ou “Cette chanson a changé ma vie” ! Dès notre enfance, nous avons été confrontées
à la puissance de la création artistique. Et nous l’avons ressentie au plus profond de nous-mêmes.
“Nous sommes issues d’un milieu cultivé et nous sommes fières de notre héritage. Dès notre enfance, nous avons été confrontées à la puissance de la création artistique. Et nous l’avons ressentie au plus profond de nous-mêmes.”
Peut-on revenir sur le morceau No Man Is Big Enough for My Arms, dont le titre est tiré de La Veuve Basquiat, le livre qu’a écrit Jennifer Clement sur l’histoire d’amour entre son amie Suzanne Mallouk et Jean-Michel Basquiat ?
Lisa-Kaindé : Nous étions dans la maison de campagne de Richard Russell. Je suis tombée par hasard sur ce livre, qui m’a tout de suite attirée parce qu’il était question de Basquiat. La narratrice y décrit comment, alors qu’elle n’avait que 7 ans et que sa mère avait caché un militaire qui avait fui les combats, ce dernier
lui aurait dit en partant : “Je reviendrai un jour, et je t’épouserai.” Et la fillette de lui répondre : “No man is big enough for my arms.” “Aucun homme n’est assez grand pour mes bras.” À la lecture du texte, ma mâchoire s’est décrochée. Qui oserait dire quelque chose comme ça aujourd’hui ? Quelle femme, adulte, a cette indépendance vis-à-vis des hommes ? Dès le lendemain, j’ai retrouvé Naomi en studio et je lui ai dit : “Nous avons une chanson.”
Vous y avez ajouté l’extrait d’un discours très puissant de Michelle Obama, où l’ex-première dame explique qu’une société peut se juger à la manière dont elle traite ses jeunes filles…
Naomi : Alors que la chanson prenait forme en studio, Donald Trump était élu aux États-Unis. L’homme qui se vantait d’“attraper par la chatte” les femmes…
Dans le morceau Deathless, vous évoquez une histoire plus personnelle. Adolescente, Lisa, vous êtes arrêtée par la police, traitée comme une délinquante à cause de votre coupe afro et de votre couleur de peau…
Lisa-Kaindé : Je comprends qu’il y ait des gens racistes. Parce qu’ils sont ignorants. C’est dégueulasse et inacceptable, mais je le comprends. C’est logique. Ce qui m’a vraiment choquée ce jour-là, c’est l’absence de réaction des témoins de la scène. Qui m’a secourue ? Qui m’a aidée à ramasser mes affaires ? Qui a eu un mot gentil ? Tous sont restés pétrifiés. Être immortel, deathless, comme je le dis dans le morceau, c’est reprendre le pouvoir, agir, changer les choses. Je ne parle pas de révolution, je parle juste d’un mot gentil.
Everyone always talks about the fact that you’re twins, but what do the sea and lightning have in common?
Naomi: We were never inseparable twins. We were never in the same class at school. We even went to dif- ferent secondary schools. And we don’t necessarily have the same friends!
Lisa-Kaindé: And Naomi left home very early. When you came back I saw the huge differences between us. I had a regular schedule, I was going to university and studying, but you were living it up! You were going to jazz concerts and singing the whole time. I was studying jazz, you were living it. Yours was an adult life, I was still a little girl. And then Ibeyi began. You came back home. We met Richard Russell.
Richard Russell has been your producer right from the start. What advice did a music legend like him give to artists who were barely 20 years old?
Lisa-Kaindé: “People think you have to listen to a lot of music to make an album. But what you have to do more than anything is read books.” That’s what Richard told us right at the start. He spoke at length about Damon Albarn [of Blur and Gorillaz] and the way he would shut himself up with a mountain of books to write. Because the hardest thing in music, he said, is the lyrics.
Yours are full of references and literary quotes, from the poetry of Claudia Rankine to the diary of Frida Kahlo…
Lisa-Kaindé: We come from an educated background and we’re very proud of that. Our grandfather was an art-history professor in Venezuela, our grandmother taught literature, and of course our father was a hugely talented musician. Not to forget our mother. Imagine the ef- fect of a mother’s words on her two children when she tells them “This book changed my life” or “That song changed my life.” From childhood onwards we were made aware of the power of artistic creation. And we felt it deep within us.
Can you talk about the track No Man Is Big Enough for My Arms, whose title comes from Widow Basquiat, Jennifer Clement’s book about the love story between her friend Suzanne Mallouk and Jean-Michel Basquiat?
Lisa-Kaindé: We were at Richard Russell’s country place, where I hap- pened on the book. It immediately attracted me because it was about Jean-Michel Basquiat. In the book, the narrator describes how, when she was only seven and her mother had hidden a soldier who was fleeing combat, he said to her just as he was leaving, “I’ll come back one day and marry you.” And the little girl replied, “No man is big enough for my arms.” On reading those lines, my jaw dropped. Who would dare say something like that today? What kind of adult woman has that kind of in- dependence with respect to men? The next day I met up with Naomi in the studio and said to her, “We’ve got a song.”
In the song, you also included part of a very powerful speech by Michelle Obama, in which she explains that a society can be judged by how it treats its little girls…
Naomi: While the song was taking shape in the studio, Donald Trump was elected president in the United States. The man who was caught boasting of grabbing women “by the pussy”…
In the track Deathless, you make reference to a much more per- sonal incident. As a teenager, Lisa, you were arrested by the police and treated like a petty criminal simply because of the colour of your skin.
Lisa-Kaindé: I understand that people can be racist. It’s simply be- cause they’re ignorant. It’s totally disgusting and unacceptable, but nonetheless I get it. It’s logical. What really shocked me that day was the total lack of reaction from all the people who were there and wit- nessed the scene. Who among them came to my aid? Who helped me pick up my things? Who had a kind word to say? They all just stood there like statues. Being immortal, “deathless” as I say in the track, is a way of taking back power, of doing something, of changing things. But I’m not talking about revolution here, just saying a kind word.