Julien Doré : “Abolir la frontière entre le bon et le mauvais goût m’a animé tout au long de ma vie”
On l’a découvert il y a 17 ans en gagnant flamboyant, décalé et talentueux de l’émission Nouvelle Star. Le chanteur français Julien Doré, 42 ans, revient aujourd’hui à ses premières amours, en publiant, ce vendredi 8 novembre 2024, un album de reprises : Imposteur. On a rencontré, à cette occasion, un artiste tendre, sincère et profond, qui n’a vraiment rien d’un arnaqueur.
propos recueillis par Violaine Schütz.
L’interview de Julien Doré, qui sort l’album Imposteur
Numéro : Pourquoi avoir choisi d’appeler cet album Imposteur ? Est-ce un mot dont on vous a affublé au début de votre carrière ?
Julien Doré : Il y a plusieurs couches, mais la première raison est très instinctive, un peu comme tout ce disque. J’ai abordé cet album en voulant m’amuser, jouer avec les codes avec lesquels je suis né, il y a 17 ans, dans la Nouvelle Star. Le point de départ, c’est lorsque je fouillais, en studio, sur Internet. En tapant mon nom dans la barre de recherche, j’ai lu des articles sortis en 2007, durant la Nouvelle Star à mon sujet. Et certains d’entre eux utilisent ce mot-là, Imposteur. C’est un mot que je trouve assez beau. J’ai toujours été intéressé, quand j’étais aux Beaux-Arts, par la notion de détournement, la notion du faussaire, par l’ersatz (nom du premier album de Julien Doré, ndlr), par le ready-made initié par Marcel Duchamp, et puis les surréalistes, les dadaïstes, etc. Et donc, je me suis dis que ce sera chouette de revenir 17 ans après avec un album de reprises qui se nomme comme l’un des premiers qualificatifs qui m’avaient été donnés à une époque où je ne savais pas moi- même, tout comme les gens qui commentaient cette période, ce que j’allais devenir.
Avez-vous déjà souffert du syndrome de l’imposteur et pensé que vous ne méritiez pas votre formidable carrière, malgré votre talent ?
Je ne crois pas trop au talent, je crois au travail. Mais je pense que ça rejoint la question de l’imposture. Je savais qu’en appelant l’album ainsi, il y aurait des moments où on pourrait prendre le temps de parler de la question de l’imposture et de la légitimité. C’est une question qui, dans le monde dans lequel on vit, et pas seulement dans cette époque bête, violente et stupide que nous traversons, se pose tout le temps. Souvent, on parle de légitimité ou d’imposture à travers les métiers artistiques ou en évoquant ceux qui ont la chance d’avoir une image médiatique, d’être connus. Mais je pense que cette question se pose pour absolument tout être humain sur cette planète, dans toute zone de sa vie, qu’elle soit intime ou professionnelle. D’autant plus dans une époque comme celle-ci, où les citoyens que nous sommes sont culpabilisés en permanence par les systèmes politiques en place. On a l’impression que si le monde va si mal, c’est de notre faute et donc, pour cette raison, nous allons faire telle ou telle chose.
“C’est un luxe immense de vivre de sa passion à une époque qui ne l’autorise qu’à très peu de personnes.” Julien Doré
Pourriez-vous nous en dire plus sur cette culpabilité ?
Je pense que la culpabilisation de l’être humain en 2024 fait que tous les jours, on se lève avec l’idée que ce qu’on vit de joyeux, on ne le mérite pas vraiment. Et si c’est dur, comme il y a pire ailleurs, on n’a pas le droit de s’en plaindre. Moi, ce qui me fait très, très peur, c’est d’imaginer des nouvelles générations avancer dans ce monde. Imaginer mon fils grandir dans un monde où lorsqu’il va vivre un joli moment, qu’il va tomber amoureux ou qu’il va être entouré de beau, la première chose qu’il va se dire, c’est : Est-ce que je mérite de vivre ça dans un monde qui va si mal par ma faute ? Mais aussi par la faute de la génération de mes parents et de mes grands-parents, aussi. Lorsqu’il va vivre un moment difficile, il se dira : “Je ne devrais pas autant me lamenter sur ce qui m’arrive car le monde est tellement pire autour de moi (et ce, par ma faute).” C’est ça qui me questionne le plus. Désormais, à partir du moment où on est un être vivant sur cette planète – de notre espèce, parce que les animaux n’ont pas ce type de problématique mais plutôt une problématique de survie, qui sera aussi notre problématique à un moment donné -, on va rencontrer cette sensation d’imposture.
Est-ce que vous aussi, vous culpabilisez de vivre de votre passion et de pouvoir toucher autant de gens avec votre musique, notamment sur scène, alors qu’il se passe des choses très dures dans le monde ?
Evidemment. C’est un privilège et un luxe immense de vivre de sa passion à une époque qui ne l’autorise qu’à très peu de personnes. Combien de gens vivent du matin au soir dans une vie, voire dans une activité professionnelle qui ne leur convient pas ? Il est absolument surréaliste, voire injuste, de penser que certains d’entre nous ont la chance d’aimer ce que nous faisons au quotidien. Mais 17 années après la Nouvelle Star, je n’utilise plus cette pensée comme un frein, mais comme une action, un moteur dans ma création artistique. C’est pour ça que je m’absente trois ans entre chaque projet, au minimum, pour travailler suffisamment pour être à la hauteur de cette chance qui m’est donnée par celles et ceux qui m’écoutent. C’est pour ça que je travaille autant et que je disparais de la zone médiatique entre chaque projet. Que je ne cherche pas à sur-exister dans un monde qui pousse les artistes, ou du moins les gens connus, à le faire. On se retrouve à sortir des EP tout le temps qui ne sont même plus des EP. On publie des titres qui ne sont plus rattachés à aucune histoire. C’est pour ça que je fuis tout ça et que je respecte autant Mylène Farmer et Francis Cabrel.
“On peut estimer que faire des chansons qui sont partagées et qui, parfois, font du bien, constitue un engagement en soi.” Julien Doré
Vous êtes très engagé, notamment en ce qui concerne l’écologie mais aussi les animaux puisque récemment, en envoyant un SMS au numéro dévoilé dans l’un de vos clips, on versait de l’argent à la SPA…
Oui, j’ai besoin de sentir cette utilité dans cette chance qui est la mienne. C’est aussi quelque chose que je peux injecter dans ma musique. Ce reversement de droits des SMS pour la SPA, ce que j’ai pu faire quelques années auparavant avec le Secours populaire pour les Alpes-Maritimes, ou ce que j’ai fait sur le précédent album, reverser tous les droits de mon album Aimée (2020) à une association qui s’appelle Les blouses roses, qui œuvre à la fois pour les anciens dans les maisons de retraite et pour les petits, hospitalisés dans les différents hôpitaux de France… Ça me permet de trouver de la cohérence entre le propos que j’injecte dans mes chansons et une forme d’action.
Mais vous aidez beaucoup de monde avec votre musique…
Oui, on peut estimer qu’aujourd’hui, faire des chansons qui sont partagées, chantées, et qui, parfois, font du bien, constitue aussi une part d’engagement en soi. C’est aussi une petite pierre qui est posée quelque part. Faire naître une émotion et donc un souvenir, ce n’est pas rien. Et de toute façon, je ne sais faire que ça. Donc, le problème est résolu (rires). C’est déjà absolument merveilleux d’avoir, face à moi, en concert, des milliers de personnes chez qui je perçois une échappatoire, une pulsion de vie, un sourire, une larme… De voir un visage qui se tourne vers celui de la personne qui l’accompagne, que ce soit un petit enfant, une femme, un mari, un cousin, un pote, un petit fils ou une grand-mère. Et de sentir cette notion de transmission. La transmission était d’ailleurs l’un des thèmes de mon album Aimée, même s’il a surtout été vu comme un disque sur la question écologique. Dès que l’on aborde le thème de la transmission, on se pose la question de l’empreinte, de ce que l’on laissera ou de ce que l’on réussira à sauver pour celui à qui on transmet des choses.
“Je suis un éternel enfant et je travaille avec la part d’enfance qui est en moi.” Julien Doré
Pourquoi avoir eu envie de réaliser un album de reprises à ce moment précis de votre vie. Avez-vous traversé une crise de la quarantaine ?
Je suis un éternel enfant et je travaille avec la part d’enfance qui est en moi. Parfois, on le voit de façon plus illustrée comme c’est le cas de ma reprise d’Ah ! les crocodiles. La part d’enfance est tout le temps-là. Dans mes mises en scène de spectacles, même si je joue devant 12 000 personnes, il n’y a que de la poudre aux yeux enfantine, des tours de magie (des tours de magique, comme dit mon fils). Donc, non, ce n’est pas dû à la crise de la quarantaine, mais au fait de réaliser, pendant la tournée de l’album Aimée, que j’avais écrit des chansons sur la transmission, dont certaines étaient destinées à un enfant (hypothétique à ce moment-là). Au moment où je les ai écrites, je ne sais pas du tout que j’allais être papa. Et le mot Aimée est le prénom de ma mère et de ma grand-mère. Et pendant cette tournée, je perds ma mère et ma grand-mère et je deviens papa. Quand la tournée s’arrête, quelle aurait été la matière qui m’aurait animé pour écrire des chansons originales ? Ça aurait été celle-là. J’aurais donc écrit des chansons sur mon enfant, sur ma mère, sur ma grand-mère. Si j’étais reparti vers un album de chansons originales, je pense qu’elles auraient été habitées par ces êtres chers, mais d’une façon peut-être un petit peu moins universelle et moins pudique.
C’était le moment de faire le bilan…
Le fait de devenir papa et de perdre ma mère et ma grand- mère, ça a été un moment où je me suis dit : “Ok, tu vas t’arrêter deux secondes en tant qu’homme, pas en tant qu’artiste, et tu vas juste un peu regarder tout ça. D’où ça part, d’où ça vient ? Que s’est-il passé depuis 17 ans ? Et s’il y a un endroit où je peux reprendre contact avec la pulsion de vie en faisant de la musique, c’est en fait qu’il faut aller.” C’est de là qu’est née l’idée de l’album de reprises. Un disque que j’aurais pu enregistrer en sortant de la Nouvelle Star. C’est un projet solaire, c’est cool, joyeux, simple. Je ne me suis mis aucune pression. Ce qui m’intéresse, c’est que je me suis amusé et que je peux faire sourire les gens. Faire renaître un souvenir. Beaucoup de gens sont venus me voir en me disant : “Non, mais les L5, c’est mon enfance. Moi, les L5, c’est mon adolescence.” C’est juste ça que je veux. J’ai inconsciemment choisi des chansons, pour ce nouvel album, qui correspondent à des moments de ma vie. J’ai un mousqueton accroché à chacune de ces chansons avec un endroit de ma vie dessus.
“Abolir la frontière entre le bon et le mauvais goût m’a animé tout au long de ma vie.” Julien Doré
Sur Imposteur, vous reprenez des chansons comme Femme Like U de K. Maro de manière totalement totalement réorchestrée. Est-ce une manière d’abolir la frontière entre le prétendu bon goût et le prétendu mauvais goût ?
Abolir cette frontière m’a animé tout au long de ma vie. J’ai grandi dans une maison où ma maman écoutait la radio et où Philippe Risoli passait à la télévision. Je me suis nourri des groupes de rock les plus indés, tout en écoutant les L5 ou Hélène Segara. Je n’ai pas compris pourquoi, à partir du moment où ça devenait mon métier à moi aussi, je devais choisir. C’était déjà le cas aux Beaux-Arts. J’ai toujours une détestation pour la hiérarchisation du goût et une pour celles et ceux qui font preuve d’élitisme ainsi que d’un regard très condescendant et ironique sur des gens qu’ils estiment ne pas faire partie d’un certain univers. Ce qui m’intéressait chez Marcel Duchamp, c’est la notion du regardeur. Ce qui importe, c’est celui qui regarde, peu importe son parcours ou son éducation à l’art. J’ai toujours trouvé ce terme (l’éducation à l’art), qui était utilisé dans les écoles d’art, absurde. Qu’est-ce que ça signifie ? Ce qui compte, c’est celui qui regarde. Parce que s’il ferme les yeux, vous n’existez plus. Vous qui mettez du discours sur l’œuvre et vous qui produisez cette œuvre, vous n’existez plus.
Vous plaisez d’ailleurs autant aux fans de chanson française qu’aux amateurs de rock indé…
Il y a toujours eu beaucoup de colère en moi, sans doute à cause des Beaux-Arts. Je sentais parfois dans le corps professoral et dans les vernissages, du jugement. C’est sans doute pour ça que je me suis mis à faire du rock avec un groupe (Dig Up Elvis) et à jouer dans les bars. Dans ces moments-là, tous ces gens étaient ensemble et buvaient un coup. Il n’y avait aucun problème concernant les raisons pour lesquelles quelqu’un était là. Tout le monde se parlait. C’était cool. En montant un groupe, j’étais en rupture avec cette pensée du discours permanent et du droit à voir, à regarder qui commençait à me saouler.
“Pamela Anderson a été en permanence sexualisée par les hommes mais je souhaitais la faire apparaître dans mon clip d’une façon divine.” Julien Doré
Il n’y a pas de différence pour vous, entre reprendre les Doors ou Dave…
En musique, je mettais le même cœur à l’ouvrage quand je reprenais Les Mots bleus de Christophe, Les Bêtises de Sabine Paturel, du Elvis Presley ou du Britney Spears. Je voyageais dans mes souvenirs. S’il y a quelque chose dont je suis potentiellement fier, c’est qu’en vingt ans de passion musicale, j’ai toujours gardé ça. J’ai d’ailleurs ce souvenir incroyable, pour l’enregistrement de mon deuxième album, Bichon, d’être dans un canapé dans les studios Ferber, à Paris, et d’avoir, sur ma gauche, Françoise Hardy, et sur ma droite, Yvette Horner. Françoise venait enregistrer des voix sur ma chanson BB Baleine et Yvette venait faire un solo d’accordéon sur un autre morceau. La discussion qu’on a, à ce moment-là, est absolument normale. Il y a juste trois êtres humains qui discutent de leur parcours qu’on peut estimer différents.
Il y a des chansons, qui chantées par un homme (vous), prennent un autre sens à l’instar de Moi… Lolita d’Alizée. Et vous représentez, depuis vos débuts, avec vos cheveux longs et votre barrette, une masculinité tendre et non toxique…
Au moment où j’interprète Moi… Lolita à la Nouvelle Star, je ne m’en rends pas compte. Il y avait quelque chose de sombre dans ce morceau qui venait de la Lolita de Nabokov, alors qu’on connaissait le titre avec une rythmique joueuse. Et je trouvais qu’une voix d’homme qui reprenait ces mots-là, c’était intéressant. Mais ce n’était pas vraiment conscient. Quant à la masculinité non toxique, ça me parle. Ça me rappelle lorsque j’ai voulu rencontrer Pamela Anderson pour mon album & (Esperluette). Je lui ai expliqué pourquoi je souhaitais la filmer telle qu’elle est aujourd’hui. Ce qui est drôle, c’est que les années qui ont suivi, elle a décidé d’apparaître sans maquillage. Je lui ai dit à quel point j’avais eu honte des discours sexistes qui ont suivi son discours à l’Assemblée nationale, en 2016 (elle venait défendre une proposition de loi visant à interdire le gavage d’oie et de canard, ndlr). Je voulais m’excuser de la réaction de ces députés que je paie, en lui disant : “Les garçons ne sont pas ces hommes-là. Notre pays, notre jeunesse, c’est pas ça.” En permanence, dans son histoire, elle a été sexualisée par les hommes mais je souhaitais la faire apparaître d’une façon divine, iconique, avec une féminité qui pourrait être celle de ma mère, de ma sœur… Et elle a été touchée par ça.
“Sharon Stone a eu le même chemin que Pamela Anderson : une fraction de secondes les a définies pour des décennies.” Julien Doré
C’était pour le clip de votre chanson Le Lac, en 2016…
Oui. Et je pense qu’elle a été touchée par ce que je lui ai dit. Mais c’est vrai qu’en faisant ce clip avec elle, je trouve quelque chose qui va se poursuivre dans mes rencontres avec Françoise Hardy, Sylvie Vartan, Catherine Deneuve ou Véronique Sanson. Je ne sais pas si j’attire ça à moi ou si je vais le chercher ou que c’est dû à mon statut de fils qui a les valeurs des femmes qu’ont été ma mère et ma grand-mère. Mais il y a une forme de tendresse que je vais chercher à travailler avec des femmes qui ont un parcours très souvent abîmé, cabossé par les hommes. Et elles ont souvent eu la délicatesse et la pudeur de ne jamais l’utiliser dans leur chemin, dans leur carrière. Et là, on arrive à Sharon Stone, avec laquelle je reprends Paroles Paroles sur cet album, qui elle, a parlé de ça.
Sharon Stone a parlé du tournage de Basic Instinct en expliquant qu’elle n’était pas au courant qu’on filmait son entrejambe sans culotte… Elle l’a découvert bien plus tard…
C’est le même chemin que Pamela Anderson : elle a été sexualisée en raison d’une fraction de seconde qui l’a définie pour des décennies. Mais je trouve que les hommes, chanteurs ou acteurs, qui ont eu des parcours similaires, ont tendance à raconter assez vite et de manière plaintive les moments douloureux, pour, d’une certaine façon (parfois inconsciente), s’en servir. Alors que ces femmes, qui ont des parcours incroyables, n’en parlent pas de la même manière.
Vous aussi, vous auriez pu être défini toute votre vie en fonction d’une fraction de seconde : lorsque vous portiez une barrette et remportiez la Nouvelle Star…
C’est vrai. En même temps, je pense que le monde a toujours besoin d’éléments de symboles, de repères. Et en ce qui me concerne, ils sont très différents de ce dont on parlait juste avant avec ces femmes-là. S’il y a des points rassurants comme ça, comme une barrette, ce n’est pas grave. Ça donne une couleur, une architecture à un début de trajectoire. C’est le cas pour tout le monde, pour tous les artistes. Si tu penses à Picasso (sans me comparer à lui, bien sûr), tu as un point de départ qui n’est peut-être pas le même pour chacun d’entre nous. Mais tu auras quelque chose au départ. C’est ce qui dessine une trajectoire. Et tant mieux, parce que s’il n’y a pas ces points d’accroche au tout début, il n’y a rien. Il n’y aura pas de trajectoire.
Imposteur (2024) de Julien Doré, disponible le 8 novembre 2024.