Les confessions de La Grande Dame : “Avant Drag Race, je ne me montrais pas en mec”
Looks impeccables, humour déjanté et charisme indéniable… La Grande Dame, 26 ans, peut se targuer d’une ascension fulgurante. Adoubée par les créateurs de mode Jean-Paul Gaultier, Louis-Gabriel Nouchi et Kevin Germanier, cette sommité du drag français s’est hissée en finale de deux éditions de l’incontournable télé-crochet Drag Race. Après avoir mis en pause sa carrière dans le drag, La Grande Dame revient sur le devant de la scène avec un premier EP cathartique intitulé Parfum Orange. Entretien.
propos recueillis par Jordan Bako.
C’est avec un sourire chaleureux que La Grande Dame — Yann à la ville — nous accueille, assis sur la banquette d’un café tranquille du 12e arrondissement de Paris. Une posture qui trahit difficilement son mètre 97 — justifiant le nom de drag qu’il a choisi il y a quelques années sur les conseils de ses proches. Pendant que le soleil poursuit son ascension, irradiant la place de la Nation d’une vive lueur, il explique d’une voix tranquille son parcours déjà prodigieux à tout juste 26 ans.
L’ascension de La Grande Dame, d’un défilé Jean-Paul Gaultier à l’émission Drag Race France
Après des études en design à Nice, Yann alias La Grande Dame consolide sa carrière dans le drag lorsqu’il arrive à la capitale à ses 18 ans. Remarqué très tôt par Jean-Paul Gaultier — qui l’invite à défiler pour sa maison en 2020, il fait partie des heureux élus sélectionnés pour concourir pour la couronne de la première saison de Drag Race France (2022). La Grande Dame fascine tant par ses looks pointus que par son sens de l’humour affûté. Qualités qui lui permettent d’accéder à la finale de l’émission.
Deux ans plus tard, c’est dans l’édition transnationale du télé-crochet que l’on retrouve La Grande Dame. Dans la saison 2 de RuPaul’s Drag Race: UK vs The World (2024), elle excelle à nouveau, érodant l’image bridée que certains auraient pu lui présupposer. Entre-temps, le monde de la mode s’arrache la fashion queen qui défilé pour Weinsanto, Germanier, mais aussi pour Louis-Gabriel Nouchi out of drag.
Ces derniers temps, La Grande Dame semble avoir raccroché perruques et talons au placard pour se consacrer pleinement à la musique. En février dernier, il lève le voile sur son premier EP intitulé Parfum Orange : un petit joyau d’électro écorchée, explorant sans artifice les plaies causées par une relation passée. Alors qu’il défendait pour la première fois ces titres sur scène à l’occasion d’un showcase à la Bellevilloise ce 19 mars, Numéro a rencontré cet artiste total. Entretien.
L’interview de La Grande Dame, pour la sortie de son EP Parfum Orange
Numéro : Qu’est-ce qui a inspiré l’écriture de votre EP Parfum Orange ?
La Grande Dame : Je sortais d’une relation très toxique – qui a inspiré toute la composition de l’EP. J’avais justement besoin d’extérioriser tout cela, de faire vivre ces choses-là en dehors de moi. Les écrire, c’était leur confier une réalité : les faire exister en dehors de ma tête. Ça m’a fait beaucoup de bien d’écrire Parfum Orange de manière un peu égoïste. Au début, cette part de vulnérabilité fait peur – mais je suis convaincu qu’en tant qu’artiste, on essaie de faire les choses les plus honnêtes possibles. Libre au public d’en faire ce qu’il en veut, une fois les projets sortis…
Pourquoi ce titre ?
Parfum Orange revient sur cette relation toxique avec un homme de mon passé. Monsieur était mon business partner, il me faisait la cour depuis deux ans – mais il était aussi et surtout fiancé à quelqu’un d’autre. Il avait un flacon de parfum de couleur orange. Et la première fois que je lui ai confié mon désir, c’était en boîte de nuit, au détour d’une nuit éméchée. Et je lui ai dit : “C’est ton odeur, c’est ton parfum”, parce que je ressentais pour lui était un sentiment assez charnel, assez physique. Phrase qui, d’ailleurs, est devenue le refrain de la chanson. Puis, ironiquement, lorsque je lui ai fait quitter ma vie, je me suis rendu compte que je me souvenais de tous les drames, des moments d’idylle. Mais plus de l’odeur de ce parfum alors que c’était l’objet du désir initial. Donc, ce parfum, c’était une façon pour moi de le nommer sans avoir à le faire de façon frontale.
“J’ai écrit Parfum Orange pendant que j’étais en tournée ! Je ne pouvais embarquer que mon PC et un petit clavier.” La Grande Dame
Vous vous amusez beaucoup dans les paroles de Parfum Orange, dans lesquelles on retrouve beaucoup de jeux de mots. Quelle est votre relation à l’écriture ?
J’ai toujours aimé m’amuser avec les mots ! Cela se perçoit dans mon amour pour les contrepèteries, les drag names – ou même dans mon humour dans Drag Race… Puis, lorsque j’écris, je crois que j’aborde beaucoup mes textes comme des raps. J’écoutais beaucoup Orelsan et Booba parce que j’admirais leur agilité avec les mots. Dans Parfum Orange, on retrouve à la fois des textes très directs, qui ne passent pas de détour parce que je trouve qu’il y a une forme de pureté dans la simplicité. Puis, il y en a d’autres où je fais plus appel à des images, à des métaphores…
On retrouve beaucoup d’influences électro sur Parfum Orange…
Parfum Orange est définitivement teinté d’influences électro parce que c’est que j’en écoute beaucoup. Je ne me voyais pas produire autre chose ! Puis, cet EP, je l’ai écrit pendant que j’étais en tournée : d’abord avec Drag Race France, puis avec RuPaul’s Drag Race: UK vs The World. J’étais souvent limité par mon matériel parce que je ne pouvais embarquer que mon PC et un petit clavier. J’avais besoin de pouvoir faire mes basses sur mon petit ordinateur. On a rajouté quelques instruments par la suite, des guitares, des violons…
Sur cet EP, vous collaborez notamment avec les groupes Magenta Club et Bagarre. Comment ces collaborations sont-elles nées ?
Magenta Club (ex-Fauve), c’était mon top 1 sur Spotify ! [Rires.] Lorsque j’ai commencé à écrire Parfum Orange, je me suis rendu compte qu’il y avait un titre qui ressemblait beaucoup à ce qu’ils auraient pu produire. Mon meilleur ami m’a même dit que je les avais un peu copiés ! Je leur ai envoyé un message sur Instagram en leur demandant de composer le morceau ensemble. Et ils ont été très avenants. Ils ont beaucoup aimé les deux titres que je leur ai envoyés et les ont fait évoluer. Idem pour Bagarre, c’est un groupe que j’écoute depuis que je suis ado. C’était un rêve de pouvoir les contacter ! Ces collaborations ont été ma partie préférée de la conception de cet EP : ces moments où je me levais à 7 heures du matin pour aller au studio et que j’y passais ma journée…
Qu’est-ce que vous écoutiez plus jeune comme musique ?
J’ai une famille assez mélomane. Mon frère est un très bon musicien. J’ai toujours baigné dans la musique. À la maison, on écoutait beaucoup de choses différentes lorsque j’étais plus jeune : du Metallica, du Madonna, du Amadou et Mariam, du Aerosmith… Grâce à ma mère, on écoutait du Daft Punk avant que ce soit branché de les suivre ! [Rires.] Puis, je me suis mis à la électro-pop française avec Sébastien Tellier et Magenta Club. J’ai affûté mes préférences par la suite – même si j’écoute toujours de tout…
“Le drag, c’est l’art de choisir sa liberté : avoir la capacité de faire un gros doigt d’honneur à tout le monde et de faire ce qui me chante.” La Grande Dame
Cet EP est intégralement produit par DADA Production, une société que vous avez fondée. Envisagez-vous d’y signer d’autres artistes à l’avenir ?
Pourquoi pas ? J’avoue que pour l’instant, cette société est complètement liée à Parfum Orange. Parce que sortir cet EP était déjà un défi. Je voulais être indépendant pour le premier projet afin d’installer la nouvelle direction artistique. Je ne voulais absolument pas collaborer avec un producteur ou qu’un éditeur me disent “Ok, il va falloir que tu sois en drag dans ton clip pour que ça se vende.” C’était mon cauchemar ! Maintenant que c’est fait, j’ai envie d’étendre cet univers. Et de signer avec un label et des producteurs. J’ai bien conscience que cette nouvelle direction peut être assez déroutante pour les gens parce que je ne change pas de nom de scène… Mais c’est très clair pour moi. Je pense que c’était nécessaire que j’entame cette nouvelle direction seul, pour mieux la comprendre, mieux discerner ses subtilités. J’ai préféré me sentir empowered par cette solitude, plutôt que de la souffrir en victime.
Après avoir fini finaliste de la première saison de Drag Race France, on vous a vu concourir pour l’édition internationale de l’émission avec la saison 2 de RuPaul’s Drag Race: UK vs The World. Qu’est-ce que cela vous fait de voir son drag dépasser les frontières françaises ?
C’était un plaisir, un honneur ! Je suis l’une des premières drag queens françaises à avoir accès à une scène d’une telle ampleur, après Nicky Doll [participante de la saison 12 du Drag Race US et présentatrice de Drag Race France. ndlr]. Je tenais à ne pas me mettre la pression : c’est un show. La clé, c’est de s’amuser. Et je m’y suis beaucoup amusé en jouant sur les clichés concernant les Français. Dans RuPaul’s Drag Race: UK vs The World, j’ai joué la Française jusqu’au bout, la “Oui, oui, baguette !”. Cela a résonné chez le public international, qui reconnaissait cette image – et qui a compris qui j’étais. Jouer avec les stéréotypes, parfois, ça fait du bien.
Ces derniers temps, vous semblez avoir mis votre carrière drag entre parenthèses…
La musique a récemment pris le dessus. L’année dernière était une période assez compliquée pour moi, et la musique m’a beaucoup aidé à traverser tout cela. J’ai revu mes priorités : j’ai essayé de faire de la musique en drag mais quelque chose clochait. Parce que faire de la musique permet d’oser la vulnérabilité, d’ouvrir aux autres les portes de son intimité. Le drag, c’est un peu à l’inverse de cela : c’est l’anti-vulnérabilité par excellence. L’art d’être intouchable. Donc ça ne marchait pas. Les textes que j’écris sont trop intimes pour pouvoir les déguiser avec le drag.
Même si le drag passe au second plan pour cette partie de votre carrière, vous faites le choix de garder votre nom de drag queen. Pourquoi ?
Garder mon nom de drag a été un gros débat. Mais au final, je me suis dit que ce que j’ai réussi à créer avec La Grande Dame, était une image très parisienne, mode et chic – qui correspondait assez bien à ce que je voulais représenter plus généralement. Puis, j’ai pensé à la formation La Femme : j’ai trouvé qu’il y avait une drôle de similarité et qu’au final, La Grande Dame aurait pu être le nom d’un groupe ! Puis, le décalage entre ma gueule avec la moustache et le nom La Grande Dame, j’ai trouvé ça marrant…
“Pour certains, le drag permet de révéler qui ils sont. Pour moi, c’était une façon de me cacher, de m’exposer sans trop me dévoiler.” La Grande Dame
Quelles histoires la musique vous permet-elle de raconter, par rapport au drag ?
Par exemple, la mode fait partie intégrante de ce que je fais, de la manière dont je me représente. Mais ce que j’aime dans la musique, tient en ce qu’elle encourage à se mettre à nu, quelque chose qui a été assez compliqué à initier de mon côté. Ce qui m’avait réussi jusque-là, c’étais justement de me cacher. Pour certains, le drag permet de révéler qui ils sont. Pour moi, c’était une façon de me cacher, de m’exposer sans trop me dévoiler. Je me cachais beaucoup derrière mon personnage, derrière l’humour en général. Et là, avec la musique, je retire tous ces filtres, toute cette opacité entre les autres et moi. C’était un besoin.
Comment trouvez-vous l’équilibre entre Yann et La Grande Dame ?
Je ne conçois pas cette opposition de façon aussi frontale. Ou du moins, je ne me soucie pas trop de cet équilibre en ce moment. Je fais vraiment ce qui me plaît, donc beaucoup de musique en homme plutôt qu’en drag, sans m’inquiéter d’un équilibre absolu. Le drag, c’est l’art de choisir sa liberté : avoir la capacité de faire un gros doigt d’honneur à tout le monde et de faire ce qui me chante. C’est cela qui m’intéresse dans le drag : cet aspect très impertinent qui ne s’inquiète pas de ce que pensent les autres. En ce sens, ce que je fais est très punk.
On ne sait pas grand-chose de Yann…
Pour moi, c’est évident que c’est Yann qui est derrière La Grande Dame. La Grande Dame, c’est Yann, et Yann, c’est La Grande Dame. C’est moins schizophrénique que cela en a l’air. Faire le choix de plus montrer Yann que La Grande Dame s’inscrit pour moi dans une quête d’authenticité, qui m’était chère en me lançant dans la musique.
“Avant Drag Race, je ne me montrais pas en mec. J’adorais cette idée de super-héros que l’on connaît pas lorsqu’il fait tomber le masque.” La Grande Dame
Garder cette part de secret, cette sphère privée est-il important pour vous ?
Oui, c’est cette capacité de jongler avec ce que je choisis de montrer qui me paraissait captivante dans le drag. Avant Drag Race, je ne me montrais pas en mec. J’adorais cette idée de super-héros que l’on connaît pas lorsqu’il fait tomber le masque. Donc, je tiens quand même pas mal à ma vie privée. Je ne tiens pas à montrer tout ce que je fais. Je veux mettre en avant mon travail et mes créations plutôt que ma vie personnelle. Je raconte mon histoire lorsque cela sert à quelque chose. Si parler de ma famille, de mon coming out peut aider des gens, je vais le faire. Mais si ce n’est pas le cas, je n’y vois pas beaucoup d’intérêt. Je crée des choses pour qu’elles soient appréciées – donc autant mettre l’accent sur ces choses-là.
Vous parlez peu de votre famille en public…
J’ai une histoire familiale assez compliquée puisque je suis parti de chez moi à mes 14 ans. J’en ai parlé pendant que j’étais dans Drag Race France parce que je trouve que ça avait une fonction. Il y a des jeunes mamans qui m’ont écouté – et cela a pu les aider à comprendre que si leur enfant fait un jour un coming out, elles n’ont pas à le virer, ni à le maltraiter…
“J’ai commencé le drag il y a 6 ans au fin fond de Nice. Et une année plus tard, j’étais déjà à Paris à défiler pour Jean Paul Gaultier.” La Grande Dame
Vous êtes très proche de grands créateurs tels que Jean-Paul Gaultier, Kevin Germanier ou encore Louis Gabriel Nouchi. Quelle est votre relation à la mode ?
La mode, c’est un peu mon premier amour. Avant la musique et avant de savoir que je pourrais un jour explorer toutes ces aventures, j’ai toujours pensé que je finirais dans la mode. Je voulais designer des chaussures par exemple ! Mais je vois plus ce secteur comme un petit cadeau de la vie où tu as la chance de passer une journée avec Jean-Paul Gaultier ou Louis Gabriel Nouchi. Ils sont réellement au centre de mes DA : Kevin Germanier pour le drag et Louis Gabriel Nouchi pour mes tenues en mec. Donc, ce sont des relations spéciales et intimistes. La mode me permet d’illustrer mes créations. Elle fera toujours partie de moi. Mais pour l’instant, je vois plus cela comme quelque chose de subsidiaire à la musique.
Après le design, la mode et la musique, doit-on s’attendre à ce que vous exploriez d’autres sentiers à l’avenir ?
J’ai des gros problèmes d’attention depuis petit, ce qui fait que j’ai des centres d’intérêt assez spécifiques. Lorsque que je trouve quelque chose qui me plaît, je vais m’en gaver jusqu’à saturation ! [Rires.] C’est de cette façon que je suis venu au drag. Et tout est allé très vite pour moi. J’ai commencé le drag il y a 6 ans au fin fond de Nice. Et une année plus tard, j’étais déjà à Paris à défiler pour Jean Paul Gaultier. En ce moment, c’est la musique que je veux explorer. Je sens que ce n’est pas une passion éphémère, mais un domaine qui va m’aider à vie. C’est vraiment la discipline la plus thérapeutique que j’ai rencontrée jusque-là. Mais je n’ai clairement pas oublié la mode : j’ai toujours envie de créer mes chaussures. Les vêtements m’intéressent toujours, les bijoux aussi, la peinture et la sculpture également. Donc, je pense qu’on peut carrément s’attendre à plus d’aventures de ma part !
“La mode, c’est un peu mon premier amour.” La Grande Dame
Pourra-t-on bientôt vous voir sur scène, à l’occasion d’une tournée peut-être ?
Totalement ! Je rencontre justement les tourneurs à l’heure actuelle parce que j’ai très envie de partir à travers la France et l’Europe. Je n’ai pas besoin que ce soit dans des salles de 3 000 personnes : je préfère me produire devant 300 personnes en étant fidèle à ma musique plutôt que devant 5 000 en drag. On l’a déjà fait pour Drag Race et j’adore cette atmosphère ! Mais je vois la musique comme quelque chose de si spécial et intimiste que je préfère la vivre dans des cercles plus fermés.
Parfum Orange (2025) de La Grande Dame, disponible.