Interview d’Aluna, ex-chanteuse d’AlunaGeorge : “Un line-up de festival composé que d’artistes « dance » noirs : je n’avais jamais vu ça »
Après avoir participé au renouveau du R’n’B britannique sous l’alias d’AlunaGeorge au sein d’un duo, la chanteuse Aluna dévoile ce vendredi 7 juillet Mycelium, un second album solo influencé par l’amapiano et les multiples rencontres qu’elle a faites durant le confinement. Alors qu’elle était de passage à Paris à l’occasion du festival We Love Green, Numéro est allé à sa rencontre.
propos recueillis par Nathan Merchadier.
Il est bientôt 16 heures, quand la chanteuse Aluna se présente à la terrasse d’un café près de Belleville. Bien qu’elle soit aujourd’hui basée à Los Angeles, l’artiste originaire de Londres et âgée 35 ans déambule dans les rues de Paris comme si elle habitait le quartier haut perché de la capitale. Il faut dire que le public hexagonal a toujours été l’un de ses fervents supporters, lorsqu’elle officiait sous l’alias d’AlunaGeorge, le duo qu’elle formait avec le musicien George Reid. Elle nous confie d’ailleurs à ce sujet : “La France a été le lieu où j’ai eu le plus d’opportunités de me produire en live et de m’exprimer. Je me sens vraiment reconnaissante envers ce public. Je pense aussi que ma relation créative avec DJ Snake m’a laissé la possibilité de séduire le public français”.
De cette collaboration avec le célèbre DJ franco-algérien, le grand public a probablement retenu le titre You Know You Like It (2015) qui cumule aujourd’hui plus de 139 millions de vues sur YouTube, mais pas forcément le nom de la chanteuse Aluna. Pourtant, elle a aussi remixé Lana Del Rey et travaillé avec des pointures telles que Disclosure et Flume. Cette invisibilisation de son identité, Aluna Francis (de son vrai nom) en parlait en 2022, lors d’une interview accordée à MixMag : “À l’époque du projet AlunaGeorge, j’étais désincarnée de ma noirceur, de mon identité”. Un constat qui pousse la jeune artiste à se lancer en solo afin de se réapproprier sa musique.
Elle dévoile dans la foulée, à l’été 2020, le sublime album Renaissance, teinté d’une énergie dance célébrant son indépendance artistique ainsi que son engagement. Au-delà d’une simple réaffirmation de son identité à travers ses projets musicaux, Aluna élève sa voix dans un espace artistique sous domination “blanche”, jusqu’à initier en 2022 le festival Noir Fever aux côtés d’artistes tels que Channel Tres et Jayda G. L’idée étant de composer un line-up composé uniquement d’artistes noirs dans la musique dance.
Mycelium, le second album brillant d’Aluna
Ce vendredi 7 juillet 2023, Aluna dévoile Mycelium, un second album ultra dansant qu’elle a composé aux quatre coins du monde et sur lequel elle invite une poignée d’artistes de la scène dance internationale : du producteur et DJ Kooldrink venu d’Afrique du Sud au chanteur et drag queen brésilien Pabllo Vittar en passant par la londonienne TSHA. En résultent quatorze titres inspirés par l’amapiano (sous-genre musical sud-africain qui hybride jazz et deep house) qui invitent instantanément à se déhancher sur les pistes de danse.
Rencontre avec Aluna, star de la musique dance échappée du duo AlunaGeorge
Numéro : Quel bilan tirez-vous de votre aventure avec le duo AlunaGeorge ?
Aluna : C’est un peu comme une relation familiale, entre un frère et une sœur. Nous avons effectué un sacré chemin tous les deux et avons toujours été très loyaux l’un envers l’autre. C’était la meilleure façon de vivre cette aventure et cette partie de ma carrière a sûrement été la plus folle. Maintenant, je peux vivre dans ce monde seule et je sais comment me gérer. Mais je dois vous confier qu’avant de me lancer seule, j’étais terrifiée.
Vous évoluez aujourd’hui en solo sous le nom d’Aluna, qu’est-ce que cela a changé dans votre façon de concevoir votre musique ?
Le plus gros changement a été d’apprendre à devenir une productrice exécutive. Un de mes plus grands talents est la collaboration et je pense que pour réussir dans ce domaine, il faut arriver à faire sortir son ego de la pièce. En tant qu’artiste solo, tu as aussi besoin de savoir exactement dans quel domaine tu excelles avant de pouvoir réussir à guider les autres autour de toi.
Que ce soit sur votre premier album Renaissance (2020) ou sur Mycelium (2023) vous invitez régulièrement d’autres artistes de la scène rap/musique électronique à vos côtés (SG Lewis, Pabllo Vittar …) Que recherchez-vous à travers ces collaborations ?
Je cherche toujours à travailler avec des artistes qui ont un talent qui leur est propre et qui peuvent compléter mes compétences. J’essaie souvent d’amener des éléments de chansons pop à travers mes collaborations, et ce, en travaillant avec des artistes qui peuvent apporter des touches plus sombres au milieu de titres joyeux. Par exemple, sur mon featuring avec le duo Walker & Royce, il y avait une ligne mélodique très sombre qui a été contrebalancée par la douceur de ma voix.
“Avec Drake et Beyoncé, nous voulions revendiquer nos relations privilégiées avec la musique dance pour nous la réapproprier.” Aluna
Quelles sont d’après-vous les différences principales entre ces deux albums ?
Au moment de Renaissance, il y avait beaucoup d’espaces dans lesquels je ne me voyais pas représentée, j’en parlais par exemple à travers mes clips. Mycelium est différent car je n’essaie pas d’aller à un endroit spécifique. Je me suis concentrée sur ma communauté, mon monde et ma musique.
Mycelium semble imprégné d’une énergie dance encore plus marquée que sur votre premier album… Est-ce le syndrome d’un album post-Covid ?
Il y a forcément un lien avec cela. C’est vrai que nous étions tous coincés à un moment donné. L’énergie dance dont ce second album a été infusé m’a semblé plus douce. Certains titres de cet album ont l’air assez durs, mais ils ne se ressentent pas de cette façon quand ils sont écoutés sur la piste de danse. Tu peux sortir de ta chambre en pyjama et aller directement danser avec cet album.
Quel regard portez-vous sur les récents albums sortis par Drake ou encore Beyoncé ? Est-ce le retour en force de la house sur une scène grand public ?
Ce sont des artistes commerciaux mais la musique qu’ils font reste selon moi très expérimentale. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles Beyoncé a choisi d’appeler son dernier album Renaissance, et aussi celle pour laquelle j’ai appelé mon premier album comme cela. Je ne pense pas qu’ils aient fait ces albums pour des audiences larges. C’est plutôt pour des raisons très personnelles : en tant que personnes noires, on veut revendiquer nos relations privilégiées avec la musique dance afin de nous la réapproprier. Je pense que la première chose que les gens devraient faire, c’est d’expérimenter parce qu’en tant que personne noire, tu ne vas pas simplement faire de la musique dance et copier ce que les musiciens blancs ont pu faire. Il faut la réinventer.
“En attendant de pouvoir aller à un festival où les communautés de personnes noires sont correctement représentées dans le secteur de la musique dance, je pense que mon travail n’est pas terminé.” Aluna
Comment avez-vous vécu vos premiers grands succès aux côtés d’artistes mondialement connus tels que DJ Snake et Diplo …
C’était très étrange car ce n’était pas mon monde, je me sentais comme un visiteur, un alien. Même si Dj Snake a un background multiculturel, il a toujours navigué dans le monde blanc des DJ avec beaucoup de facilité. Donc dans un sens, je pense avoir été extraite de ma relation avec la musique dance. Je performais pour ces DJ et leur audience très blanche, mais c’était terrifiant. Quand j’ai commencé à faire de la musique dance en tant qu’artiste solo, cela a été une grande peur à laquelle je me suis confrontée. Avec du recul, si je devais changer quelque chose au passé, je demanderais à être visuellement représentée dans nos collaborations. Je n’apparaissais pas dans les vidéos ni sur les couvertures des singles. Certaines fois, alors que je performais en direct à la télévision, mon nom n’était même pas mentionné à l’écran. Un jour, à l’occasion d’une interview quelqu’un m’a demandé : “Sentez-vous que vous avez été correctement représentée ? ” J’ai répondu que non, car beaucoup de gens ne savaient pas qu’une femme noire se cachait derrière les musiques qu’ils écoutaient.
En mai 2022, vous initiez le Festival Noir Fever aux côtés d’artistes comme Channel Tres et Jayda G. Quel était votre état d’esprit au moment de lancer ce projet ?
Un line-up composé uniquement d’artistes noirs dans la musique dance : je n’avais jamais vu cela donc j’ai décidé de le faire par moi-même. Une fois que j’ai présenté cette idée, beaucoup de gens m’ont dit que c’était ce qu’ils avaient toujours voulu voir. En attendant de pouvoir aller à un festival où les communautés de personnes noires sont correctement représentées dans le secteur de la musique dance, je pense que mon travail n’est pas terminé. Je vois plus de personnes noires intégrer des programmations de festivals, mais ils restent souvent assez isolés dans un espace qui n’a pas été pensé “pour nous”.
“Est-ce que je fais de la musique pour distraire les gens, où est-ce que je fais cela pour aider les gens à aller mieux dans leur vie ?”. Aluna
L’an dernier, vous avez dit en interview qu’à l’époque du projet AlunaGeorge, vous aviez été désincarnée de votre noirceur et de votre identité. Près de deux ans après la sortie de votre premier album en solo, Renaissance (2020), comment les choses ont-elles évolué pour vous ?
Beaucoup de choses ont changé. Aujourd’hui, je peux parler de moi comme une femme noire alors que ça n’avait jamais été le cas. Avant, la plupart des questions que l’on me posait en interview étaient : “Quelle est ta couleur préférée” ou “Parle-moi de cette super musique que tu as faite”. Maintenant, j’ai l’impression d’exister dans mon intégrité, dans n’importe quel endroit où je suis. Je me sens vivre en tant qu’individu et pas comme la moitié d’un fantôme.
J’ai lu qu’avant de commencer votre carrière dans la musique, vous étiez réflexologue. La musique peut-elle aussi avoir des vertus thérapeutiques ?
Je me suis intéressée à cette question récemment : en remontant dans le temps jusqu’à l’époque des tribus, quel était le but de la musique ? Il s’agissait en premier lieu de tisser des connexions liées à la spiritualité. Je pense qu’un bon exemple de cela pourrait être l’amapiano. En écoutant ce genre musical, vous êtes instantanément relaxé et il y a une énergie impressionnante qui vous entoure. Si vous ajoutez à cela de la musique dance, le tout devient extatique. Je me suis aussi posé des questions en tant qu’artiste : est-ce que je fais de la musique pour distraire les gens, ou est-ce que je fais cela pour aider les gens à aller mieux dans leur vie ?
Si vous ne faisiez pas de la musique, que feriez-vous ?
Je serais sculptrice. J’ai déjà réalisé quelques œuvres à côté de la musique et j’adore faire cela.
L’album Mycelium (2023) d’Aluna, disponible.
“Si à certains moments j’ai pu avoir peur de perdre des fans et un soutien de la communauté blanche, je me suis finalement dit que je préférais perdre ce soutien que de vivre une vie dans le silence”. Aluna
Dans une note qui accompagne la sortie de Mycelium, vous dites : “J’ai réalisé que je pouvais faire plus que seulement servir la dance en produisant de la musique incroyable; je pouvais également créer un espace pour des gens comme moi”…
Le silence est dangereux. À un niveau personnel, je me suis questionnée de la manière suivante : “Pourquoi devrais-je rester silencieuse au sujet de quelque chose qui me concerne ? ” Je ne veux pas vivre ma vie dans la peur, ce serait perdre ma liberté. Je pense avoir eu beaucoup d’expériences biaisées en raison de ma couleur de peau. Le racisme auquel j’ai dû faire face a pu être internalisé. Je me suis donc demandé s’il fallait que j’aille manifester dans la rue, s’il fallait fuir les espaces “blancs” dans lesquels je pouvais me sentir assez isolée. Je pense finalement que je me suis autorisée à rejoindre la communauté noire pour élever ma voix, car d’autres ne pouvaient pas le faire. Depuis que je ne vis plus ma vie dans la peur, de quoi aurais-je vraiment peur ? Ces questions m’ont impactée émotionnellement et psychologiquement. Si à certains moments j’ai pu avoir peur de perdre des fans et un soutien de la communauté blanche, je me suis finalement dit que je préférais perdre ce soutien que de vivre une vie dans le silence.
Vous avez composé l’album Mycelium aux côtés d’artistes venant des quatre coins du monde. Que ce soit Kooldrink en Afrique du Sud, Roofeeo au Panama ou encore MNEK à Londres … Comment tout cela s’est déroulé ?
Pendant le Covid, j’essayais de regarder plus loin que ce que j’avais déjà vu. J’ai rencontré des producteurs basés à Londres en me disant que nous étions tous bloqués par ce virus, mais que le monde entier devenait aussi accessible. J’ai commencé à discuter avec Kooldrink en Afrique du Sud, j’écoutais sa musique, j’écoutais de l’amapiano et je me suis dit que ce serait super de pouvoir travailler avec lui. Il m’a donné accès à de nouvelles productrices comme TSHA, que je n’ai encore jamais rencontré non plus. Avant le covid, je n’aurais jamais pensé travailler autrement qu’avec des gens en face de moi. Ce nouvel accès au monde, c’est l’un des cadeaux intéressants que le Covid m’a donnés.
Quels sont selon-vous les thèmes principaux de ce deuxième disque ?
Quand vous essayez en premier lieu d’apporter du changement, soit vous regardez en haut, vers les gens qui ont du pouvoir et de l’argent, soit vous regardez dehors, vers les gens qui vous sont accessibles. Ce sont les gens qui sont en coulisses, qui n’ont pas l’argent et le pouvoir, mais qui ont du courage et de la passion qui comptent le plus. Lorsque vous vous connectez avec ces gens-là, vous construisez les fondations de quelque chose qui ne pourra être délogé. Pour la première fois de ma vie, je me suis donnée le privilège de travailler uniquement avec des gens passionnés. Le « mycelium » est un mot qui décrit un réseau des cellules qui vivent dans le sol et qui partagent des nutriments et des informations. J’applique cette philosophie à ma vie dans l’idée de faire un album et c’est pourquoi ce nom est finalement devenu celui de l’album.