10 avr 2025

Jäde : chronique mélancolique d’une chanteuse de R’n’B

Refusant d’être enfermée dans un genre musical unique, la jeune chanteuse de 28 ans se définit comme une artiste hybride, oscillant entre pop, R’n’B et rap. Aussi libre qu’exigeante avec elle-même, elle se dévoile sur son premier album solo Les Malheurs de Jäde, sorti l’an dernier. Une chronique mélancolique de ses échecs amoureux. Rencontre avec une artiste en pleine ascension.

  • Propos recueillis par Alexis Thibault

    Portraits Lee Wei Swee

    Stylisme Fernando Damasceno.

  • Jäde – Diabolo Grenadine / Rivalise (2024).

    Jäde, le futur du R’n’B français

    C’est une petite fille qui a transformé la maisonnette de son jardin en institut imaginaire, à l’ombre d’un saule pleureur. À l’abri du monde extérieur, cette enfant un peu timide bricole des courts-métrages avec sa sœur, prémices de ses futures explorations artistiques.

    Plus tard, elle expérimente les logiciels GarageBand et iMovie, des outils en libre-service sur le Mac familial. Il y aura aussi Water Me (2013), le clip de la musicienne FKA twigs, découvert à l’adolescence, qu’elle vivra comme un véritable électrochoc. Un plan fixe hypnotique dans lequel les yeux de la Britannique s’agrandissent de façon surnaturelle, tandis qu’une larme coule lentement sur sa joue. L’esthétique des artistes étranges…

    Adèle Monnet a maintenant 28 ans. Depuis plusieurs années déjà elle a troqué son prénom contre le nom d’une pierre précieuse auquel elle a ajouté un tréma sur le “a”. Jäde dépose désormais sa voix feutrée sur des productions vaporeuses, et s’efforce de redessiner les contours d’un R’n’B francophone minimaliste à coups de chansons aux airs de podcasts.

    Son phrasé nonchalant, parfois murmuré, évoque la mélancolie de ses amours déchues et les souvenirs pessimistes et introspectifs de ses relations vénéneuses. Une chanteuse vulnérable qui raconte son quotidien… avec des intentions de rappeuse crue.

    Pur produit de la plateforme SoundCloud, en 2020 on la découvre avec l’EP Première Fois ; on la comprend avec Romance (2021) et Météo (2022) ; puis on la prend vraiment au sérieux avec Les Malheurs de Jäde (2024), son premier album au titre évocateur, enregistré à Londres. Un disque qui s’autorise des productions trap, drum and bass, R’n’B et pop, et évoque tour à tour les échecs amoureux, la drogue et le sexe, comme pouvait le faire Doc Gynéco en 1996 dans sa Première Consultation. Entre franc-parler désarmant et humour désinvolte, Jäde prépare son retour cette année avec une nouvelle équipe et un nouveau chapitre. En 2025, quelque chose se trame. Rencontre.

    L’interview de Jäde

    Son premier album Les Malheurs de Jäde

    Numéro : En mars 2024, vous avez présenté Les Malheurs de Jäde, votre premier album solo. Comment résumeriez-vous ce disque en un adjectif, une image et un bruit?

    Jäde : Je dirais d’abord que c’est un album… sincère. Quant au son, ce serait certainement un bruitage de jeu vidéo. Je ne sais pas pourquoi, c’est la première chose qui me vient en tête. Et l’image serait un mème : celui sur lequel on voit une femme au milieu d’une chambre dévorée par les flammes avec l’inscription “Healing era”.

    On dit souvent de vous que vous êtes une chanteuse pessimiste. Ces remarques vous agacent-elles ?

    Oh ! c’est l’histoire de ma vie ! On a toujours dit ça de moi, vous savez. D’ailleurs j’ai longtemps pensé qu’il valait mieux être triste pour écrire une chanson. On a souvent l’impression qu’on peut produire un vrai tube lorsqu’on est brisé. En réalité, c’est totalement faux. Je parle beaucoup d’amour, donc j’évoque inévitablement mes relations les plus tristes. Pourtant mon pessimisme est dû à une certaine forme d’exigence : pour moi, rien n’est jamais suffisant.

    Jäde – Tranquille (2024).

    Vous parvenez tout de même à sortir des morceaux de musique…

    C’est vrai. Je n’y avais jamais vraiment pensé. Je me contente de faire au mieux. Les moments où je suis fière de moi sont assez rares. Ce n’est pas un manque de confiance, je suis simplement très dure avec moi-même. Il y a quelques mois j’ai participé à un projet avec plusieurs artistes. Nous devions produire quelque chose ensemble. À l’issue de la session, tout le monde trouvait le résultat “absolument incroyable”. Moi, je me suis contentée de dire à mes camarades que je trouvais ça bien. C’est vrai quoi ! Il faut doser, non ?

    Je parle beaucoup d’amour, donc j’évoque inévitablement mes relations les plus tristes.” Jäde

    Par le passé, on a dû être intraitable avec vous…

    C’est forcément ça. Mon père était extrêmement exigeant et ma sœur était parfaite. Par conséquent il fallait que je prouve énormément de choses pour être à la hauteur. J’avais l’impression que ce n’était jamais assez… Je vous rassure, aujourd’hui tout se passe très bien avec ma famille ! Cette tournure d’esprit m’aide à faire mieux, à aller plus loin, à ne rien prendre pour acquis. En revanche, je passe pour une grosse relou insatisfaite auprès de tout le monde ! [Rires.]

    Réussir dans l’industrie musicale

    Pensez-vous qu’il faille compter sur la chance pour réussir dans la musique?

    C’est plutôt une question d’énergie. Il faut susciter de l’intérêt auprès des personnes appropriées. Il peut arriver qu’on ne fasse pas de la bonne musique mais qu’elle fonctionne quand même. Moi, j’ai débuté sur Internet. Très vite, j’ai reçu des propositions dans ma boîte mail : Sony ou Universal m’invitaient à passer leur faire écouter quelques maquettes. Après plusieurs rendez-vous, j’ai finalement accepté de signer un contrat car je ne voulais pas rester indépendante. La plupart des artistes qui explosent ont passé dix ou quinze ans dans l’ombre avant d’arriver à ce résultat. Et, surtout, ils sont passionnés. Nous, nous ferions de la musique même s’il n’y avait pas d’argent à gagner.

    Jäde – Get Out ft. Zamdane (2024).

    La plupart des artistes refusent aujourd’hui d’être associés à un seul courant musical. Est-ce aussi votre cas?

    Nous voulons surtout éviter d’être enfermés dans un genre. Si par la suite vous envisagez de proposer autre chose, ce sera trop tard. Le public ne vous suivra pas et la pression sur vos épaules sera énorme parce qu’on vous aura
    collé une étiquette. Il est bien plus intéressant pour un artiste de porter une étiquette. C’est une question de marketing.

    Je me considère plutôt comme une artiste hybride : j’aime le R’n’B et les sonorités un peu plus pop, tout en m’inspirant énormément du rap.” Jäde

    Que voulez-vous dire par là?

    Il est plus difficile d’intégrer les playlists des plateformes de streaming lorsque vous n’êtes pas affilié à un genre musical précis ou à un groupe d’artistes. Comme on ne sait pas trop où vous mettre, eh bien on ne vous met nulle part. En ce qui me concerne, je me considère plutôt comme une artiste hybride : j’aime le R’n’B et les sonorités un peu plus pop, tout en m’inspirant énormément du rap.

    Les professionnels de l’industrie ont-ils déjà tenté de vous faire emprunter une autre direction pour des raisons commerciales?

    Disons qu’on ne me l’a pas exprimé frontalement, mais j’ai très bien compris le message qu’on essayait de me faire passer. Leur problématique est toujours la même : “Comment allons-nous vendre ça ?” C’est avant tout une question de business. Donc, développer un univers artistique est forcément une opération complexe.

    Comment expliqueriez-vous votre musique à un enfant?

    Je lui dirais qu’elle est susceptible de l’aider à s’assumer et à mieux comprendre ses émotions. Ou un truc de ce genre. Mais, vous savez, je ne pense pas que mes textes s’adressent à des enfants. Il y a beaucoup de second degré et des paroles assez… explicites.

    Jäde – Certifié lover girl (2024).

    Dans la chanson Certifié Lover Girl, j’emploie le mot ‘cunni’, par exemple. J’ai longuement hésité avant de l’intégrer au morceau.” Jäde

    Son processus créatif

    Vos séances d’écriture impliquent-elles de nombreux moments d’hésitation? Vous arrive-t-il de vous censurer parce que vous estimez qu’un mot est trop cru, par exemple?

    Cela m’est déjà arrivé, la vulgarité n’est pas vraiment mon délire. Je peux écouter des morceaux trash, j’aime bien écouter des trucs vulgaires d’ailleurs, mais en écrire moi-même me met extrêmement mal à l’aise. Je trouve donc des moyens détournés pour raconter ce que je veux avec un peu plus de subtilité. Parfois, on n’a pas le choix : il faut dire les termes ! [Rires.] Dans la chanson Certifié Lover Girl [2024], j’emploie le mot “cunni”, par exemple. J’ai longuement hésité avant de l’intégrer au morceau. Pourtant on entend ce genre de termes à longueur de journée lorsqu’on écoute du rap. Mais, cette fois, je ne sais pas pourquoi, ça ne sonnait pas fluide à l’oreille.

    Qu’est-ce qui vous gêne exactement? Ce n’est pas un terme si obscène que cela.

    C’est juste moi que ça gêne. [Rires.] Ma famille n’en a rien à faire. Pour le coup, mes parents sont assez ouverts, ils ne me jugeront pas, mes amis non plus d’ailleurs. J’avais simplement l’impression que la société n’était pas prête à entendre des termes sexuels dans la bouche d’une femme dans une chanson…

    Les Malheurs de Jäde (2024), de Jäde, disponible.

    Coiffure : Ryoji. Imaizumi chez B. Agency. Maquillage : Hicham Ababsa avec les produits Dior Beauté. Assistante photographe : Daria Sobolevska.