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Gaël Faye: “Beaucoup de mes rimes m’agacent mais je les garde car je ne trouve pas mieux”
Sept ans après l’album “Pili-Pili sur un croissant au beurre”, Gaël Faye est de retour avec un nouvel opus: “Lundi Mechant”. Rappeur, chansonnier, grand orateur ou simple conteur, l’auteur de “Petit Pays” convoque pêle-mêle James Baldwin, le Wu-Tang Clan ou encore l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira dans ses pérégrinations littéraires.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Il y a quelque chose d’envoûtant dans les textes de Gaël Faye. Des rafales de vers qui perforent le corps et l’esprit, des images qui se succèdent à un rythme incessant comme si leur auteur souhaitait transformer ses poèmes en kaléidoscope. Il appelle cela la transe des mots. Un sentiment d’allégresse qui s’emparait déjà de lui – et de nous – en 2013 avec son premier album studio Pili-Pili sur un croissant au beurre. On retrouve cette frénésie sur son nouvel opus Lundi Méchant, disponible aujourd’hui, mais la transe semble cette fois plus… paisible. Au Burundi, son pays natal d’Afrique de l’Est, les noctambules s’emparent du lundi pour faire fi des conventions. Le “lundi méchant”, porte-étendard de la liberté, est justement le titre de ce disque, sorte de recueil de contes modernes autour duquel gravitent les esprits de James Baldwin, de l’activiste et chanteur Harry Belafonte, de l’Anglais Jacob Banks ou encore de l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira. L’auteur du best-seller Petit Pays a accepté de répondre aux questions de Numéro.
Numéro: Mais comment avez-vous convaincu l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira de participer à un album de rap ?
Gaël Faye: Lorsque j’ai rencontré Christiane Taubira, elle venait de démissionner. Nous étions assis l’un à côté de l’autre au cinéma, une pure coïncidence. Je travaillais sur l’album et je lui ai confié que j’aurais rêvé de mettre en musique un de ses textes. Elle m’a dit qu’elle allait réfléchir… Le lendemain, j’ai reçu dans ma boîte mail trois ou quatre poèmes, mais j’ai immédiatement été frappé par l’un d’entre eux: Seuls et vaincus. Elle ne m’a rien expliqué du contexte, pourtant, j’ai tout de suite compris qu’elle faisait référence aux attaques dont elle avait été victime lorsqu’elle défendait le projet de loi sur le mariage pour tous. Nous avons donc travaillés ensemble par correspondance, on aurait dit une chanteuse tant ses retours étaient ultra précis.
Le clip Lundi Mechant a été publié sur Youtube mi-octobre. Je suis navré de vous l’apprendre mais de nombreux commentaires évoquent la ressemblance physique et musicale avec Stromae. Est-ce que cela vous agace au plus au point ?
Ma femme m’a prévenu. Je ne lis jamais les commentaires. Je n’ai pas été attristé car je connais très bien Paul [van Haver alias Stromae] et j’ai l’habitude que les gens qui ne me connaissent pas nous associent : nous avons une silhouette similaire et une sensibilité assez proche. Nous sommes fans de Brel et avons tous les deux des origines rwandaise. Deux grands métis à la voix monocorde qui mélangent guitare et sonorités électroniques…
“Nous sommes phagocytés par la compétition. Et la dramaturgie est souvent la même: avant je n’étais rien, aujourd’hui je remplis des stades. Comme si le but ultime de l’artiste était d’atteindre le gigantisme.”
On entend dans le morceau Zanzibar: “Les miroirs nous dévorent, les glaces nous effacent […] On ne ment pas au miroir.” Recommanderiez vous cet opus à un ami dépressif ?
Oui, car, au contraire, c’est un album qui invite à l’émancipation. Après le succès de mon roman Petit pays, j’ai été pris dans une sorte de charivari magique qui me faisait voyager partout dans le monde. Mais j’ai fini par m’assécher à force de commenter l’ouvrage et de décliner mon identité. Comme si j’étais vide. Lorsque j’habitais au Rwanda, j’allais souvent à Zanzibar [Tanzanie]. Donc j’ai décidé d’y retourner pour “me recentrer” comme on dit. Malheureusement, j’avais, sans le savoir, emporté tout le bruit et l’agitation anxiogène qui ne me laissaient aucun répit à Paris. Sur mon premier album, j’écrivais les textes avant la musique. Sur ce nouveau projet, j’ai fait l’inverse.
Les morceaux de votre nouvel album sont plus faciles à chanter pour le public que les précédents. Est-ce parce que vous avez pris trop de bides en concert en hurlant: “À vous !” à la foule, comme Patrick Bruel ?
[Rires.] J’ai décidé d’alléger parce que j’en avais assez de voir les gens galérer au premier rang. J’ai longtemps fantasmé sur les groupes qui reprennent des titres en chœur avec le public. Le genre de communion que l’on retrouve souvent dans les concerts des artistes brésiliens. Mais il y a toujours eu trop de mots dans mes chansons… C’est plus fort que moi, j’ai besoin de textes fleuves, d’un amoncellement de mots qui imbibent ma gestuelle et finissent par créer un effet de transe. Dans une carrière, ou plutôt, dans notre cheminement, on a parfois envie d’être prolixe.
“Tous ceux qui complimentent mon écriture se trompent car il ne voient que ce que j’arrive à faire. Souvent, j’écris des phrases en étant persuadé qu’elles sont catastrophiques.”
Pourquoi préférez-vous le terme “cheminement” à celui de “carrière” ?
Parce que je ne crois pas à la carrière. Un artiste ne choisit pas ce qu’il va faire. Lorsqu’il n’a rien à dire, il est préférable qu’il se taise. Le mot “carrière” me rappelle les étapes et les galons de mon ancienne profession dans les finances, à la City de Londres. Un artiste, lui, monte et descend sans arrêt, si tant est que l’ascension soit synonyme de popularité.
Est-il encore possible aujourd’hui d’envisager “un cheminement artistique” sans viser la popularité?
Nous sommes phagocytés par la compétition. Et la dramaturgie est souvent la même: avant je n’étais rien, aujourd’hui je remplis des stades. Comme si, en filigrane, le but ultime de l’artiste était d’atteindre le gigantisme. Pourtant, il est très difficile de prévoir la portée d’une chanson, cela est toujours resté un mystère pour moi. Il y a quelques années, je faisais des pronostics, mais les chansons que je ne voulais pas mettre sur l’album étaient celles que les gens plébiscitaient… Au fond, cela me rassure que dans ce monde de tableaux Excel, il y ait encore des endroits où l’on vit à l’heure du “on verra bien…”. Ne pas vendre ne m’angoisse pas. Ce qui me fait peur, c’est d’avoir, un jour, à me forcer à écrire, sans aucun enjeu émotionnel.
Avez-vous refusé d’utiliser un nom de plume pour éviter un brainstorming interminable et sans issue ?
J’ai toujours voulu tout assumer, jusqu’à mon nom de scène. Mais il fut un temps où j’avais un pseudonyme… que je ne vous révélerai pas car je ne l’assume pas du tout ! [Rires.]
Quel est donc le principal adversaire de Gaël Faye ?
Le doute. Il est le meilleur ami du créateur, mais peut parfois tuer des artistes… comme un contrat avec une maison de disques. Moi, j’aime créer sans être tranquille et trouver cet équilibre précaire entre un doute incommensurable et des fulgurances de mégalomanie. Tous ceux qui complimentent mon écriture se trompent car il ne voient que ce que j’arrive à faire. Souvent, j’écris des phrases en étant persuadé qu’elles sont catastrophiques. Mes poubelles littéraires et poétiques pèsent des tonnes.
Selon le rappeur Jay-Z, tous ses homologues sont des menteurs aguerris. Êtes-vous également un grand mythomane ?
Créer c’est mentir. Nous créons pour échapper à notre médiocrité et nous détacher de la réalité. Car un artiste ne se sent pas grand-chose. Nous nous contentons de mettre la parole en branle pour transcender une émotion. Il m’est beaucoup plus facile de crier à ma femme que je l’aime lorsque mille bonshommes et une section de cuivres m’accompagnent. Mais après tout, quel artiste oserait se montrer moins bien que ce qu’il est ? En attaquant l’écriture de cet album, je ne parvenais pas à être pleinement sincère. J’ai donc préféré aller voir ailleurs et raconter des histoires. Seuls deux morceaux sont écrit à la première personne du singulier : C’est cool et Zanzibar. J’avais vraiment envie de me mettre en retrait par rapport à mes textes, ce qui est étrange puisque le rap a toujours été une musique de l’introspection…
Pourquoi ne montez-vous pas sur scène accompagné de 25 gus qui glissent des “ouais”, “si si” ou “on est là” pendant vos morceaux comme certains rappeurs ?
[Rires.] Aaaah, les “backeurs”… je n’ai jamais compris ce métier ! Quoi que… j’ai vu Busta Rhyme en concert accompagné de Spliff Star et, d’un coup, c’était un show ultra technique. Je pense que cela cache une profonde timidité. Le rappeur est incertain, et il appelle ses potes pour qu’ils le rejoignent sur scène. Quand on écrit, il faut mettre en jeu quelque chose de soi. C’est un art du risque et du frisson. Beaucoup de rappeurs se contentent de reproduire des schémas qui fonctionnent. Et il n’est pas donné à tout le monde d’avoir l’audace de se remettre en question d’un album à l’autre.
Le pianiste Sofiane Pamart m’a d’ailleurs glissé que vous étiez l’un des rares rappeurs qui collabore avec des musiciens de formation. Pourquoi vos camarades les boudent-ils ?
Pendant longtemps, les musiciens ont boudé le rap qu’ils jugeaient trop simpliste. Et je sais de quoi je parle, puisque bon nombre d’entre eux m’ont fermé la porte au nez. Ils méprisaient nos “wesh wesh” et nos boucles sonores. Le rap est la musique du mec qui n’a pas de moyens. Toujours est-il qu’un rappeur de 19 balais sera forcément impressionné par le type qui sort du Conservatoire et lui parle solfège. Lors d’une session d’enregistrement, à New York, je me suis retrouvé face à l’ancien pianiste de Michael Jackson. Le mec foutait des coups de pression. Mais je n’avais pas le droit de me démonter.
“Pendant longtemps, j’ai ressenti un complexe de supériorité, je trouvais cela jouissif d’avoir trois à quatre degrés de compréhension dans mes textes, d’être un peu hermétique.”
Un musicien dont la technique a nécessité des années de travail et de sacrifices ne peut-il pas ressentir une forme d’injustice lorsque le public ovationne le premier charlot venu ?
Je comprends leur frustration. Des génies crèvent la dalle pendant que le type qui a découvert deux touches de piano dans sa chambre place un morceau dans une pub Apple, et devient millionnaire ! Mais malheureusement, le Conservatoire n’apprend pas à vendre sa musique, tandis que dans la rue, on sait vendre un produit [rires]. Et puis beaucoup de musiciens pensent la musique de façon mathématique, comme si leur cœur ne battait pas. C’est profondément chiant. Le rap par exemple, frappe par son authenticité. Mais comme disait Léo Ferré : “La lumière ne se fait que sur les tombes.”
Pensez-vous que la plupart des artistes ne se foulent pas trop ?
Beaucoup d’artistes ne prennent pas le temps. Ils sont dans l’urgence et font croire qu’il sont satisfaits de leur travail. Il n’est pas si facile de se mettre en retrait pour ne plus subir la pression du public et de l’industrie musicale. Parfois, entre artistes, on fait semblant que tout va bien, perdus dans cette culture de la compétition et de la confiance en soi. Quant aux réseaux sociaux, ce sont des bouches grandes ouvertes qui attentent qu’on leur serve du contenu. Car on ne parle plus de clips et de chansons, mais bien de “contenus”. Un jour, certains diront enfin que cela ne les intéresse plus, tous ces saltimbanques, avec une chanson par jour dans leur besace.
Il y a une question que je me pose depuis longtemps : que raturez-vous lorsque vous rédigez vos textes ?
Je rature… les ratures ! Un jour, une journaliste a lancé à Jacques Brel : “Dans vos chansons, il y a des insuffisances, des petites faiblesses. Pourquoi les laissez-vous ?” Il a répondu : “C’est tout ce que j’ai été capable de faire.” J’ai, moi aussi, fini par accepter cela. Beaucoup de mes rimes m’agacent, mais je les garde car je ne trouve pas mieux. Dans le morceau Respire par exemple, je trouve le refrain beaucoup trop évident : “Tu as le souffle court, respire, quand rien n’est facile, respire.” C’est vraiment une phrase tarte à la crème ! J’y ai passé des semaines, mais certaines alternatives étaient trop poétiques par rapport au reste de la chanson… Il est très difficile de jongler entre les différents registres de langue. Pendant longtemps, j’ai ressenti un complexe de supériorité parce que je n’écoutais que des gens qui écrivaient très bien, donc je trouvais presque cela jouissif d’avoir trois à quatre degrés de compréhension dans mes textes, d’être un peu hermétique. Puis j’ai appris à écrire différemment. Car une chanson peut aussi être quelque chose de très simple. C’est une faute de considérer les paroles d’une chanson exclusivement dans leur version écrite. Le texte vit avec le corps et l’instant. C’est aussi pour cela que je déteste le studio qui fige une énergie factice. Je me souviens avoir chanté le titre Je pars à la Réunion sous une pluie battante, un moment de beauté sous les tropiques. Les chansons attendent leur moment.
Lundi Mechant [Believe] de Gaël Faye, disponible.