“Moffie”, un film queer et poétique dans l’enfer de l’apartheid
Après avoir remporté la Queer Palm au Festival de Cannes pour son film Beauty en 2011, le réalisateur sud-africain Oliver Hermanus revient le 7 juillet avec son quatrième long-métrage, Moffie. Ici, il compose un poème cinématographique à fleur de peau, exposant l’horreur du régime oppressif de l’apartheid, du point de vue des bourreaux. Jeune homosexuel blanc envoyé en service militaire pour deux ans, le héros du film est contraint d’apprendre à s’adapter – et à s’oublier – au sein d’un système raciste et masculiniste qui exècre l’homosexualité.
Par Alix Leridon.
Un train serpente, discrètement, dans le maquis d’une chaîne de montagnes angolaise, telle une bête sauvage s’apprêtant à bondir sur sa proie. Dans ce train, une centaine de jeunes hommes blancs avance vers son destin ; nous sommes en 1981, et le régime ségrégationniste sud-africain impose encore à sa jeunesse un service militaire pour défendre la politique de l’apartheid. Alors que le train ralentit pour traverser une gare où un homme noir attend sur le quai, assis sur un banc, la bête est secouée de coups et de hurlements : les jeunes recrues blanches qui l’habitent crient sur l’homme pour qu’il se lève, l’insultent, lui lancent des projectiles… Dès les premières minutes de Moffie, rythmées par une bande-son magistrale et saisissante, on ressent toute la violence de ce système tyrannique et oppressif basé sur la haine. En contrepoint, la douceur de Nicholas, jeune héros du film à l’air mutique et rêveur, paraît presque surréaliste.
À 16 ans, Nicholas s’apprête à vivre deux ans d’initiation à la persécution systématique des représentants du communisme et du “swart gevaar”, le “danger noir” exécré par la minorité démographique blanche du pays, qui entend ainsi assoir ainsi sa domination politique sur le territoire. Pour affronter cette plongée dans l’horreur et la haine, le jeune homosexuel quitte le confort de sa maison avec pour seul bagage un magazine pornographique offert par son père. En afrikaans, langue néerlandaise parlée en Afrique du Sud, “moffie” est une insulte stigmatisant les homosexuels. Adoptant le point de vue des bourreaux de la politique raciale de l’apartheid, le film explore la question de la répression des “déviances” exécrées par les soldats blancs au sein de leur propre camp.
Actuellement en compétition au festival du film queer Chéries-Chéris, le quatrième long-métrage d’Oliver Hermanus explore les représentations de la masculinité en Afrique du Sud, et en particulier leur caractère coercitif et délétère. Car l’endoctrinement des jeunes recrues n’est pas simplement tourné vers la haine de l’autre ; il est intime, structurant, et s’inscrit au fer rouge dans les corps et les esprits. Dans les douches et les dortoirs, les corps sans cesse exposés sont filmés avec attention par Oliver Hermanus. Dans une esthétique sensible et quasi chorégraphique teintée d’homo-érotisme, qui rappelle le ballet des corps de Beau Travail (2000) de Claire Denis, le réalisateur exhibe cet idéal de masculinité, synonyme de puissance et de virilité. Parce qu’il est aussi important d’incarner cet idéal que d’être blanc dans ce régime raciste et masculiniste, il existe une forme de ségrégation au sein même du camp des oppresseurs, et c’est ce que le film s’attache à montrer. Très vite, ceux qui n’ont pas la carrure imposée se font harceler, et le moindre signe de faiblesse est violemment puni. L’enfer que vivent alors certains de ces jeunes hommes conduit inévitablement au drame ; et le réalisateur n’hésite pas à en montrer toute l’étendue à travers quelques scènes chocs très bien dosées.
Adapté des mémoires d’André Carl van der Merwe, ancien conscrit homosexuel sud-africain né en 1961, le film fait preuve d’une grande précision historique. Mais la véritable prouesse tient dans sa mise en scène. Dans une économie des dialogues, Oliver Hermanus parvient à faire parler ses acteurs à travers leurs silences, leurs regards et leurs hésitations. L’histoire d’amour qui s’écrit en filigrane est traitée avec beaucoup de finesse et de subtilité, sublimée par un remarquable travail de l’image – qui fait toute la force du film, de bout en bout. On pourrait malgré tout reprocher au réalisateur d’aller parfois trop loin dans l’esthétisation de la culture viriliste qu’il dénonce, et de poétiser les joutes violentes auxquelles se livrent les conscrits dans l’intimité toute relative de leurs dortoirs. Mais la beauté des images n’efface jamais tout à fait l’horreur qu’elles dépeignent, et a le mérite de faire de cette expérience cinématographique un réel choc esthétique.
Moffie, d’Oliver Hermanus, en salle le 7 juillet.