2 fév 2017

L’interview vérité d’Isabelle Adjani : “ De temps en temps, l’anonymat me paraît être un nirvana. Il n’y a rien de plus glam que d’être un illustre inconnu »

Elle fait partie des icônes absolues qui ont marqué l’histoire du cinéma français. Une immense actrice aux opinions bien tranchées, qui se dévoile ici, sans langue de bois, dans une interview exclusive.

Par Philip Utz.

Portrait Ralph Wenig.

Numéro : Star parmi les stars, monstre sacré, icône absolue… Ça ne doit pas être facile tous les jours d’être Isabelle Adjani.

Isabelle Adjani : Pff !

 

Non, mais sérieusement, ça fait quoi d’être Isabelle Adjani ?

Sérieusement, c’est un “comic trip”! Ça fait des clip ! Crap ! Des bang ! Des vlop et des zip !

 

La célébrité vient-elle avec son lot d’avantages et d’inconvénients ?

La notoriété, aujourd’hui, est un inconvénient majeur, mon cher. Ça l’était moins il y a vingt ans, avant l’installation de Big Brother dans notre société. Auparavant, une actrice était vue, mais là, elle est regardée à la loupe, scrutée, écoutée en laboratoire ; et comme on a éduqué les gens à se fliquer entre eux, nous – drôles de dames un peu “en vue” – avons droit à un flicage grand luxe. De manière générale, à force de vouloir ramener les soi-disant “privilégiés” dans une sphère punitive dans laquelle il s’agit d’être plus sévère avec eux sous prétexte d’égalisation, voilà les romanichels de renom pris au piège d’une petite dictature qui s’est instituée toute seule. De temps en temps, l’anonymat me paraît être un nirvana. Je me dis : “Il n’y a rien de plus chic, rien de plus cool, rien de plus glam que d’être un illustre inconnu.”

 

Et les avantages ? J’imagine que vous avez toujours une table au restaurant, par exemple.

Oui, mais enfin… Ça vous fait manger un peu plus, et un peu plus cher, donc pourquoi ne pas rester chez soi à faire sa détox.

 

Vous est-il possible de descendre au Franprix pour acheter des Coton-Tige sans provoquer l’émeute ?

Je suis trop bobo – pas assez bobonne – pour aller au Franprix. Moi, je vais au Bio c’ Bon… et encore, ce n’est pas ma préférence. Je milite pour les circuits courts, directement du producteur au consommateur… Pour acheter quoi, m’avez-vous dit ?

 

Des Coton-Tige.

Les Coton-Tige doivent être bio, eux aussi, oui, oui… Mais pour en revenir à votre question, les gens sont plutôt sympathiques lorsqu’ils m’abordent dans la rue, et puis je ne suis pas une rock star ni une speakerine… Je veux dire une présentatrice télé, on ne dit plus speakerine, si ? En général, le temps que les gens se disent : “C’est elle ou c’est pas elle ?”, vous avez déjà passé votre chemin. C’est plutôt charmant. Je n’ai pas souvent eu affaire à des excités qui me sont tombés sur le paletot en me disant des trucs dérangeants, non.

 

Ni à de sombres personnages qui traînaient la patte en bas de chez vous ?

Attendez, je réfléchis… C’est à la fois drôle et pas drôle, mais parmi les pires choses du genre, il y a l’acharnement d’obscurs individus bien dérangés qui campent devant votre porte parce qu’ils veulent vous convaincre de révéler au monde entier – qui s’en fout – qu’ils sont le père de votre fils, ou la fille cachée de votre père… bref, qui veulent un regroupement familial. [Rires.] Ou en plus light : il m’est arrivé de monter dans un taxi Club Affaires et de me faire engueuler par le chauffeur qui me dit : “Ce n’est pas la première fois que je vous prends, vous, et à chaque fois vous piquez les magazines ! Ça ne peut plus durer, descendez !”

 

Pourquoi, pour cet entretien, souhaitiez-vous que l’on se retrouve à 6 heures du matin, un samedi de surcroît ?

J’enchaîne les rendez-vous à partir de 8 heures et vous ne sembliez pas allergique à l’originalité, ce qui m’a semblé sympathique. Le samedi, c’est le seul moment où je peux voir ma nièce, mon neveu, mon fils, mon autre fils… Bref, voilà, le samedi, c’est le jour où je n’ai plus le droit de dire “Non, je n’ai pas le temps de te voir” à ce que j’ai de famille.

 

Et moi qui supputais que vous ne supportiez pas les rayons du soleil. Pourquoi pensez-vous que vous canalisez à ce point les fantasmes des gens ? Des plus mortifères – “Elle a le sida” ou “Elle est morte” – aux plus extravagants – “Elle est tellement habitée par son rôle qu’elle rentre chez elle en calèche et crinoline”…

Ah ! ben ça, je ne vous le fait pas dire, mon bon monsieur! Ça, c’est de la projection ciblée. Il y a parfois un virus de démence précoce qui circule dans la collectivité, et, à certaines périodes de ma vie, il a fini par m’infecter à mon corps défendant. Avant de débuter une longue psychanalyse, j’avais cherché à prendre conseil auprès d’un sociologue pour tenter de m’y retrouver, de prendre un peu de distance, de survivre au délire – au moment de la rumeur du sida, par exemple, qui est née en même temps que l’épidémie…

 

Je m’en souviens très bien, et pourtant, j’avais 12 ans à l’époque.

Oui, ça devait vous passionner à 12 ans, ce feuilleton à rebondissements. L’intrigue a duré neuf mois, et ça a donné un truc mort-né. Mais pendant neuf mois, il a fallu que je me dise : “J’en suis à mon combientième test, là ? Est-ce qu’il faut que j’y repasse ? Ils se trompent tous ? Tout le monde le sait sauf moi, donc est-ce que je suis la seule personne saine d’esprit ?” Il faut croire. Je n’ai jamais vu une chose pareille. La honte. Même dans le respectable milieu médical, on se le tenait pour dit. C’était ma période “femme invisible” : je ne me suis jamais sentie aussi invisible qu’à ce moment-là. Même si je sortais, même si j’étais dans un mouvement de sociabilité, dans l’imaginaire des uns et des autres, on ne m’avait pas vue. J’étais malade, donc j’étais chez moi, j’étais cachée, ou j’étais à l’hôpital. Et à l’hôpital, oui, il m’est arrivé d’y aller, mais pour visiter des amis, hélas véritablement au plus mal.

 

Quel décalage y a-t-il entre l’image de la femme exaltée, hallucinée, extrême que vous portez souvent à l’écran, et la vraie Isabelle Adjani ?

Parce que je n’aurais joué que des allumées ? [Rires.] Je ne crois pas. Ce qui m’intéresse, c’est le dépassement, le débordement, la mise en abyme du déséquilibre subtil qui existe en chacun de nous. Finalement, la vie, c’est quoi ? N’est-ce pas aussi de résister en cachant à quel point on est borderline avec tout ce que l’on subit comme pressions, distorsions, manipulations – surtout aujourd’hui, avec tout ce qu’on avale, tout ce qu’on respire… On est des cobayes au cerveau endommagé, soumis aux perturbateurs endocriniens, tranquillement menacés par les fureurs agrochimiques et technologiques en vogue. Même quand je joue des personnages ordinaires, comme dans mon dernier film, Carole Matthieu, c’est justement l’ordinaire qui fait basculer dans l’extraordinaire. Au cours des années, il m’est arrivé d’entendre des journalistes commenter un rôle comme s’il s’agissait de moi-même. Ils insistaient : “Ah, mais c’est elle, ça n’a pas dû être difficile pour elle parce que c’est elle…” Alors que pour faire exister l’histoire d’une autre, même s’il va de soi que j’y mets la matière de mon être, ce n’est bien évidemment pas à confondre avec la réalité que je sais donner à la fiction que j’interprète. Vous savez, c’est drôle parce que les rares proches qui suivent mon travail ne m’ont jamais confondue avec aucun de mes personnages. Là encore, quelle trivialité cette confusion! Quand je repense à cette période de rumeurs et de harcèlement, je me dis : “Mon Dieu! Si les réseaux sociaux avaient existé à ce moment-là et qu’on s’était déjà trouvé dans l’acharnement extravagant de la machine inquisitrice du Web, je me serais…”

 

…flinguée.

Ou un truc comme ça.

Portrait Ralph Wenig. Robe en cuir, JEAN COLONNA.

Vous est-il déjà arrivé de quitter un entretien en claquant la porte ?

Ce n’est pas l’envie qui m’en a manqué parfois, mais avec mon travers bouddhiste… [Rires.] En revanche, je me suis déjà enfuie précipitamment d’une séance photo.

 

Pas de chez Richard Avedon, j’imagine.

Oh ! je l’adorais. Un jour, j’ai eu cette peur irraisonnée avant une séance avec la grande photographe Bettina Rheims. En fait, je me suis retrouvée dans un studio où des filets pour ondines, suspendus sur un portant, devaient m’habiller. Ces robesfilets de pêche à trou-trous, je ne pouvais absolument pas les porter…

 

… Sans être complètement à poil.

Voilà, c’est ça. Et au fur et à mesure qu’on me maquillait et qu’on me coiffait, je m’angoissais sur le stylisme. Il y avait un truc de transformisme qui me faisait flipper. 

 

En quoi le fait d’avoir des enfants a-t-il changé votre vie ?

En quoi ? En tout ! Les enfants… [Elle regarde ses ongles.] Désolée, je n’ai pas eu le temps de mettre du vernis. [Rires.] Pff ! Plus que jamais, c’est cocasse, j’ai un penchant à déconseiller aux gens autour de moi d’avoir des enfants… Je deviens catastrophée lorsqu’on me dit : “Je suis enceinte !” ou “Ma cousine est enceinte ! Ma fille est enceinte !” On me voit alors prendre un air absolument consterné et je suis incapable de dire : “Félicitations.” Non, parce que… …Parce que? Tout d’abord, ce n’est plus la peine de faire des gosses en croyant qu’ils vont rester vos gosses, parce qu’ils sont captés, kidnappés par la “Silly Conne Valley”, qui va prendre le relais de leur éducation de plus en plus précocement. C’est pour cette raison qu’il faudrait peut-être recommander aux parents biologiques ou adoptifs d’être super informés, super entraînés, d’être des coachs avant même la naissance des petits angelots, et leur conseiller d’avoir une supra conscience pour faire face à l’appétit d’ogre de l’intelligence artificielle. On est entré depuis un bail dans une société qui structure la pré- dation des enfants… Il n’y a rien de pire que de voler l’innocence d’un être. Ça fait des années, pardonnez la brutalité du propos, que je répète que nous laissons nos enfants se faire dévorer, que nous vivons dans une société pédophile…

 

 

Comment ça ?  

Il ne s’agit pas d’une prédation à proprement parler sexuelle, mais d’une prédation psychique. L’accès à tout et à n’importe quoi sur le Web. Les gosses de 8 ans qui ont le regard à hauteur de sexe dans les kiosques… Pour une mère, c’est violent de tenir son enfant par la main dans la rue et de le sentir recevoir sans explications quelque chose qui ne fait pas partie de son apprentissage, loin de là. Aujourd’hui, c’est sans tabous qu’on remodèle les enfants en objets de tous nos désirs d’un côté, et qu’on les conditionne pour en faire des clients importants de l’autre. Parce qu’on a besoin d’eux pour faire tourner l’économie. La mutation, c’est celle du “pop porn” qui fait office de formation. C’est glauque, non? Et vous, votre enfance a-t-elle été heureuse? Non. Non, pas particulièrement, non. Non, non. Non, non. Non, non. Non, pas particulièrement, non. Non, pas particulièrement, non. Non, non. Houlà! Ça ne rend pas heureux de voir ses parents malheureux. [Rires.] Oh, la vie de Cosette… et la mienne. Les deux ne font qu’une.

 

Comment avez-vous rencontré Serge Gainsbourg ?

Je l’ai rencontré chez lui quand j’avais 17 ans parce que je devais participer à une émission de variété et on lui avait demandé d’écrire une chanson pour moi. J’ai été chez lui, rue de Verneuil, où il m’a accompagnée au piano, et j’étais très intimidée. La chanson, c’était Rocking Chair, elle a été écrite pour moi, même si Jane Birkin l’a reprise plus tard. Comme dirait Juliette Gréco en parlant de La Javanaise : “C’est à moi, c’est ma chanson à moi, moi, moi, moi, moi !”

 

Il était sympa ?

Il était… Je ne crois pas qu’il aurait aimé que je dise de lui qu’il était “sympa”. Il était attirant, intrigant… pour une jeune fille comme moi, c’était troublant.

 

Neuf ans plus tard, en 1983, vous avez produit un album ensemble. Comment s’est déroulé le tournage du clip culte de Luc Besson pour le titre Pull marine ?

Le jour du tournage, j’avais un rhume des foins et je détestais ma tête. C’était une époque où j’étais super allergique à tous les pollens, et je risquais de m’évanouir. Donc j’avais mal aux yeux, mal aux oreilles, mal au crâne, je me mouchais tout le temps, c’était affreux. Je n’étais pas bien du tout. Luc Besson s’est éclaté derrière sa caméra, avec sa phénomènale virtuosité, et moi, je me suis contentée de suivre à l’aveugle ses indications, collée tout habillée dans cette baignoire en plastique dans laquelle des assistants remettaient inlassablement de l’eau chaude, alors qu’à la place j’aurais tant voulu être dans mon lit.

 

Et d’où sortait la robe de cocktail bleue à manches gigots particulièrement diabolique que vous portiez à table dans le clip ?

C’était une marque de l’époque, qui s’appelait Diamant Noir. Vous me faites rire avec cette question décapante !

 

Vous rendiez-vous compte à quel point vous étiez sidérante de beauté ? Que voyiez-vous, à l’époque, quand vous vous regardiez dans la glace ?

Merci pour le “à l’époque”. Ensuite, c’est terrible, mais on ne m’a tellement pas dit que j’étais belle quand j’étais petite – attention, Cosette est de retour ! – que je ne me suis jamais sentie comme telle de ma vie.

 

Soutenez-vous François Hollande ?

Hello ! Quelqu’un soutient-il encore François Hollande ?

 

Vous ne voulez pas être mignonne et me faire l’annonce de ma messagerie vocale ?

Oui, bonjour, c’est Isabelle. Isabelle Adjani. Philip n’est pas là, mais moi si, et vous pouvez laisser un message. Merci.

 

L'intégralité de cette interview a été publiée dans le Numéro 179 “Féerie”.

 

 

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