27 avr 2020

L’interview confinée avec Leïla Bekhti: sa série Netflix avec Damien Chazelle, Céline Dion et Tahar Rahim

Le 8 mai, le monde entier la découvrira dans “The Eddy”, une chronique en huit épisodes d'un club de jazz à la dérive imaginée par Damien Chazelle (“La La Land”), tournée à Paris et produite par Netflix. 

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

Portrait par Arno Lam.

Leïla Bekhti est née au cinéma dans Sheitan (2006), sous la direction de Kim Chapiron. Puis elle y a grandi – aux côtés de son amie Géraldine Nakache –, elle y a ri (Tout ce qui brille), y a rencontré Jacques Audiard (Un prophète), sans oublier de s'y affirmer (La Source des femmes), et, peu à peu, de s'y imposer — à travers d'immenses succès comme Le Grand Bain ou Chanson douce. Dans le rôle d'Amira, une mère endeuillée par l'assassinat de son mari (interprété par son compagnon dans la vie, Tahar Rahim) dès le début de The Eddy, Leïla Bekhti cotoie la grâce. Pour parler cinéma et séries avec – comme le dit son ami Jonathan Cohen – la “seule égérie et actrice française confinée dans le Grand Est”, Numéro s'est immiscé entre la préparation d'une mousse au chocolat et l'installation d'une piscine gonflable pour ses enfants.

 

 

Numéro: Vous faites partie d’un projet inédit. The Eddy est la première production originale Netflix qu’on pourrait qualifier de “série d’auteur”, une vraie bouffée d’air frais sur la plateforme américaine.

Leïla Bekhti: The Eddy est une série libre, et sa force est de ne pas imposer le suspense. J’ai arrêté de regarder des séries le jour où j’ai constaté ma dépendance, j’arrivais à la fin d’un épisode et j’étais à l’agonie si je ne lançais pas l’épisode 2 tout de suite ! J’étais tarée, je pouvais engloutir des saisons entières pendant toute la nuit et j’arrivais la gueule défaite à des rendez-vous importants le lendemain…

 

 

Cette série, c’est un peu votre rêve américain? 

Moi, j’ai un rêve: c’est le “rêve tout court”. Qu’il se passe à Los Angeles, à Seoul, à Paris ou a Carcassonne, je rêve, c’est tout. Je viens de tourner dans une série de Jonathan Cohen et Jérémie Galan qui parodie le Bachelor. On a beaucoup ri. Je me disais que j’étais une vraie meuf de téléréalité avec mon confessionnal, que je pouvais rire, pleurer… Je me revoyais à 15 ans, regardant l’émission et attendant de savoir si le mec allait donner la rose! (rires) The Eddy est une expérience rêvée, au même titre que la parodie du Bachelor.

 

 

Au début de Tout ce qui brille, il y a une scène où vous parlez anglais et vous faites ce qu’on appelle poliment “du yaourt”. Avec The Eddy, j’ai constaté que vous aviez fait des progrès dans la langue de Shakespeare…

Merci. Que diriez-vous de m'appeler tous les jours? Plus sérieusement, j’ai travaillé: il y a quatre ans, j’ai tourné la série Jour Polaire en Suède et j’ai vraiment appris l’anglais à ce moment là. Avant, je parlais cette langue comme mon tonton Mouloud…

 

 

Vous dites détester les séries qui rendent dépendants. C'est l'inverse dans The Eddy: chaque épisode est centré sur un personnage et échappe à la dictature (pourtant instaurée par Netflix) du cliffhanger – imposant toujours plus de suspense à la fin de chaque épisode.

Exactement. The Eddy a bénéficié d’une totale liberté dans sa forme: elle est construite en huit épisodes presque aussi longs que des films. L’histoire, quant à elle, raconte l’intimité d’un club de jazz et de ses musiciens… 

 

 

C'est cette histoire qui vous a séduite?

Vous savez, on dit qu’avant d’aimer quelque chose ou quelqu’un, il faut le comprendre. C’est ce qui s’est passé: le jazz n’est pas une musique que j’écoute ni que je connais particulièrement et The Eddy m’a permis d’apprendre. Par exemple, j’ai constaté que les instruments ne partent pas tous en même temps, mais qu’à l’écoute, ils finissent par ne former qu’un. Et c’est aussi une métaphore de la vie: vous et moi sommes des personnes différentes et on a forcément une sorte d’arythmie émotionnelle. Je vais pleurer pour quelque chose, vous allez pleurer pour une autre et, pourtant, cela ne nous empêchera pas de nous entendre. 

 

 

J'ai déjà vu de la jalousie dans des couples d'acteurs

 

 

Tournés en 16 mm, presque aussi longs que des films, les deux premiers épisodes sont signés Damien Chazelle. Les deux suivants ont été réalisés par l’excellente auteure de Divines, Houda Benyamina, qui nous a confié que certaines scènes sont improvisées… L'une d'entre elles est reconnaissable: votre personnage parle de Céline Dion.

J’ai aimé incarner ce personnage, Amira, qui est très différente de moi et qui représente une réalité sociale: Amira n’a pas la même vie que Farid [son mari, interprété par Tahar Rahim], elle est infirmière et le jazz n’est pas une musique qui lui parle. Au début de la série, elle voit moins son mari à cause du club de jazz, ce qui la rend triste, mais finalement, elle remarque à quel point cet univers rend Farid heureux. Amira est un personnage qui peut écouter du Céline Dion et pour qui le jazz est une musique snob. Quand j’ai compris ça, quand j’ai mis de côté mon instinct et que j’ai laissé libre court à celui d’Amira, c’est là que cette réplique est venue: “Il y en a un qui dit un truc sur Céline Dion et il part de chez moi!

 

 

Je ris beaucoup quand je vous vois l’imiter sur Instagram. À quand une comédie musicale où vous interprétez Céline?

Qu’est ce que vous attendez pour l’écrire? (rires) Je ne devrais pas prendre des cours de chant mais des “cours de Céline”, ce qui pourrait prendre 10 ans! Sinon en play back, comme les Airnadette [“airband” français]. Franchement, si c’est une super comédie musicale, je ne sais pas si j’en serais capable mais je travaillerais dur pour honorer Céline Dion, Lara Fabian, Fabienne Thibeault, Starmania…

 

 

J’ai revu Tout ce qui brille (2010), Des poupée et des anges (2008) et La source des femmes (2011). Tous ces films ont un point en commun: vous chantez. Pourquoi pas dans The Eddy?

C’est vrai, et c’est marrant, je n’avais pas remarqué ! En ce qui concerne The Eddy, Amira est infirmière et il n’était pas question de la faire chanter. En revanche, Houda Benyamina et Damien Chazelle m’ont laissé une liberté totale de ton. J’étais tout le temps dans mon personnage, la caméra tournait déjà sans même que j’ai eu le temps de dire “bonjour”. Dans l’épisode 3 – où Amira enterre son mari Farid – on est rentrés dans une espèce de transe: des caméras nous suivaient partout et c’était assez vertigineux. Et je me souviens avoir enchaîné avec un film très intimiste, La Troisième Guerre [de Giovanni Aloi] qui raconte le quotidien des soldats en mission Sentinelle. J’avais beaucoup plus de contraintes et c’est ce qui est génial dans le métier d’acteur, être dirigé de façons différentes.

Centré sur votre personnage, l’épisode 3 est très chargé émotionnellement. Amira enterre son mari et danse, le visage tourné vers le ciel. On sent alors une alchimie entre Houda Benyamina et vous: elle tire les ficelles mais laisse libre court à votre instinct de comédienne. Ce qui m’emmène à cette question: quand Amira enterre son mari, où est Leïla?

Tahar et moi sommes très exigeants l’un envers l’autre. Il ne s’agissait pas de jouer ce qu’on est dans la vie, mais plutôt d’aborder le couple d’Amira et Farid comme deux personnes très différentes de Leïla et Tahar. Dans l’histoire, quand le drame survient, c’était parfois difficile – et d’ailleurs Tahar a été super – car je n’avais pas du tout envie d’en parler. Quand il fallu tourner ces scènes, j’essayais de ne pas me dire “Wouah, cette situation-là, je n’ai pas envie de la vivre”.  Bien sûr que c’est arrivé, bien sûr que ça a été compliqué, mais c’était peu de fois et que ça a duré deux secondes…Donc Leïla était là, mais elle essayait de s’oublier pour faire exister Amira. 

 

 

J'adorerais jouer la soeur ou la pote de Tahar Rahim

 

 

En interview, vous avez déclaré “Monsieur Tahar Rahim on lui propose un rôle et moi je passe des essais”… Est-ce qu’il peut y avoir de la jalousie dans un couple d’acteurs? 

J'ai dit ca sur le ton de l'humour mais ce serait mentir de dire que non, et j’en ai déjà vu. Forcément, je vais vous dire qu’entre Tahar et moi, il n’y a pas de jalousie car on est le couple le plus génial du monde… En fait il y a un truc, et on ne saura jamais pourquoi… [Tahar marmonne, elle lui répond] Elle me demandait si on était jaloux, donc je vais dire que tu es très jaloux de moi.

 

Tahar Rahim: Je suis extrêmement jaloux de toi, surtout quand tu manges ces gâteaux. [Il montre un paquet en aluminum et s’adresse à nous] Vous vous rappelez des “Choco Rem”?

 

Leïla Bekhti: Il dit que je n’arrête pas de manger en ce moment, que je ressemble à Carlos… [À Tahar] Elle ne connaît pas ces gâteaux, c’est pas sa génération, ça se voit. [Elle reprend] Comme tout le monde, on a des soucis de couple, mais on se préserve de la jalousie. Bien sûr, en 10 ans, il est arrivé que l’un tourne beaucoup et l’autre moins. Moi, je suis heureuse quand les gens que j’aime le sont aussi, je ne suis pas de nature jalouse. Par exemple, je ne dirais jamais d’une amie de Tahar: “Olala, elle est un peu trop collante!”. Mes copines pourront vous le dire, quand je rencontre quelqu’un et que je le présente à un proche, je suis ravie qu’ils s’entendent. Une fois, une amie m’avait dit: “Ça ne te dérange pas de les voir ensemble alors que tu les as présentés?” La réponse est non. Je sais où est ma place. Avec Tahar, on a une relation très fraternelle et on est très exigeants l’un envers l’autre. C’est “mon pote à la compote”. Qu’on soit acteurs ne fait pas de différence avec un couple de journalistes ou de banquiers: si votre compagnon écrit pour “Nous deux” et vous pour “Numéro”, il sera peut-être jaloux… Ou pas. Sur le tournage de The Eddy, les comédiens ne savaient pas qu’on était ensemble. Quand ils l’ont appris, ils ont halluciné! Il nous pensaient amis et j’ai toujours voulu ça.

 

 

Vous aviez confié qu’aucun scénario ne vous avait donné envie de jouer à l’écran ce que vous êtes à la ville. En quoi The Eddy vous a t-elle convaincue?

Tahar était sur le projet un an avant moi et ça aurait été ridicule d’accepter un rôle parce que mon mari en a un aussi. Je le vois assez sur mon canapé, je n’ai pas besoin d’un film pour voir Tahar Rahim. Ce serait mentir de dire qu’on n’a pas eu peur de tourner ensemble mais on a utilisé cette appréhension à bon escient, on s’est surpris. J’adorerais qu’on nous propose de jouer un frère et une soeur, des potes, pas forcément un couple. Non pas parce que c’est mon mari, mais parce que c’est Tahar Rahim et qu’il est l’un des acteurs français qui me fascine.

 

 

[Elle reçoit un appel]. Vous disiez que… 

Vous savez, on m’a demandé si le tournage de The Eddy avait scellé quelque chose entre nous… La réponse est non. On n’avait jamais tourné ensemble en étant mariés, donc oui, c’était important de se découvrir dans le travail, en tant que partenaires de jeu. C’est tout. J'ose espérer qu'on n'a pas besoin d’un tournage d’un mois pour nous rapprocher.

 

The Eddy (2020), une série créée par Damien Chazelle, Alan Poul, Glen Ballard et Jack Thorne.

Avec Leïla Bekhti, André Holland, Joanna Kulig, Tahar Rahim, Amandla Stenberg…

Disponible le 8 mai sur Netflix.