“Les Poings Desserrés”, un récit poignant d’émancipation féminine primé au Festival de Cannes
Avec ce deuxième long-métrage, la jeune réalisatrice a décroché, à l’unanimité du jury, le prix Un certain regard au dernier Festival de Cannes. D’une puissance figurative hors norme, son film s’impose par son intensité et sa beauté comme un joyau du cinéma contemporain.
Par Olivier Joyard.
On entend que le cinéma serait, à présent, débordé par une époque faite de séries télé chronophages et de jeux vidéo captant l’imaginaire des masses. On craint que le grand écran ne s’efface devant un désir de fiction ne lui correspondant plus. On s’inquiète que les beautés projetées qui ont inondé le 20e siècle et bien au-delà ne deviennent les chimères d’un monde ancien. Et puis, tout à coup, quelques météorites arrivent jusqu’à nous, signes d’une vie qui grouille toujours quelque part. Certains films font du bien parce qu’ils remettent en jeu, avec un regard neuf, quelque chose de l’éternité de leur art. Les Poings desserrés de Kira Kovalenko fait partie de ceux-là – si peu nombreux aujourd’hui, il faut l’avouer.
Projeté devant le jury d’Andrea Arnold lors du Festival de Cannes 2021, ce deuxième long-métrage a obtenu à l’unanimité le prix Un certain regard et marqué celles et ceux qui l’ont vu, par son intensité et sa beauté plastique sidérante. Le pitch, pourtant, n’incitait pas à se relever la nuit : l’histoire d’une jeune femme d’Ossétie du Nord coincée dans un monde d’hommes, celui de sa famille et de ses amis, qui lutte pour s’émanciper. Le tout dans un paysage postindustriel de désolation. Mais derrière ce qui pourrait s’apparenter à des clichés du cinéma d’auteur international, il y a un œil vif et même perçant, la vision exceptionnelle d’une trentenaire jusqu’alors inconnue. Kira Kovalenko avait réalisé un film en 2016, intitulé Sofíchka. Mais très peu de gens l’ont vu car il n’a été distribué presque nulle part.
“[L’héroïne principale du film] vient se cogner, se confronter aux parois de l’écran, mais je suis aussi là pour la préserver. Protéger, préserver, il est vrai que c’est l’idée même du cinéma.”
Celle qui se présente face à nous sur la Croisette a la chevelure rousse flamboyante et le regard assuré. Pourtant, il y a encore une dizaine d’années, le cinéma n’était même pas entré dans sa vie. “J’ai fait une école de design où j’apprenais à concevoir des sites Internet, mais je m’ennuyais un peu car je voulais étudier l’humanisme et simplement avancer dans la vie. Il se trouve qu’Alexandre Sokourov a ouvert une école de cinéma en Kabardino-Balkarie. Je m’y suis inscrite et j’ai trouvé ma voie.” Maître russe du cinéma, Alexandre Sokourov est l’un des plus grands formalistes contemporains, capable de réaliser un film en un seul plan-séquence au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (L’Arche russe, 2002) ou de filmer la relation d’un enfant à sa maman comme une peinture romantique hallucinée (Mère et fils, 1997). Kira Kovalenko a sans doute retenu de lui l’obsession du cadre, une manière d’ancrer la caméra dans une réalité qui devient peu à peu un assemblage de forces telluriques.
Dans Les Poings desserrés, chaque scène, même la plus banale (un trajet en voiture ou un repas familial), revêt une puissance figurative hors norme. La cinéaste qui habite désormais Moscou se considère malgré tout encore “en apprentissage”. À quoi assisterons-nous quand elle déploiera l’ampleur artistique qu’elle semble avoir en elle ! Les années à venir le diront, mais la force de son cinéma la place déjà haut. Kira Kovalenko a les yeux grands ouverts et filme son personnage central avec le désir puissant d’en faire une héroïne, au sens le plus noble du terme, quand celle-ci se retrouve harcelée ou mal considérée par ceux qui l’entourent. Une pure question de cinéma. Une histoire de cadre. La réalisatrice a utilisé un format proche du Scope, qui étire les plans sur les côtés et donne une impression paradoxale : enfermer le personnage et lui offrir en même temps la possibilité de se protéger, comme dans un refuge. “Elle est toujours entourée d’hommes. On sent qu’il y a quelque chose derrière ces hommes, mais c’est souvent inatteignable car ce format d’image ne permet presque pas de voir le ciel. Elle vient se cogner, se confronter aux parois de l’écran, mais je suis aussi là pour la préserver. Protéger, préserver, il est vrai que c’est l’idée même du cinéma.”
À la limite du documentaire, Les Poings desserrés est aussi un véritable trip visuel, un moment rare de cinéma immersif, sensuel, propre aux chavirages émotionnels.
Avec cette façon de concevoir son travail et de penser son esthétique, Kira Kovalenko échappe aux tics maniéristes de beaucoup de jeunes cinéastes contemporains, persuadés qu’une image léchée suffit à établir un style. Du style, elle en possède sans se focaliser dessus. Son approche est plutôt celle d’une observatrice engagée. Elle aime tourner dans des langues qu’elle ne maîtrise pas et dans des régions qui lui sont étrangères, comme c’est le cas dans ce long-métrage, avec l’Ossétie du Nord. “Quand je suis arrivée là-bas, raconte-t-elle, j’ai tout scruté, les lieux, les visages, les gens, les habits. Quand je vais dans des bourgs éloignés des grandes villes, je regarde quelles sont les couleurs que les habitants portent. J’ai l’impression que pour se sortir de la vie quotidienne, ils se choisissent des couleurs qui les rendent plus dignes à leurs yeux. Je voulais que mes personnages conservent une dignité, donc j’ai créé une réalité renforcée.”
Parmi les influences qui l’ont habitée pendant la fabrication du film, la cinéaste évoque Abbas Kiarostami, le grand réalisateur iranien, mais aussi Wanda, l’unique et fascinant long-métrage de Barbara Loden, et Les Poings dans les poches, tourné par l’italien Marco Bellocchio dans les années 60, auquel elle a emprunté son titre. À la limite du documentaire, Les Poings desserrés est aussi un véritable trip visuel, un moment rare de cinéma immersif, sensuel, propre aux chavirages émotionnels. On pense à cette scène incroyable dans une piscine, où l’héroïne se baigne avec un groupe de post-ados au milieu des vapeurs d’eau. Une façon de filmer le corps des hommes dans leur puissance, leur danger et leur fragilité, qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui sauf chez la grande Claire Denis.
Mais, derrière la force des plans, il y a autre chose. La possibilité d’un récit caché. Une histoire personnelle et intime que l’on devine sans pouvoir vraiment se la raconter. C’est le propre des œuvres importantes : elles donnent des pistes d’explications sur la rationalité de ce que nous voyons, tout en amenant nos sens dans une zone perdue, un maelström étrange. Elles bruissent d’un investissement personnel qui ne se dit pas tout à fait. Kovalenko évoque une phrase méditée longtemps après avoir vu le film. “Dans son roman L’Intrus, William Faulkner écrit que personne ne peut survivre à la liberté. La phrase exacte est la suivante : ‘La plupart des gens ne peuvent supporter l’esclavage, mais aucun homme ne peut manifestement assumer la liberté.’ Ce concept de la liberté vue comme un fardeau m’a rappelé un autre fardeau, celui de la mémoire. Comment peut-on vraiment être libre de sa mémoire et survivre ? J’ai fouillé au plus profond de mes souvenirs et réfléchi à ce fardeau que je traîne depuis si longtemps, cet événement qui m’a fracturée, traumatisée, et qui a touché tant de gens autour de moi. C’est ainsi qu’est née l’histoire du film.” Kira Kovalenko évoque aussi “la violence de l’amour”. De quelle guerre, personnelle ou collective, parle-t-elle ? Nous ne le saurons pas vraiment. Mais face au film, nous sommes pourtant traversés par cette mémoire, ce passé qui hante et façonne le présent. Cette sensation pourrait nous contraindre, en tant que personnes et en tant que spectateurs. Au contraire, elle nous libère. Il est rare de sortir du cinéma avec le sentiment aussi fort que la vie nous appartient.
Les Poings desserrés de Kira Kovalenko, en salle.