Les personnages de Jim Jarmusch : de Béatrice Dalle aveugle à Adam Driver poète
Ce lundi 25 mai, ARTE diffuse l’avant-dernier film de Jim Jarmusch, “Paterson”. Mettant en scène un chauffeur de bus apprenti poète, le long-métrage marque une nouvelle fois l’amour du réalisateur pour les personnages atypiques. Retour sur ce qui fait la force de son cinéma, d’une ribambelle de personnalités magnétiques à des interprètes choisis avec finesse.
Par Lolita Mang.
Dans la nuit noire, à Paris, un chauffeur de taxi sillonne les rues vides à la recherche d’une âme errante. Seule une jeune femme, brune, se distingue sur le trottoir, et deviendra sa cliente la plus mémorable. Insolente, vulgaire, coléreuse et aveugle: voilà Béatrice Dalle dans toute sa splendeur. La scène se trouve au coeur du film Night on Earth, cinquième long-métrage du réalisateur américain Jim Jarmusch. Composé de plusieurs saynètes d’environ trente minutes, Night on Earth propose cinq voyages en taxi, à chaque coin de la planète. Plusieurs vedettes des années 90 apparaissent à tour de rôle, d’une très jeune Wynona Ryder à Roberto Benigni en passant par Gena Rowlands. On retient pourtant Béatrice Dalle, pour ce rôle de jeune femme aveugle, impétueuse et franche. Tous tombent sous son charme magnétique, jusqu’au chauffeur de taxi incarné par Isaac de Bankolé – aujourd’hui adepte des films d’action, de Black Panther à Casino Royale.
“Bien vu connard t’as failli m’écraser !” Tels sont les premiers mots prononcés par l’insupportable cliente avant de rentrer dans le taxi. La course sera à l’image de l’insulte, impulsive et mouvementée. En réalité, la filmographie de Jim Jarmusch regorge de personnages aussi atypiques qu’ils sont attachants. D’ailleurs, l’Américain ne s’en est jamais caché : “Je commence toujours par les personnages plutôt que par l’intrigue, ce que beaucoup de critiques qualifieraient d’évident. Ils trouvent toujours que mes films ont de faibles scénarios. Je pense qu’ils ont de vrais scénarios, mais c’est vrai, cela n’est pas ma priorité”. Cela tient d’abord au fait que le réalisateur a toujours su s’entourer d’acteurs à la fois talentueux et magnétiques. Toujours dans Night on Earth, Roberto Benigni incarne un chauffeur de taxi romain obsédé par sa personne, dénigrant ses clients et racontant sa vie à qui veut l’entendre. Quelques années plus tôt, l’acteur italien travaillait déjà avec le réalisateur pour Down by Law, où il incarne un immigré italien évadé de prison en Nouvelle-Orléans, peinant à aligner plus de deux mots en anglais.
Plus récemment, Jim Jarmusch s’amusait à mettre en scène Adam et Ève, couple biblique et immortel, sous la forme de vampires désabusés. Dans Only Lovers Left Alive, Tom Hiddleston incarnait un musicien et dandy reclus et suicidaire, qui aurait fréquenté, entre autres, Lord Byron. Ève est quant à elle campée par Tilda Swinton, abonnée aux rôles étranges et captivants. Femme mystique, friande de littérature comme d’hémoglobine, elle trouve ici son rôle le plus baroque. Ainsi, les grands écarts stylistiques n’effraient pas Jim Jarmusch. Des saynètes au drame gothique, de la comédie presque loufoque au tableau d’une Amérique noire (les usines de Cleveland) ou blanche (le lac Erié) dans Stranger Than Paradise.
Toutefois, c’est avec l’un de ses derniers long-métrages que le réalisateur américain fait l’unanimité. Diffusé lundi sur Arte, Paterson (2016) raconte le quotidien d’un chauffeur de bus apprenti poète, campé par un Adam Driver qui prouve qu’il sait tout jouer, du chevalier noir dans Star Wars au père célibataire en crise pour le cinéaste indépendant Noah Baumbach. Grand, la carrure imposante, la voix roque et la démarche endimanchée, le costume de Paterson lui sied à merveille, et lui vaut plusieurs récompenses en tant que meilleur acteur. L’intrigue se déroule dans une ville en friche du New Jersey où certains des plus célèbres poètes américains ont grandi, de la figure de la Beat Generation, Allen Ginsberg à William Carlos William, qui inspire le film de Jim Jarmusch. À l’inverse de tous les clichés que l’on pourrait accoler aux poètes : maudit, sombre, ténébreux, le personnage de Paterson en incarne l’antithèse : il est silencieux, amoureux et casanier. Évoluant entre ses trajets de bus, sa petite-amie fantaisiste ainsi qu’un lot d’imprévus et de difficultés liés au quotidien, il ne se sépare jamais de son carnet de notes, précieux écrin et réceptacle de ses vers.
Paterson (2016) de Jim Jarmusch, diffusé ce soir sur Arte.