6 mai 2024

Les confidences de Golshifteh Farahani, sorcière traquée du film Roqya

L’actrice franco-iranienne Golshifteh Farahani incarne une contrebandière accusée de sorcellerie et traquée par les habitants de son quartier dans Roqya, le nouveau film de Saïd Belktibia, qui sort au cinéma le 15 mai 2024. Rencontre.

propos recueillis par Alexis Thibault.

Golshifteh Farahani, l’actrice iranienne condamnée à l’exil

 

Lors d’un entretien, Golshifteh Farahani braque son regard magnétique droit dans le vôtre. Pas par défi, plutôt avec la tendresse d’une femme très sereine. Cela dit, comment une simple interview pourrait désarçonner cette actrice qui, traquée par le régime islamique – et les services secrets iraniens –, a quitté son pays natal en 2008. 

 

Contrainte à l’exil et désormais française, elle brigue un César en 2014, nommée dans la catégorie meilleur espoir féminin pour Syngué Sabour, pierre de patience (2012) du cinéaste franco-afghan Atiq Rahimi, une adaptation de son roman éponyme, prix Goncourt en 2008. Le précieux sésame reviendra finalement à une certaine Adèle Exarchopoulos… Dès lors, impossible de réduire Golshifteh Farahani à un seul genre cinématographique. On l’a vue chez Ridley Scott (Mensonges d’État ou Exodus : Gods and Kings), chez Louis Garrel (La Règle de trois ou Les Deux Amis), chez Christophe Honoré (Les Malheurs de Sophie), chez Jim Jarmush (Paterson) ou chez Nik Khan dans les deux volets de l’explosif Tyler Rake.

 

Aujourd’hui, Golshifteh Farahani défend Roqya, le nouveau long-métrage de Saïd Belktibia, en salle le 15 mai. Elle y incarne Nour, une contrebandière téméraire qui livre des animaux exotiques à différents guérisseurs de la banlieue parisienne. Un jour, une consultation vire au cauchemar… La jeune femme, accusée de sorcellerie, est alors pourchassée par les habitants du quartier et séparée de son propre fils. À ses côtés, deux acteurs talentueux : Jeremy Ferrari et Denis Lavant. Rencontre.

 

L’interview de Golshifteh Farahani, à l’affiche du film Roqya

 

Numéro : Lorsque vous étiez-petite qu’aperceviez-vous par la fenêtre de votre chambre ?

Golshifteh Farahani : Le jardin, derrière ma maison. En Iran, depuis le début des bombardements, les fenêtres des maisons étaient montées en croix pour éviter que les vitres ne blessent les habitants en explosant. J’apercevais donc mon jardin… à travers une fenêtre en forme de croix. Cette maison représente beaucoup pour moi, vous savez. J’y suis née pendant la guerre, c’est là-bas que nous avons vécu la plupart des affrontements. Chaque fois que les sirènes retentissaient, on se réfugiait sous l’escalier. C’était effrayant et joyeux à la fois…

 

Joyeux ?

Oui, je me souviens principalement des moments de joie. Malgré la guerre, beaucoup de gens venaient chez nous. Et nous faisions la fête ! Plus tard, le régime a confisqué notre maison. J’avais environ seize ans lorsque nous avons dû la quitter…

 

Si vous vous retrouviez face à une toile blanche pour peindre l’un de vos plus beaux souvenirs de cinéma, que dessineriez-vous sur le tableau ?

Je crois que l’un des plus beaux moments que j’ai vécu, c’est lorsque le réalisateur Jim Jarmush m’a contactée pour me proposer de tourner dans son film Paterson (2016). Je suis fan de son travail depuis l’âge de douze ans. Il a débarqué dans ma vie sans casting, sans rien, simplement en me proposant de jouer dans son film. Pour moi, c’était encore mieux que de remporter un Oscar. Avec toute la souffrance que j’ai enduré, c’était la plus belle chose qui pouvait m’arriver. Un cadeau inattendu.


À propos de Roqya, à l’entrée de la salle de projection, une journaliste se demandait, anxieuse, s’il s’agissait d’un film d’horreur. Son inquiétude était-elle légitime ?

Roqya a été classé dans la catégorie “film de genre”. Moi, je ne crois pas que ce soit un film de genre, encore moins un film d’horreur. En tout cas, c’est une œuvre qui nous engage émotionnellement, de façon très forte. Il y a une espèce de violence, un rythme épouvantable…

« Je ne sais pas vraiment si je choisis les films ou si ce sont eux qui viennent à moi ». Golshifteh Farahani

 

Justement, lors d’une altercation, votre ex-mari Dylan (incarné par Jeremy Ferrari), vous plaque violemment la joue sur une table. Jusqu’alors, celle que vous incarnez était présentée comme une femme puissante et inébranlable. En quoi cette soumission physique était-elle indispensable au développement de votre personnage ?

Nous avons tourné de nombreuses scènes violentes, mais, celle-là, était particulièrement intense. Parce que c’est la première fois qu’on la voit vraiment dans une position de victime, malgré sa grande gueule. On découvre en même temps la dynamique de leur couple… Je pense que cette scène était importante car elle permet de comprendre pourquoi cette femme a pu être brisée par le passé. Pour la première fois, on découvre un autre regard dans ses yeux… celui de la peur. On comprend aussitôt qu’elle a certainement été battue par son mari par le passé. Et qu’il est bien plus fort qu’elle…

 

Selon vous, cette scène était-elle plus complexe à tourner pour vous… ou pour Jeremy Ferrari ?

Probablement pour Jérémy… D’autant que c’est quelque chose d’impossible à mimer : plaquer mon visage sur une table, il faut forcément le faire sans trucage. Au cinéma, lorsqu’un coup part, c’est normalement à moi de diriger la main de l’acteur qui m’accompagne, pas à l’autre de donner le coup. Parfois, on n’a pas trop de solution… et ça fait vraiment mal. Cette fois, ça me faisait vraiment mal. C’est pour cela que cette scène était presque plus difficile pour lui.

 

Le réalisateur, Saïd Belktibia expliquait lors d’une interview que son film était avant tout l’histoire d’une femme qui refuse de se soumettre. L’indépendance de vos personnages est-elle un critère de sélection de vos films ?

Je ne sais pas vraiment si je choisis les films ou si ce sont eux qui viennent à moi… Toujours est-il que l’on ne me propose jamais d’incarner des femmes passives qui font les courses au Bon Marché en talons avec la carte bancaire de leur mari. Pourtant, j’adorerais le faire ! [Rires.] Ce doit être assez drôle. J’ai toujours été un sujet de désir… jamais un objet de désir. Une actrice aime incarner ce qu’elle ne connait pas. Je crois la femme au foyer passive est presque devenue une sorte de fantasme. Le temps d’un film, ce rôle pourrait presque m’apaiser…

« Les serpents, lézards, scorpions et tarentules ne sont absolument pas un problème pour moi ! Je pouvais les prendre dans mes mains. » Golshifteh Farahani

 

La sorcellerie vous est-elle totalement étrangère ou avez-vous accepté le projet parce que les sciences occultes vous fascinent ?

Disons que j’ai entendu de nombreuses histoires. Lorsque des bergers du désert racontent l’apparition de djinns, beaucoup de gens y croient. Désormais, ils débarquent sur les réseaux sociaux mais on ne les appelle pas “sorcières ou sorciers”, ce sont simplement des gens qui prient. Et la nuance est importante. Ce qui m’intéressait dans le projet était justement la façon dont le réalisateur souhaitait l’aborder. Pour ne rien vous cacher, j’ai eu un petit peu peur à la lecture du scénario ?


Peur de devoir manipuler tous ces reptiles ?

Oh ça non ! J’avais surtout peur d’approcher un sujet sensible et que nous l’abordions de la mauvais manière. Les serpents, lézards, scorpions et tarentules ne sont absolument pas un problème pour moi ! Je pouvais les prendre dans mes mains. La seule chose que je refusais d’approcher, c’était les cafards. Je trouve cela répugnant. Entre nous, le plus répugnant était l’odeur… Les serpents rejettent parfois un liquide très odorant et particulièrement désagréable. Tourner la scène où j’ai tous ces animaux accrochés à moi était assez éprouvant…

 

Et les réseaux sociaux, qui sont également au cœur du long-métrage, vous effraient-ils ?

Il est clair que les réseaux sociaux sont effrayants. En même temps, ils peuvent aussi être positifs. Dans l’ensemble, ils créent un monde de solitude, principalement pour la jeunesse. Et les faux experts autoproclamés font souvent naître une sorte d’hystérie sociale. Une provocation de masse. Lorsqu’une société est prête à exploser, les réseaux sociaux devienne la petite flamme qui allume la mèche…

 

Vous arrive-t-il parfois d’intervenir en plein tournage parce que vous émettez des réserves sur le scénario ?

À vrai dire, j’interviens tellement souvent que je ne m’en rends même plus compte… Qu’on se comprenne, je n’irai jamais à l’encontre du scénario ou de la vision du réalisateur car je suis à son service. Mais il arrive que certaines choses ne soient pas… logique. Cela m’arrive surtout lorsque je tourne dans de gros projets américains. Ce qui peut sembler cohérent à l’écrit n’a parfois plus aucun sens lorsqu’il faut jouer la scène. Dans ces cas là, je suis tellement frustrée que je me barre carrément du plateau. Roqya, c’est tout le contraire : le film a été réfléchi et bien pensé. Je n’avais jamais l’impression de me trahir.


Vous avez aussi une formation de pianiste. Vos compétences de musicienne vous donnent-elles un avantage pour tourner au cinéma ?

Absolument ! Le cinéma n’est qu’une affaire de rythme. Même la lenteur nécessite un certain rythme car des silences sont parfois plus ronds que d’autres. Donc ma formation de pianiste m’aide clairement pour la plupart des scènes. Lorsque certains acteurs brisent ce rythme, la scène s’effondre et c’est très désagréable pour moi. La musique, c’est toute ma vie, vous savez. Je ne suis pas chanteuse professionnelle, mais je chante beaucoup : je sais s’il faut que cela parte de la tête, du nez, de la bouche, de la gorge… La musique m’a toujours accompagnée. Il y a toujours un clin d’œil dans les films que je tourne…

 

Roqya (2024) de Saïd Belktibia avec Golshiftheh Farahani, Jeremy Ferrari et Denis Lavant, en salle le 15 mai 2024.