Le jour où Sophie Calle s’est mariée dans une Cadillac aux États-Unis
Pour sauver son couple, Sophie Calle décide d’un voyage : de New York à Los Angeles, elle parcourt les États-Unis avec Greg Shephard, son compagnon depuis un an. Un road-trip désabusé où elle constate qu’il ne la désire plus. Jusqu’à ce revirement final…
Par Alexandre Parodi.
Ce n’est pas la première fois que l’artiste pluridisciplinaire Sophie Calle fait de sa vie privée la matière première de son art. C’est son corps qu’elle mettait déjà à nu en réalisant, pour le défi, une série photo justement intitulée The Striptease en 1989. Dans le prolongement de ce travail de documentation de son intimité, No sex last night, film d’une heure et douze minutes réalisé en 1995 et désormais visible sur la plateforme de streaming LaCinetek, met en scène sa vie de couple… pour le moins mal en point.
Entre Greg Shephard et Sophie Calle, c’est une histoire compliquée. Lui est américain et vit à New York, elle est une artiste parisienne déjà reconnue. En voix off, la Française nous raconte leur rencontre hasardeuse dans un bar de la Grosse Pomme, en décembre 1989 : un mois plus tard, il doit la rejoindre en France, mais ne donnant aucun signe de vie, Sophie Calle croit qu’il ne viendra plus. Elle se trompe. En 1991, soit, un an plus tard, elle reçoit un appel : “This is Greg Shephard, I’m at Orly, I’m a year late. Do you want to see me ?” (C’est Greg Shephard, je suis à Orly, j’ai un an de retard. Veux-tu me voir ?). Au bout d’une année de relation, leur couple s’étiole. Ils décident donc de faire un road-trip en partance de New York et à destination de la Californie. No sex last night est le documentaire de leur intimité (ou de leur absence d’intimité) au cours de cette traversée du pays de l’Oncle Sam. Les deux amants s’y filment d’une manière bien particulière : à voix haute et en présence l’un de l’autre, ils livrent leurs pensées à leurs caméscopes respectifs, confessant leurs frustrations mutuelles. Deux récits parallèles se croisent, dont le sujet est moins le paysage défilant à l’extérieur de la Cadillac que les névroses des compagnons de route.
Sophie Calle a une idée derrière la tête, faire en sorte que Greg Shephard la demande en mariage. Pourtant, les choses ne semblent pas si simples. Les premiers jours, elle déplore qu’il ne pense qu’à bichonner sa Cadillac. Il ne se passe rien durant leur première nuit ensemble. Ni la deuxième, ni la troisième… Ce film n’est pas l’histoire d’une ascèse mais celle d’une frustration sexuelle. Dans sa version américaine, le film s’intitule Double Blind (deux aveugles), un choix de titre encore plus évocateur de leur incompréhension mutuelle. La glace se brise peu à peu entre eux, au gré des rencontres imprévues qu’ils font sur la route, comme dans ce bar du fin fond de la Louisiane, où ils sont chaleureusement accueillis par des redneck bien campés dans leurs clichés : “Il y a dix ans j’aurais fait un scandale, maintenant j’écoute ces gentils petits racistes, sans dire un mot” s’avoue Sophie Calle étonnée de se montrer aussi tolérante, elle dont la jeunesse fut marqué par ses engagements politiques notamment maoïstes et féministes. En plus d’offrir une introspection dans l’esprit de ses personnages, No sex last night offre une peinture des réalités sociales contrastées des États-Unis.
Arrivés à Los Angeles, à quelques jours de la fin du voyage, un revirement survient : Greg Shepard accepte d’épouser Sophie Calle, mais dans des conditions bien particulières. La séquence les montre installés l’un à côté de l’autre dans la Cadillac arrêtée à une borne drive où un agent municipal recueille leurs vœux de mariage. Du formel “oui je le veux” au baiser, tout se passe à bord du véhicule. Pour autant, leur histoire ne va pas aller en s’améliorant après cette officialisation de leur union. Quoi qu’il advienne de leur couple, la vidéo les conservera éternellement réunis, pour l’éternité.
No Sex Last Night (1995) réalisé par Greg Shepard et Sophie Calle, disponible en streaming sur LaCinetek.