27 oct 2025

Laurent Lafitte : “J’essaie d’éviter ce qui, dans le jeu, relèverait de l’artifice”

Il a côtoyé les planches de la Comédie-Française, mais aussi le petit écran, avec une série Netflix sur Bernard Tapie. À l’aise sur tous les terrains, Laurent Lafitte a fait de son caractère inclassable un atout absolu. Dans le film de Thierry Klifa, La Femme la plus riche du monde, au cinéma ce mercredi 29 octobre 2025, il offre toute l’étendue de son jeu à son personnage inspiré de l’ambigu François-Marie Banier.

  • par Olivier Joyard

    portraits par P.A Hüe de Fontenay

    réalisation Jean Michel Clerc.

  • L’Interview de Laurent Lafitte, un acteur fait pour le cinéma

    Je m’enlaidis pas mal dans mes films. [Rires.] Je n’hésite pas. Je n’ai pas peur de prendre quatre ou cinq kilos ou de porter des perruques dégueulasses.” Un acteur de premier plan capable de ce genre de déclarations ne peut pas être mauvais. Voilà ce que l’on se dit face à Laurent Lafitte.

    À 52 ans, le garçon n’a plus rien à prouver et porte en bandoulière un mélange d’humour à froid et une capacité assez fine d’analyse de ses personnages. Prenons le dernier en date, inspiré du photographe-écrivain François-Marie Banier, dans le nouveau film de Thierry Klifa, La Femme la plus riche du monde. Face à Isabelle Huppert, qui interprète une version romancée de Liliane Bettencourt, Lafitte s’amuse, trépigne, envoie plus de punchlines que de raison.

    Cette immersion chez les ultra-riches raconte finalement quelque chose de la fragilité et de la petitesse humaines. “Il tombe sur une femme qui s’ennuie, avec un emploi du temps de ministre, dont les réunions se terminent par un chèque, tandis que le mari ne dégage rien de particulièrement fun. Lui, il l’emmène à des vernissages, lui fait rencontrer des artistes, dit ce que personne n’oserait dire.” Tel est le portrait par Laurent Lafitte de celui qui s’appelle Pierre- Alain Fantin dans le film. Il dirait presque du bien de ce personnage déroutant. “Il est malin, pénètre un milieu qui n’est pas le sien. Au lieu de faire semblant d’en faire partie, il joue au contraire la carte de celui qui n’est pas du sérail. Cela rend les choses intéressantes.

    Dès qu’on pense ‘acteur’ plutôt que ‘personnage’, c’est peut-être que quelque chose est raté.” Laurent Lafitte

    La prestation éclatante de Laurent Lafitte dans La Femme la plus riche du monde n’a rien à envier à celle, déjà particulièrement réussie, de la série Tapie (2023), où il incarnait l’homme d’affaires devenu patron de l’OM et ministre dans les années 90 avec la même envie débordante de convaincre la terre entière. “Ils ont tous les deux une dimension théâtrale et un peu prédatrice”, confirme-t-il.

    On jurerait que ce type de personnage à la fois veule, mais aussi très ambitieux touche une corde en lui. Il n’a jamais voulu être autre chose que comédien et a tout fait pour y parvenir, après avoir quitté le lycée en seconde. Mais ne lui parlez pas trop des sentiments qui l’occupent quand il joue ces hommes bigger than life. “J’essaie d’éviter ce qui, dans le jeu, relèverait de l’artifice. C’était un peu le danger avec Banier. J’ai pris tellement de plaisir que j’avais peur que le plaisir de l’acteur soit visible.

    À ces mots, on l’arrête. En quoi le fait pour le public de ressentir le plaisir d’un acteur pourrait jouer contre le film ? “Je ne pense pas qu’il faille voir le plaisir de l’acteur, insiste-t-il. Dès qu’on pense ‘acteur’ plutôt que ‘personnage’, c’est peut-être que quelque chose est raté. Dans la comédie, c’est un écueil. Dans l’émotion également.” Même si sa théorie du plaisir à ne surtout pas communiquer nous heurte légèrement, faisons confiance à Laurent Lafitte.

    Après tout des cinéastes comme Paul Verhoeven, Albert Dupontel, Christophe Honoré ou Patricia Mazuy, parmi de nombreux autres, lui ont confié des rôles majeurs. La Comédie Française en a fait l’un de ses pensionnaires stars de 2012 à 2024. Il pratique son métier depuis environ trente-cinq ans, ce qui force le respect. Rien que cette fin d’année, on le voit dans plusieurs films (La Femme la plus riche du monde, mais aussi Classe moyenne d’Antony Cordier et T’as pas changé, la comédie de Jérôme Commandeur) ainsi qu’au théâtre, dans la comédie musicale La Cage aux folles, revisitée par Olivier Py, où il reprend le rôle mythique de Zaza Napoli, autrefois confié à Michel Serrault.

    Mon père était davantage anarchiste de droite que grand bourgeois.” Laurent Lafitte

    C’est mon idole”, explique sobrement Laurent Lafitte en parlant de l’acteur décédé en 2007, signe de son ancrage dans un certain classicisme français jamais avare de décrochages vers le burlesque et l’étrangeté. Une passion qui remonte à l’enfance, vécue dans un milieu aisé de l’Ouest parisien, sans pour autant appartenir à la haute société.

    J’ai évolué dans beaucoup de codes de la bourgeoisie, car j’ai fait ma primaire en école privée, dans le XVIe arrondissement. Mais, en ce qui concerne ma famille, je ne viens pas d’un milieu si bourgeois que ça. Le week-end, j’allais avec mes parents dans une petite maison à une heure de Paris, où se trouvait un village à l’américaine. Les trois quarts de la population étaient des juifs séfarades du Sentier. La semaine, j’étais à Saint-Jean-de-Passy, et le week-end je changeais d’ambiance avec mes amis d’origine pied-noire. Je basculais d’un milieu à l’autre, sans appartenir à aucun. Par la suite, cela m’a aidé à m’adapter.”

    Quand il raconte son héritage familial, Lafitte évoque d’abord la figure du père, avec une certaine capacité à nous faire entrer dans son intimité par le truchement de l’humour. “Mon père était davantage anarchiste de droite que grand bourgeois. Arrêter l’école, il disait pourquoi pas, car il était très critique vis-à-vis des institutions, de la religion, des ‘curetons’, comme il disait. Je me souviens que face à l’abbé Pierre à la télé, il marmonnait : ‘Je le sens pas, ce type.’ [Rires.] Ma mère était outrée. Il faisait la même chose avec Jacques Crozemarie, l’ancien président de l’ARC, l’association de lutte contre le cancer, qui, lui aussi, a fini par être impliqué dans une affaire ! C’était ça, l’ambiance à la maison.

    La bande-annonce du film La Femme la plus riche du monde (2025).

    Petit, j’étais très rêveur, à la fois extraverti et dans ma bulle.”Laurent Lafitte

    En parlant avec Laurent Lafitte, on comprend l’importance de son sentiment de singularité. Bourgeois, mais pas trop, hors de tout milieu. Dans sa carrière, il n’a d’ailleurs pas vraiment été identifié à une famille créative, passant entre les gouttes d’une assimilation à un genre ou à un style, alternant les regards d’auteur et les fictions populaires. Une position fidèle à sa manière de découvrir le cinéma, qui a eu lieu en plusieurs étapes. “Mon père aimait beaucoup Cary Grant et James Stewart, j’ai découvert tout un cinéma américain à la télé avec lui”, raconte-t-il, avant de mettre le doigt sur la naissance d’une passion.

    Petit, j’étais très rêveur, à la fois extraverti et dans ma bulle. J’aimais tout dans le cinéma, du jingle du studio, avant que le film commence, jusqu’au générique de fin, que je regardais jusqu’à la dernière seconde…” Bien plus tard, alors que le métier d’acteur constitue déjà son quotidien et qu’il se forme dans les meilleures écoles françaises (après le Cours Florent, le Conservatoire de Paris lui a ouvert ses portes), le jeune homme découvre un tout autre pan du septième art.

    Le cinéma d’auteur français, je ne le connaissais pas bien avant d’entamer mes études. J’ai commencé à m’intéresser à François Truffaut à l’âge de 25 ans. Pour une personne qui aime le cinéma depuis l’enfance, c’est tard. Bresson, je l’ai découvert après. D’autres ont provoqué la même curiosité, comme le théâtre de Patrice Chéreau, connu à 20 ans. Quelle angoisse cela aurait été de rester bloqué ! Les propositions que je reçois aujourd’hui suivent mes évolutions de spectateur.”

    Le travail sur la comédie est forcément sérieux.” Laurent Lafitte

    Avec plusieurs décennies de carrière et une œuvre de cinéaste naissante – il a réalisé L’Origine du monde en 2020 et adapte en ce moment l’ouvrage d’Abel Quentin, Le Voyant d’Étampes –, Lafitte a quelques tours dans son sac, comme la capacité de comprendre et de ressentir les rouages rythmiques de la comédie, a priori pas vraiment une spécialité française.“

    Le travail sur la comédie est forcément sérieux”, confirme-t-il, avant d’élaborer : “Tout est une question de vitesse. C’est une des grandes leçons qu’on apprend avec l’expérience, un peu comme en musique. Étudiant, j’ai beaucoup bossé Feydeau. Si ça ne va pas à deux cents à l’heure, il y a un problème. Au cinéma, quand on essaie de créer un rythme par le montage, cela ne fonctionne pas. J’ai revu il y a peu un film de Mike Nichols, Bons Baisers d’Holywood avec Meryl Streep, Shirley MacLaine et Dennis Quaid. Certaines scènes sont à peine montées, quasiment en plans-séquences. Mais ça joue très vite, et le rythme est là.

    Si Lafitte a eu le temps de réfléchir autant à son art, c’est non seulement grâce à sa longévité, mais aussi parce qu’il a arpenté tous les types de plateaux, sans toujours tenir les premiers rôles – son statut reste relativement récent à l’échelle de sa pratique. Lafitte a connu des moments de remise en question, quand il fallait arriver sur un film pour quelques scènes et se faire une place à froid : “Sur ces tournages, les équipes se connaissent déjà, on vous appelle par le nom du personnage, c’est dur…

    À un moment, le cinéma vous choisit.” Laurent Lafitte

    Son histoire paradoxale est celle d’un surdoué qui aura galéré à prouver son talent, d’un précoce qui a eu besoin de temps pour éclore. “Quand la caméra se braque sur certaines personnes, quelque chose se passe. J’ai toujours senti que ce ne serait pas mon cas”, explique-t-il. Alors, que s’est-il passé ? “À un moment, le cinéma vous choisit. Car vous êtes cohérent par rapport aux rôles qui se présentent et à ce que vous dégagez. C’est un alignement de planètes assez insaisissable et injuste, sur lequel il faut capitaliser.

    Longtemps, Laurent Lafitte s’est demandé si ce moment allait survenir, au point de perdre toute notion d’insouciance. “Je peux être une personne très joyeuse, mais pas la plus insouciante, admet-il. J’ai commencé à travailler de la façon dont j’avais envie à 35 ans, alors que j’ai obtenu mon premier rôle vingt ans plus tôt. Je me suis retrouvé dans des positions où je devais réfléchir : pourquoi je n’ai pas décroché ce rôle, alors que, ‘objectivement’, celui qui l’a obtenu, je ne le trouve pas bien. [Rires.] Il faut être à la fois humble, sinon on devient un con, et immodeste. Cela a été une réflexion assez solitaire.”

    Voilà comment se construit l’une des carrières les plus brillantes du cinéma français, dans la certitude que rien n’est jamais joué, mais que rien n’est jamais désespéré non plus. De Classe Mannequin, son premier succès en 1993, au Comte de Monte-Cristo, il n’en fallait pas moins.

    Aujourd’hui, j’ai envie de bosser avec des gens qui explorent. Ma réflexion se trouve à l’endroit où je voulais qu’elle soit : me renouveler, garder le plaisir, comment faire ? M’ennuyer reste mon angoisse depuis l’enfance, alors j’essaie d’accepter des rôles qui me remettent en question, et de ne pas réfléchir en termes d’image. Je ne suis pas en train de chercher un contrat mode. Bon, en même temps…” [Rires.]

    La Femme la plus riche du monde de Thierry Klifa avec Laurent Lafitte, au cinéma le 29 octobre 2025.