2 jan 2023

L’artiste Subodh Gupta déverse une cascade de miroirs au Bon Marché

À l’occasion de sa carte blanche annuelle à un artiste contemporain, le Bon Marché invite Subodh Gupta à investir jusqu’au 19 février son espace avec un projet inédit. Parmi les pièces exposées par l’artiste indien dans le grand magasin, un immense pot déverse une cascade de miroirs, transportant le public jusqu’à Sangam, lieu de culte et de pèlerinage du nord-est de l’Inde.

De chaque côté des escalators du Bon Marché, deux immenses récipients en aluminum brillant déversent au centre du grand magasin une cascade de miroirs parmi les corners de maisons de parfums et cosmétiques de luxe. Tandis qu’au deuxième étage, une hutte composée de casseroles recyclées tranche avec les présentoirs des vêtements installés juste à côté…  Imaginées par l’artiste indien Subodh Gupta, ces deux installations monumentales surprenantes s’inscrivent dans la huitième carte blanche du grand magasin, qui invite chaque début d’année depuis 2016 des figures majeures de la scène artistique contemporaine à exposer dans ses espaces des œuvres réalisées pour l’occasion. En 2019, une créature mi-insecte mi-pieuvre imaginée par la Portugaise Joana Vasconcelos serpentait entre les escalators, tandis que deux ans plus tard, la Française Prune Nourry envahissait l’espace avec un arc immense et une cible géante ou encore, il y a tout juste un an, le Turc Mehmet Ali Uysal déployait deux immenses icebergs en plein milieu des plafonds… Des installations spectaculaires, qui s’inscrivent dans la même veine que celle que Subodh Gupta présente cette année. Composées exclusivement d’ustensiles de cuisine combinés pour prendre respectivement la forme d’un seau XXL et d’un pot traditionnel indien – motif avec lequel l’artiste de 59 ans s’est fait connaître au début des années 2000 –, ces deux immenses sculptures plongent le visiteur dans les rivières de Sangam, lieu de culte et de pèlerinage du nord-est de l’Inde, faisant de cette exposition l’un de ses plus imposants projets à ce jour, pour ses dimensions mais aussi ses modalités de production.

 

 

Les escalators du Bon Marché surplombés de seaux XXL

 

 

Si Subodh Gupta a l’habitude de concevoir de grandes installations dans des lieux chargés d’histoire et de caractère tels que la Monnaie de Paris, qui avait notamment accueilli lors de son exposition personnelle en 2018 un immense crâne dans son salon d’honneur ainsi qu’un saule pleureur en aluminum dans sa cour intérieure, la carte blanche offerte par le Bon Marché à l’artiste lui a posé de nouveaux défis, liés en particulier à ses visiteurs. “Le public du lieu est totalement différent de celui auquel je m’adresse en général, confie le quinquagénaire à Numéro, car les personnes qui visiteront le magasin sont pas forcément celles qui se rendent dans des musées ou des galeries d’art”. Son projet se devait donc de répondre à deux enjeux principaux : s’adapter à l’architecture particulière du magasin autant qu’à son public. Pour ce faire, le plasticien a pensé cette exposition comme un pèlerinage et investi, en plus des escalators, les dix vitrines de la rue de Sèvres de pièces de mobilier et d’objets du quotidien enserrés dans des cordes, ainsi que le deuxième étage, où il a installé une hutte en suspension invitant à la méditation. Habituellement contraint par les parcours des lieux d’exposition classiques, le visiteur du Bon Marché, désormais transformé partiellement en espace d’art, d’exploration et d’émerveillement, est ainsi très libre dans sa déambulation, pouvant aussi bien se plonger dans l’œuvre de Subodh Gupta en visitant ces différents espaces que continuer sa promenade sans s’en soucier.

L’artiste Subodh Gupta transforme Le Bon Marché en lieu sacré et spirituel

 

 

Imprégné par ses études de théâtre, Subodh Gupta a envisagé ces nouvelles œuvres d’art pour le Bon Marché comme une performance. “Toute l’œuvre joue un rôle auquel je participe moi-même” – celui de médiateur entre les milliers de visiteurs de ce lieu qui se croisent habituellement ici sans jamais se rencontrer. Par la magie des œuvres et de l’intérêt qu’elles suscitent, ils vont, cette fois, finir par se retrouver autour des grandes installations argentées. Ces œuvres ont été inspirées par un confluent du nord-est de l’Inde où se rencontrent les trois rivières les plus sacrées du pays. Ce lieu porte le nom de Sangam,  éponyme de l’exposition.Un endroit chargé de mysticisme et de spiritualité que l’artiste transpose au sein du grand magasin. “Avec toutes ces personnes qui viennent du monde entier, se rencontrent en un seul point et forment une sorte de marée humaine, le Bon Marché me fait beaucoup penser à Sangam”, justifie l’homme désormais basé entre Dehli et Paris. Comme projetés dans un univers parallèle multidimensionnel, l’intérieur du bâtiment parisien historique et son public se reflètent sur les dizaines miroirs composant les sculptures, se démultipliant à l’infini, et permettant de découvrir l’architecture sous des angles inédit. L’expérience de la visite revêt également un aspect ludique, permettant par exemple à un visiteur du rez-de-chaussée d’apercevoir un visiteur du premier étage dans les nombreuses facettes la sculpture, et vice-versa.

 

 

“En Inde, le “sangam” traduit aussi une rencontre spirituelle.” – Subodh Gupta

 

 

Subodh Gupta tient tout de même à préciser ses intentions : “C’est la symbolique du lieu qui m’a inspiré, plus que sa dimension religieuse. En Inde, le “sangam” traduit aussi une rencontre spirituelle entre deux personnes, plusieurs milliers, ou même à l’intérieur de nous-même.” Une idée de rencontre que l’installation explore justement en surplombant la multitude de visiteurs de parcours et de cultures très différents, qui ne se sont pas nécessairement rendus au Bon Marché pour y admirer ses installations. “C’est justement dans ces endroits-là que l’art peut surprendre, étonner, car on ne s’attend pas à l’y croiser, se réjouit le plasticien. Même si les visiteurs ne comprennent pas forcément mon travail, inconsciemment, l’exposition impacte leur esprit.”

 

Au milieu de l’agitation du Bon Marché, Subodh Gupta souhaite aussi initier, avec ses œuvres, un dialogue entre Paris et son pays d’origine. Ce dialogue, l’artiste l’a entamé dès la fabrication de ses sculptures pour lesquelles il a fait rapporter d’Inde – de Sangam, plus précisément – des ustensiles de cuisine qu’il a assemblés avec d’autres récupérés en Île-de-France, témoins de l’artisanat français. “Les objets que j’utilise abordent également cette thématique de la rencontre, ajoute-t-il, afin de réunir ces deux pays et leurs cultures.” Si régulièrement, le grand magasin demande à ses artistes d’utiliser la couleur blanche pour leurs installations pour s’accorder à son architecture intérieure lumineuse, Subodh Gupta a choisi comme couleur dominante celle qu’il utilise depuis ses débuts : l’argenté de l’aluminum et des ustensiles. Le blanc apparaît toutefois à travers les fragments du lieu reflétés dans les miroirs, évoquant à l’artiste “le blanc de notre esprit, proche d’une toile vierge sur laquelle l’exposition vient s’imprimer”.

Des œuvres d’art monumentales composées d’ustensiles de cuisine

 

 

Lorsque l’on interroge Subodh Gupta sur l’utilisation récurrente d’ustensiles de cuisine dans ses œuvres, sa réponse est aussi simple que spontanée : “parce que j’adore cuisiner !” Mais cette passion culinaire est également l’un des points communs entre les cultures indienne et française, qui répond à son désir de croisement entre Orient et Occident. Cette rencontre entre arts culinaires et arts plastiques se prolonge jusqu’au deuxième étage du Bon Marché, où l’artiste a installé une hutte en suspension entièrement composée de casseroles intitulée The Proust Effect, en référence à la fameuse madeleine de l’écrivain français. Une rencontre spirituelle, à nouveau, qu’il souhaite provoquer à l’intérieur de chaque visiteur, le plongeant dans sa mémoire culinaire pour y déclencher un souvenir enfoui. L’artiste explore ce lien avec la cuisine indienne dès ses premières créations, fasciné depuis l’enfance par l’aspect brillant des ustensiles de cuisine. Outre le matériau et l’objet en lui-même, les titres de de ses œuvres s’inscrivent dans cette lignée : en 2006, il installe un immense crâne humain entièrement composé de casseroles qu’il intitule Very Hungry God (Dieu affamé) sur le Grand Canal de Venise à l’occasion de la Biennale d’art contemporain, ou érige en dix ans plus tard une marmite débordant de récipients argentés devant le Victoria & Albert Museum de Londres.

 

La carte blanche offerte par le Bon Marché à Subodh Gupta lui permet également d’affirmer son lien très fort avec Paris, où il vit partiellement depuis près de vingt ans. Fait chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2013, l’artiste considère que la France lui a offert des opportunités qu’aucun autre pays ne lui avait encore accordées : “Lorsque je suis ici, j’ai l’impression que les Parisiens respectent et apprécient vraiment mon travail”, confie-t-il. Par son ambition inédite et son cahier des charges, cette exposition représente également un tournant dans la production de l’artiste. Elle a en effet amené le quinquagénaire, habitué à travailler de façon très intuitive et spontanée, à modifier son processus créatif pour l’adapter au projet. Au sein de l’atelier alloué par le magasin à l’artiste et son équipe, La Fabrik, situé à Jouy, en Eure-et-Loir, la conception du projet a évolué jour après jour, tenant compte des contraintes imposées par l’architecture du bâtiment et à la taille imposante que prendraient ses sculptures. Un pari difficile accompli haut la main par Subodh Gupta, à découvrir depuis le 9 janvier en arpentant les étages du Bon Marché pour l’observer de tous les côtés, sous tous les angles et dans tous ses reflets.

 

 

Subodh Gupta, « Sangam », jusqu’au 19 février 2023 au Bon Marché Rive Gauche, Paris 7e.