La vie scandaleuse de Ian Schrager, fondateur du mythique Studio 54
Sa fortune dépasse probablement aujourd’hui un milliard de dollars, mais au cours de sa vie, Ian Schrager a tutoyé les sommets comme les enfers. Cofondateur du mythique club Studio 54, chantre de la démesure mêlant sexe, célébrité et drogues en tous genres, le New-Yorkais s’est ensuite réincarné en magnat de l’immobilier et de l’hôtellerie. Rencontre dans ses bureaux de la Big Apple.
Par Éric Dahan.
Lorsqu’ils visitent le Studio CBS, situé au 254 West 54th Street, Ian Schrager a un “coup de foudre immédiat”. Érigé en 1927, cet ancien théâtre lyrique a été reconverti en studio de télévision par CBS en 1943, mais est inoccupé depuis 1975. Avant Schrager et Rubell, le mannequin masculin Uva Harden avait déjà tenté de transformer le lieu en club. Il l’avait fait visiter à des associés potentiels tels Errol Wetson, propriétaire d’une chaîne de fast-foods et mari de Margaux Hemingway ; Howard Stein, promoteur de concerts rock ; Sidney Beer qui possède une usine de textile à Brooklyn ; Yoram Polany, promoteur immobilier et, enfin, au galeriste Frank Lloyd qui l’a planté après avoir perdu un procès intenté par les ayants droit de Mark Rothko.
Avec Jack Dushey, leur partenaire silencieux qui a organisé la bar-mitsva de son fils à Enchanted Garden, Schrager et Rubell créent la société Broadway Catering Corp., investissent 400 000 dollars dans les travaux et transforment, en moins de deux mois, ce studio de télévision en plus célèbre club de l’histoire. “On ne voulait pas créer une belle discothèque. Ça, tout le monde pouvait le faire. On voulait inventer quelque chose de nouveau : un théâtre dont on pourrait modifier l’espace, la lumière, le décor, au cours d’une même soirée, et dont les clients seraient les acteurs”, explique Schrager.
Un homme distribue des cachets à qui en veut, et certains se mettent à copuler en pleine rue. D’autres agressent le service d’ordre et on comprend leur frustration, car le club est stupéfiant.
Le 26 avril 1977 à 22 heures, il n’y a pas foule à l’entrée. Mais vers minuit, c’est l’émeute, au point que Frank Sinatra, Woody Allen et autres invités de marque rebroussent chemin. Ayant eu la bonne idée d’arriver tôt, Donald Trump et sa jeune épouse Ivana font la connaissance de Jerry Hall, Salvador Dalí, Janice Dickinson ainsi que de Brooke Shields, starlette âgée de 11 ans. Pendant ce temps, Steve Rubell accueille Andy Warhol, Halston et Calvin Klein, que Carmen D’Alessio lui a présentés la veille, lors d’un dîner, et qui, avec Bianca Jagger et Liza Minnelli, vont devenir les piliers du club. À l’extérieur, l’hystérie gagne. Un homme distribue des cachets à qui en veut, et certains se mettent à copuler en pleine rue. D’autres agressent le service d’ordre et on comprend leur frustration, car le club est stupéfiant. Passé un couloir éclairé de lumignons gothiques, on est aspiré dans un cyclone de sons et de lumières. À droite, le bar, dont les serveurs ne portent qu’un short satiné et des baskets blanches et n’hésiteront pas à monnayer leurs charmes aux célébrités telles que Brad Davis, Rock Hudson et Freddie Mercury. En face, la piste de danse surplombée, à droite, par le balcon, et à gauche par la scène. Balisé de colonnes figurant un temple néoclassique, souvent noyé sous les fumigènes, ce plateau où se produisent Grace Jones et autres gloires disco comme Sylvester, est décoré d’un éventail de néons vegassiens et, sur le côté, du célèbre Moon and the Spoon : un croissant de lune représentant un visage le nez plongé dans une cuillère de cocaïne. Hormis au balcon, où se concentre l’activité sexuelle, et dans le carré VIP bordant la piste, le club est autant éclairé qu’une fête foraine. Clou du dispositif : des colonnes serties de spots colorés clignotants et de sirènes de police, descendent exciter les danseurs à intervalles réguliers, donnant l’illusion, depuis le balcon, d’assister au final d’une revue des Ziegfeld Follies.
Le soufflé retombe et Schrager et Rubell se demandent s’ils n’ont pas vu trop grand
Le Studio 54 ne serait que cela, qu’il mériterait d’être qualifié de plus beau club de la planète. Mais grâce à ses escaliers aux rampes Art déco, ses coursives décorées de moulures où il est si facile de se perdre, c’est encore mieux : un paquebot de luxe dans lequel celui qui embarque peut s’imaginer être un Gatsby millionnaire. Passé cette inauguration en fanfare, le soufflé retombe et Schrager et Rubell se demandent s’ils n’ont pas vu trop grand. Le lundi suivant, jour de fermeture hebdomadaire, le couturier Halston convainc Rubell d’ouvrir le club pour y célébrer l’anniversaire de Bianca Jagger. Ayant appris qu’elle aimait monter à cheval, Rubell en loue un. Bonne joueuse, Bianca Jagger accepte de parader sur l’animal, guidée par un homme et une femme nus, couverts de poudre d’or, sous les yeux ébahis de Mikhaïl Baryshnikov et Jacqueline Bisset. Le lendemain matin, la scène photographiée par Rose Hartman fait la joie des tabloïds, installant définitivement le 54 au firmament de la nuit new-yorkaise. Malgré l’ouverture de concurrents de taille, comme le Xenon, voisin, et le Paradise Garage, downtown, le 54 tient son rang, car l’alchimie que Schrager et Rubell créent chaque soir est inimitable. “Dictature à l’extérieur et démocratie à l’intérieur” ? La formule de Warhol est belle mais ne rend pas compte du fait que Schrager et Rubell sont les premiers tenanciers d’un club huppé à rompre avec la sélection par la célébrité ou l’argent. Sur les photos régulièrement publiées dans la presse, à côté de Drew Barrymore enfant, Vladimir Horowitz, Bette Davis, Truman Capote ou encore Michael Jackson, on peut reconnaître le garagiste du coin, le vendeur du McDo, et le travesti Rollerena qui travaille à Wall Street le jour et vient patiner en robe de mariée la nuit.
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Clientèle multiethnique, brassage social inédit, musique funky surexcitante, les clubs gays du sud de Manhattan – où l’on peut encore louer des lofts pour une bouchée de pain – sont les fers de lance de la révolution disco que couronnera l’ouverture du Studio 54. Schrager et Rubell les fréquentent tous ; notamment The Gallery, à SoHo, où, sous l’effet des acides que met Nicky Siano, créateur et DJ du lieu, dans le punch offert au bar, Noirs et Portoricains arrivés hétéros ressortent bisexuels. Rubell et Schrager feront appel à lui pour tenir les platines du Studio 54 mais, en attendant, ils sont également accros au Flamingo. Ouvert en décembre 1974, à l’angle de Broadway et Houston, ce club, qui cible l’élite gay blanche, organise des soirées à thèmes, assorties de spectacles costumés, et dispose d’un salon obscur dédié à la consommation de sexe et de substances illicites, préfigurant le basement du Studio 54 où les stars pourront se lâcher à l’abri des photographes. Diana Ross, Grace Jones, Mick et Bianca Jagger, dont ils deviendront les amis moins de deux ans plus tard, Schrager et Rubell les observent, fascinés, au Jardin : le club gay et mode de Times Square, créé par John Addison. Le cousin de ce dernier, Maurice Brahms, a fait encore plus fort que lui en créant Infinity, au 653 Broadway, soit à quelques blocs de The Gallery. Murs peints en noir, miroirs reflétant les boules à facettes à l’infini, enseigne lumineuse représentant un pénis géant de couleur rose, Infinity est devenu une étape obligée du parcours nocturne de Calvin Klein, Franco Rossellini, Hubert de Givenchy et Giorgio di Sant’Angelo. Steve Rubell, qui est sorti de l’université de Syracuse avec une maîtrise en finance, entrevoit immédiatement le potentiel économique de ces temples disco et convainc Schrager de s’associer avec Brahms et Addison pour créer cinq clubs, dont un à Boston, un à Washington, et un dans le Queens, baptisé Enchanted Garden. Ce dernier lieu ouvre en décembre 1975 et bénéficie des conseils de Carmen D’Alessio qui, après avoir travaillé pour Yves Saint Laurent et Valentino, organise des fêtes fort courues à Infinity. Elle suggère d’organiser une soirée “Mille et Une Nuits”, avec éléphants et chameaux, serveurs déguisés en pachas, et quelques belles filles dont la futur top model Pat Cleveland. Mais aussi luxueuse que soit sa décoration, Enchanted Garden souffre d’une tare congénitale : il se trouve en banlieue ! Décidés, coûte que coûte, à régner sur les nuits de Manhattan, nos deux jeunes lions n’ont d’autre alternative que de fermer boutique, après un an d’activité, et de traverser l’East River.
“On ne voulait pas créer une belle discothèque. On voulait inventer quelque chose de nouveau”