“J’aurais pu être meilleur danseur si je n’avais pas passé toutes mes soirées en boîte, ni pris autant de coke.” Rencontre avec le danseur star Sergei Polunin
Rencontre avec Sergei Polunin, prodigieux danseur ayant longtemps cultivé l’autodestruction, abusant des drogues et des scarifications. Alors que Sergei Polunin abandonne le ballet pour conquérir Hollywood, l’étoile pose sous l’objectif de Jacob Sutton.
Par Éric Dahan.
Les studios 3 Mills, à l’est de Londres, ressemblent à leurs homologues Paramount et Fox de Hollywood : des hangars gigantesques alignés géométriquement et séparés par des chemins qu’emprunte une faune de techniciens, de figurants en habits de lumière et autres accessoiristes pressés. À l’intérieur du plateau 11, Sergei Polunin ne tourne pas encore de film. Cela, néanmoins, ne saurait tarder, à voir l’enthousiasme avec lequel il décrit sa future carrière. Devenir acteur, il y pensait depuis un moment, mais “tant que l’on a des engagements, une situation professionnelle, des liens avec un autre corps de métier, on n’a pas l’esprit libre pour s’y consacrer pleinement”, confie-t-il affalé à demi nu dans un fauteuil.
Au début de l’été, il a donc décroché son téléphone et informé Igor Zelensky, directeur du Théâtre Stanislavski de Moscou mais également son mentor et coach, du fait qu’il abandonnait définitivement le métier de danseur.
On imagine que ce dernier n’a été étonné qu’à moitié, tant Sergei Polunin est coutumier du fait : enfant, il passa de la gymnastique au ballet. Devenu danseur étoile du Royal Opera House Covent Garden de Londres, il en démissionna brutalement il y a deux ans. Il partit ensuite aux États-Unis rencontrer des directeurs de compagnie avant de s’établir à Moscou. Pendant deux ans, il dansa principalement au Théâtre Stanislavski tout en acceptant des engagements ponctuels sur d’autres scènes prestigieuses comme celle du Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
Tatoué, scarifié, Sergei Polunin n’est pas un danseur comme les autres et sa personnalité atypique, pour ne pas dire rebelle et provocatrice, attire depuis quelque temps le monde de la mode, d’où cette nouvelle séance de photos à Londres. Du réalisateur Gus Van Sant au photographe Bruce Weber, en passant par le designer Marc Jacobs, on ne compte plus les esthètes de la profession ayant succombé à son charme ambigu : un mélange de fragilité et de dureté qui n’est pas sans évoquer James Dean, l’écorché vif qui séduisait indifféremment hommes et femmes, et dont la légende dit qu’il aimait que l’on éteigne des cigarettes sur son torse. Le mystère Polunin – si mystère il y a – puise-t-il son origine dans son enfance ? On est tenté de le croire…
Il raconte qu’il est né le 20 novembre 1989 à Kherson, une petite ville d’Ukraine fondée par Potemkine, et que ses cinq premières années furent insouciantes. “J’étais un enfant dynamique, je courais dans tous les sens, je ne tenais littéralement pas en place, c’est pourquoi on m’a mis à la gymnastique.” Son père, Vladimir, ne trouvait pas de travail à Kherson et dut s’exiler à Moscou afin de subvenir aux besoins de sa famille. C’est donc sa mère, Galina, qui l’a élevé, dans un appartement minable où l’eau chaude et l’électricité n’étaient pas toujours assurées. “Le plus dur, ce n’était pas les quatre heures d’école le matin, ni les six heures de pompes et de barres parallèles dès midi, mais le fait qu’après une journée aussi épuisante il fallait encore faire des devoirs jusqu’à 22 heures : je trouvais ça vraiment inhumain”, dit-il de sa voix douce et nonchalante. À 7 ans, ses dons physiques sont ceux d’un futur champion olympique, et sa mère, sans doute animée par le désir de le voir réussir, n’est pas moins stricte avec lui que son entraîneur. Au point qu’il lui en voudra longtemps et lui interdira, plus tard, de venir le voir danser. Le père, peut-être pour se faire pardonner d’avoir divorcé de Galina pendant quelques mois quand Sergei avait 3 ans, et d’avoir été absent depuis, est très tendre avec son fils. L’avenir du petit Sergei semble tout tracé quand survient le drame : à 8 ans, il contracte une grave pneumonie. Plusieurs mois d’hospitalisation n’y font rien. Lorsqu’il finit par réintégrer son gymnase, il est psychologiquement et physiquement atteint. Avant de le mettre à la gymnastique, sa mère l’avait inscrit en danse classique, sans grand succès. N’est-il pas temps de creuser à nouveau cette piste ?
Bien que détestant les concours, les examens et les compétitions, Sergei se prépare d’arrache-pied pour entrer à l’École de ballet de Kiev ; promesse d’une vie bien plus excitante. Sa coordination parfaite, sa grâce et son niveau athlétique, monstrueux pour un simple danseur, éblouissent le jury : Galina et Sergei déménagent donc à Kiev, grâce au soutien financier de Vladimir, qui travaille sept jours sur sept au Portugal, sur des chantiers. Si la mère ne lâche pas son fils d’une semelle, le professeur de Sergei contrebalance cette dangereuse influence en incarnant une figure de père : “Il nous disait toujours que le ballet était pas un truc de mecs, à moins d’être le danseur soliste”, se souvient Sergei. Résultat, il devient le meilleur de la classe, le plus puissant et élégant, celui qui fait danser les filles dans Giselle et dans La Belle au bois dormant.
C’est un photographe de Kiev, dont le fils danse à Covent Garden, qui donne à Galina l’idée d’envoyer des photos et des vidéos de Sergei à la prestigieuse maison d’opéra londonienne. Fin 2003, il est invité à auditionner et, en mars 2004, il s’installe à White Lodge, l’école préparatoire située à Richmond Park. Le bad boy de Kiev se tient à carreau, devient rapidement la sensation de l’école. Mais à 15 ans, nouveau coup de théâtre : ses parents divorcent pour la seconde fois, ce qui l’affecte énormément. C’est à cette période qu’il commence à prendre des drogues, dont certaines très dangereuses, comme la kétamine. En 2007, il fait enfin ses débuts sur la scène de Covent Garden. Il ne lui faudra pas plus de deux ans pour en devenir le danseur étoile. On lui confie jusqu’à six grands rôles par saison, et il compense les effets du surmenage par toutes sortes d’excès, dont les plus visibles sont les tatouages et les scarifications qu’il s’inflige, et le moins visible sa consommation exponentielle de cocaïne : il ne monte plus jamais sur scène sans recourir à ce stimulant.
Celui qui se définit comme un macho, peu intéressé par la compagnie des filles autrement que pour soulager ses pulsions sexuelles, tombe néanmoins sous le charme d’une jeune femme, de neuf ans son aînée : la danseuse étoile Helen Crawford. L’affaire ne dure qu’un temps car il n’a pas l’intention de se caser et rêve déjà d’un nouveau départ. Après avoir annoncé à sa petite amie qu’il la quitte, il entre dans le bureau de la directrice de la danse de Covent Garden et l’informe de sa démission. “Pendant deux mois, je suis resté à la maison à ne rien faire, à part me reposer, prendre du recul et réfléchir à ce dont j’avais envie. Je suis allé aux États-Unis, j’ai vu Kevin McKenzie, directeur de l’American Ballet Theatre, qui m’a dit qu’il ne pourrait pas me prendre à plein temps ni m’offrir assez d’argent.” Malgré les sollicitations à Londres, où on le presse de participer à des comédies musicales et des shows télévisés, il décide de retourner chez lui, en Ukraine. Il envisage d’aller travailler au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, mais après quelques jours passés dans cette ville, il réalise qu’elle est beaucoup plus ennuyeuse que Londres ou Moscou.
C’est à ce moment qu’il reçoit un appel d’Igor Zelensky. Cet Ossète charismatique, ex-danseur étoile du Mariinsky, du Royal Opera House Covent Garden et du New York City Ballet, vient d’être nommé à la tête du Théâtre Stanislavski de Moscou. Sergei l’idolâtre depuis longtemps, au point d’arborer aujourd’hui son visage tatoué sur son épaule. Zelensky lui propose un marché en or : un grand appartement à Moscou, ainsi que des rôles et des partenaires féminines d’exception.
Pendant les deux années qui suivent, Polunin s’épanouit, gagne en confiance. “J’ai dû réapprendre à être russe. Les Russes sont plus sérieux que les Anglais. On ne peut pas plaisanter ou faire du second degré avec eux car ils risquent d’être offensés et de vous casser la gueule. Ils sont définitivement plus violents que les Anglais. Quant aux filles, elles sont moins généreuses, elles te font payer pour tout. Bien sûr, j’exagère un peu, il y a des gens très bien en Russie.”
À Moscou, Sergei se calme un peu. Certes, quand on monte une nouvelle production, il n’apparaît qu’aux toutes dernières répétitions, mais c’est pour échapper à cette lassitude qui le gagne si aisément. En étant à peine préparé, il est obligé d’être concentré et inventif sur scène, et cette énergie est communicative, à en croire les réactions enthousiastes du public et des critiques.
Quand on sait que Polunin est l’égal des Noureïev et Barychnikov, soit le plus important danseur à être apparu ces trente dernières années, on se demande pourquoi il a choisi d’arrêter, et non pas de diversifier ses engagements. Il répond que la danse ne l’excite plus. “Franchement, il faudra vraiment quelque chose de spécial pour que j’y revienne un jour. Certes, l’intelligence et la raison voudraient que je continue, mais je suis ainsi fait ; je brûle les ponts, j’aime me battre, avoir des buts. J’ai voulu être le meilleur gymnaste, le meilleur danseur, et maintenant je veux devenir le meilleur acteur. Et puis je suis jeune, il faut que je tente différentes expériences tant que c’est encore possible. Je n’ai jamais pensé que danseur était un métier pour un mec. Boxeur, militaire, footballeur, ça c’est des métiers de mec. La seule chose que j’ai jamais aimée dans la danse, c’est sauter en l’air et jouer des rôles. Et tant qu’à jouer des rôles, autant devenir acteur. On me l’a déjà proposé, mais je ne veux pas être juste un danseur qui joue la comédie, je veux faire cela sérieusement, trouver une école en Angleterre ou aux États-Unis, et me préparer au métier pendant deux ou trois ans.”
Le fait que Sergei Polunin ait rencontré Mickey Rourke et qu’ils aient eu un coup de foudre mutuel – au point que le danseur vit actuellement chez le comédien à Los Angeles – n’est pas étranger à sa décision. “J’ai toujours aimé le cinéma, les acteurs comme Sylvester Stallone et Mickey Rourke. J’adore des films comme Basic Instinct, Neuf semaines et demie, ainsi que Man on Fire avec Denzel Washington.” Son premier projet est le documentaire que David LaChapelle va lui consacrer. Le tournage se déroulera cet automne à Los Angeles ainsi qu’à Hawaï, où le photographe possède une maison. “Je suis excité car nous allons tourner dans la nature, sur fond de forêts et de chutes d’eau. Voilà pourquoi je continue à m’entraîner, car je vais danser une dernière fois dans ce film. Il y aura sans doute une chorégraphie de Russell Maliphant sur le Prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, revisité par un DJ. Et puis un solo improvisé dans une église : si ce doit être ma dernière danse, je veux qu’elle me ressemble.”
De Mickey Rourke, il déclare qu’il l’inspire beaucoup : “C’est un vrai mec, il a pris beaucoup de drogues, il a vécu. C’est un boxeur autant qu’un acteur, et ça me plaît. On fait des arts martiaux et de la musculation ensemble. Il m’a écrit une lettre pour me dire que je n’avais pas besoin de mener une vie d’excès, que c’était une perte d’énergie. Pendant des années, certains me faisaient la morale et je répondais : ‘Oui, bien sûr, je vais y penser.’ Je n’avais ni la volonté ni l’envie de me poser ce genre de questions. Mais quand c’est un mec comme Mickey Rourke qui me dit ça, forcément, je l’écoute. J’aurais pu être encore meilleur danseur si je n’avais pas passé toutes mes soirées en boîte, ni pris autant de coke. Mickey m’a montré que c’est une voie sans issue et que ça finit toujours mal ces histoires, on devient une loque. Grâce à lui, je me sens mieux et je sais que je ne retoucherai plus à la came. Toute ma vie, j’ai utilisé mes muscles, je haïssais les gens qui restaient assis à écrire. Maintenant que j’ai récupéré mon cerveau, je comprends qu’il est temps de lire des livres et d’apprendre.”
On l’interroge sur ses cicatrices, notamment celle ornant son flanc gauche, et qui ressemble à une griffure d’ours ou de félin. “Oh, ça c’est un vieux tatouage que je n’aimais plus, alors j’ai effacé les couleurs, mais j’ai d’autres cicatrices. Regardez : celle-là, je l’ai faite avec de l’acide. Je verse l’acide et je rince à l’eau dix secondes plus tard. C’est pas évident de se faire des cicatrices, plus difficile qu’on ne le pense”, confie-t-il encore avec un demi-sourire. La raison pour laquelle le jeune homme s’inflige de tels traitements, c’est parce qu’il trouve cela “très beau. Un homme devrait toujours avoir des cicatrices, sur le visage par exemple. J’ai peut-être été un gladiateur romain ou un Indien d’Amérique dans une vie antérieure. Et puis les tatouages, c’est tellement romantique, ça évoque toute de suite la prison ; et quoi de plus bouleversant que l’univers de la prison ! Tous ces hommes qui passent leurs journées et leurs nuits à lire et qui sont, du coup, très intelligents.”
Contre toute attente, il déclare que l’autre motivation de son changement de profession, c’est la perspective de gagner énormément d’argent. “Certes, il ne faut pas s’attacher à l’argent lorsqu’on est jeune, il faut d’abord découvrir la vie et qui l’on est. À ce propos, je reconnais que ce fut une chance de grandir dans un milieu modeste. Mais dès que j’ai commencé à en gagner, j’ai aidé mes parents, mes grands-parents, mes amis restés en Ukraine et j’ai réalisé que l’argent partait très vite et qu’il fallait que j’en gagne encore plus. Pas pour moi, car j’ai besoin de très peu : juste de quoi vivre et entretenir la personne que j’aime, mais pour aider les autres. En Russie, vous avez des gens multimilliardaires, plus riches que certains états, mais ils ne donnent pas un centime à des associations caritatives. Ils n’ont pas compris que rien ne rend plus heureux qu’aider les autres et faire du bien autour de soi.” En attendant les millions que devrait lui rapporter sa carrière hollywoodienne, il participe gratuitement à des projets artistiques, car c’est “l’occasion de rencontrer des gens intéressants, et d’apprendre des nouvelles choses”. À en croire son entourage, ce n’est pourtant pas l’homme le plus accessible du monde : il ne décroche jamais son téléphone et ne répond pas plus aux e-mails. “J’ai été sur Facebook pendant un mois, mais je n’ai pas rencontré de filles intéressantes. Juste des gens étranges qui voulaient m’inviter à dîner, comme ça, pour rien. Pas trop mon truc. J’aime avoir du temps pour moi. Je n’aime pas parler pour ne rien dire. Je suis heureux comme ça.”