28 avr 2017

Interview vérité : les confessions de Lou Doillon

Née de parents illustres, elle aurait pu venir grossir les rangs des it-girls et autres starlettes de pacotille. Mais l’intelligence et la liberté de Lou Doillon l’ont portée ailleurs : assumant ses opinions et ses désirs, la belle et rebelle s’est choisi un destin de musicienne authentique. La talentueuse Lou nous dit tout, ici, sur son amour pour les festivals de rock et leurs douches de camping en plastique.

Propos recueillis par Philip Utz.

Portraits Jean-Baptiste Mondino.

NUMÉRO : Alors, Emmanuel Macron, il est gay ?

LOU DOILLON : Pour de vrai ? [Rires.] C’est pas mes oignons !

 

Vous revendiquez-vous féministe ?

Je pense qu’il y a “des” féminismes, et c’est ça qui est important. Si on demandait aux hommes de se définir par rapport à ce que c’est que d’être un homme, on serait mal barré. Je ne suis pas experte en la matière, mais il est intéressant de constater les décrochages, les divergences entre les revendications féministes des années 60, celles des années 80 et celles d’aujourd’hui. Oui, je suis une femme, et donc la question de la femme m’importe, évidemment. Mais au-delà de ça, je suis toujours très gênée de cloisonner quoi que ce soit. Je ne me vois pas en donneuse de leçons, en train de dire : “En tant que femme, il faut faire comme ci, et ne pas faire comme ça…” La condition féminine est un joyeux bordel, et tant mieux. Il faut que ce soit vivant, que ça avance, que les gens se posent et se reposent des questions, et que ça rebondisse.

 

Avez-vous déjà été victime de sexisme ou de misogynie ?

Pas vraiment, mais après, il y a tout ce que vous ressentez entre les lignes. Il est très compliqué de ne pas être dans un jeu de séduction alors que nous évoluons dans des métiers artistiques qui, au final, sont entièrement fondés sur des rapports dominants-dominés. La relation entre le réalisateur et l’acteur, par exemple, est toujours très ambiguë, ou encore celle qui lie le chanteur à son groupe, à son public… Il y a une obsession du territoire, quoi qu’il arrive. Et dans des métiers où votre territoire est abstrait, comme le mien – si j’avais un métier plus clairement défini, il serait peut- être plus facile de faire la part des choses entre le respect, le non-respect, le harcèlement, etc. – les lignes restent toujours très floues.

 

 

D’où vous vient cette nostalgie pour le folk des années 60 et 70 qui imprègne votre musique et vos clips ?

Je pense que ce qui me plaît – et c’est pour cette raison que j’ai un peu de mal avec la grosse machinerie d’aujourd’hui –, c’est ce qui est profondément humain. J’aime le trait quand il tremble, j’aime la voix quand elle casse. Quand je vois le travail des chefs opérateurs des films anciens, ce qui était magnifique c’était qu’il y avait des zones de gris, des choses un peu bordéliques, des flous, des profondeurs de champ, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de lumière. On était dans l’artisanal et le parti pris. Aujourd’hui, je suis toujours consternée d’allumer la télé et de voir tous les pores de la peau, de constater à quel point les choses manquent de magie. Je n’aime pas la musique réglée par ordinateur, où tout est calibré au millimètre. Comme le chantait Leonard Cohen : “There is a crack in everything. That’s how the light gets in.” D’ailleurs, pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter le Velvet Underground avec un métronome : vous vous apercevrez qu’il n’y a pas un seul moment où ça tombe juste. Avec les vieilles pellicules, c’était la même chose, ça bougeait en fonction de la marque – si c’était une pellicule Fujifilm ou une Kodak, ça ne prenait pas la lumière de la même façon. Si j’aime les failles, c’est peut-être parce que j’en ai. Si j’étais irréprochable, peut-être ferais-je l’éloge de la perfection. Mais à un moment donné, je crois qu’il faut savoir s’accepter tel qu’on est.

 

Qui vous a initiée à la musique ?

Mon père [Jacques Doillon]. Lui qui travaillait dans le cinéma – qui est autant un métier d’image que de son – me disait toujours que la vue nous piège, alors que l’oreille ment moins. Lorsqu’il montait une scène, par exemple, il la réécoutait toujours sans images pour savoir si elle était juste ou pas. C’est donc lui qui m’a appris à écouter, à fermer les yeux pour mieux entendre la sincérité des gens. Vous ne pouvez rien cacher avec la voix. Impossible par exemple de chanter en pleurant. À partir du moment où vous commencez à avoir des larmes dans la gorge, ça vous bloque complètement. Je pense que la voix est profondément reliée au ventre et au cœur. Bref, c’est donc étrangement via le cinéma que j’ai développé un vrai amour du son. Mon père me faisait écouter des disques quand j’étais enfant, et c’étaient toujours des moments sacrés. Il ne parlait pas beaucoup, et je me souviens de trajets interminables en voiture à écouter des albums. Ce qui était rigolo, c’est qu’il parlait très mal l’anglais, et qu’il n’écoutait que des groupes ou des chanteurs anglophones. C’était très étrange pour moi de comprendre les paroles et d’avoir accès à un monde – vu que j’étais bilingue – auquel lui n’avait pas accès, alors qu’on était dans la même bagnole.

Vos parents étaient très impliqués dans l’humanitaire, quel souvenir gardez-vous de cet engagement ?

Ça m’a toujours paru très important. Pour ma mère, il était impensable de se voiler la face par rapport aux malheurs du monde. Quand j’étais petite, elle s’est rendue à Sarajevo, au Guatemala et en Birmanie, et elle m’embarquait à chaque fois avec elle. Vers l’âge de 6, 7 ans, j’étais déjà dans les bateaux avec les boat people, avec Jacques Perrin pour Amnesty International, au fin fond de la mer de Chine. Ou avec les petites filles qui se retrouvaient dans la prostitution au Guatemala. Ou à l’hôpital Necker avec les enfants bulle, immunodéficients. Quand j’avais 12 ans, ma mère allait partir sans moi dans un endroit où ça tirait dans tous les sens – à Sarajevo, peut-être –, et je flippais pour elle. Alors je lui avais dit : “Mais tu peux te faire tuer !” Elle s’était alors retournée vers moi avec toute l’aristocratie et l’humour qui la caractérisent, en me disant : “They wouldn’t dare!” [“Ils n’oseraient pas !”] Quand il y a eu les attentats de Charlie, j’ai immédiatement emmené mon fils place de la République, alors que François Hollande déconseillait vivement de s’y rendre car le périmètre n’avait pas été sécurisé. Tous mes potes m’ont tous hurlé dessus en me disant : “Vas-y toute seule, c’est dégueulasse d’embarquer ton fils !” Mais je me suis dit : c’est plus grand que nous. Soyons plus grands que nos peurs. Et il est vrai que c’est ma mère qui m’a transmis ce sens du devoir civique.

 

“J’aime ce qui est profondément humain. Aujourd’hui, je suis consternée d’allumer la télé et de constater à quel point les choses manquent de magie. Je n’aime pas la musique réglée par ordinateur, où tout est calibré au millimètre.”

 

En quoi le fait d’avoir un enfant vous a-t-il changée ?

J’ai eu mon fils à l’âge de 19 ans, ce qui m’a donné une raison d’être qui me dépassait. Je me suis barrée de chez moi très jeune, et je vivais seule dès l’âge de 16 ans. Si je n’avais pas eu d’enfant, j’aurais pu me perdre dans la fête, la nuit, les angoisses, les doutes… Et pour cause : on fait des métiers très chaotiques où l’on est constamment dans l’attente de l’autre… Tout cela est très égoïste et autocentré, très moi, moi, moi. Avoir un enfant, ça vous remet fermement les pieds sur terre et vous ramène à la vie. Mon fils m’a permis de me débarrasser de l’obsession que j’avais de moi-même. Je me souviens, par exemple, de la fois où je jouais avant PJ Harvey dans un festival de 25 000 personnes. C’était dingue, tout le monde avait chanté avec moi, c’était merveilleux, j’étais gonflée à bloc… Jusqu’au moment où je retourne backstage et que je dis à mon fils : “Alors ?” Et qu’il me répond : “2-1 pour l’Allemagne.” C’était génial. Le soir des Victoires de la Musique, c’était pareil : mon père avait complètement zappé que j’étais en lice, ma mère est apparue en pleine cérémonie sur un écran géant – l’angoisse – et mon fils, à qui j’avais pourtant demandé de regarder les Victoires, était chez un pote en train de regarder Splash, une sombre émission où des stars de la télé-réalité font le grand plongeon. [Rires.]

 

Avez-vous galéré lors de vos premiers pas en tant que chanteuse ?

Je me suis lancée à une époque où il y avait énormément d’albums d’“enfants de”, d’ex-mannequins et d’actrices à moitié qui s’étaient plantés. Il y avait donc, dans les maisons de disques, une sorte de charte de toutes les casquettes à ne pas signer. Et moi, j’étais le sombrero : j’avais toutes les tares. Ils ne signaient plus la musique folk, ils ne signaient plus les gens qui chantaient en anglais, ils ne signaient plus les “enfants de”, les “sœurs de”, les ex-acteurs et les ex-mannequins… Il y avait une telle hostilité à mon égard que Barclay, assez intelligemment, et Étienne [Daho] ont été vicieux en envoyant la chanson sans annoncer qui l’interprétait. La promotion de l’album, du coup, s’est avérée intéressante : j’ai passé un mois avec des journalistes qui me disaient : “On n’avait pas envie d’aimer, on ne pouvait pas vous blairer. On n’avait pas envie de vous voir pour telle et telle raison…” Je suis une grosse maligne – et surtout une grosse paranoïaque – et j’avais donc anticipé le problème en m’arrangeant pour que la production de l’album soit la moins luxueuse possible. Nous l’avons enregistré à Paris, en dix jours, avec des musiciens parisiens, sans guest stars et sans que ça coûte une blinde. Je n’ai pas non plus passé six mois à faire des prises de voix, je n’ai pas enregistré à Los Angeles… Vous m’aurez comprise. Depuis que je suis petite, je m’en suis pris assez dans la figure pour savoir ce qui peut me tomber dessus. Étienne avait d’ailleurs une phrase merveilleuse : quand je lui ai dit qu’avec ce disque on allait me détester, il m’a répondu : “Mais on te déteste déjà !”

En quoi l’industrie du disque a-t-elle changé depuis vos débuts ?

Elle a changé du tout au tout entre mon premier et mon second album. Les ventes réelles ont complètement disparu, le digital s’est stabilisé et, étrangement, on assiste actuellement à un retour du vinyle. Le digital, je trouve ça assez absurde : j’ai plein de potes qui font de la musique et qui ont Deezer, mais personnellement je n’arrive pas à m’y résoudre. Je prends un taxi, je paye, je mange au restaurant, je paye, je vais au cinéma, je paye… Je ne vois pas pourquoi j’aurais toute la musique du monde pour dix euros. Avec le digital, faire des tournées est devenu la seule façon pour les musiciens de vivre de leur métier. Ce qui me va très bien. J’adore ça. Le live est un climax de deux choses très opposées : d’un côté, il y a une sorte d’ego surdimensionné qui vous dit que c’est bien normal que 2 000 personnes viennent écouter vos histoires – ce qui est lunaire –, et de l’autre, il faut être assez cinglé pour aller se foutre à nu devant tout ce monde, en sachant que la majorité des gens n’aiment pas être soumis au jugement de l’autre. C’est une fusion de deux choses très étranges, qui sont le “sousego” et le “sur-ego”. Heureusement, j’ai plein de techniques pour rationaliser. Quand je ne suis pas en tournée, par exemple, tous les soirs à 20 heures, je me dis : “Tu vois que t’en as rien à faire de tous les gens qui sont en train de grimper sur scène !” Mais on est des êtres humains, et il faut aussi se rappeler que le public vient vous voir en concert parce que vous n’êtes pas une machine. L’erreur est humaine : il m’est déjà arrivé d’avoir un blanc, d’oublier les paroles sur scène, ou d’avoir une grosse dégoulinade de maquillage alors qu’il y avait une captation braquée sur mon visage…

 

“Mon fils m’a permis de me débarrasser de l’obsession que j’avais de moi-même. Une fois où je venais de jouer dans un festival de 25 000 personnes, je retourne backstage et je demande à mon fils : “Alors ?” Il me répond : “2-1 pour l’Allemagne. ”

 

Pourquoi chantez-vous en anglais ?

L’anglais est une langue universelle, ce qui est merveilleux et permet de toucher un public plus large. Sans parler du fait qu’en France, mon niveau de notoriété familiale est tel que si je chantais en français, mes chansons pourraient très rapidement passer pour une sorte de Voici en musique. En les écoutant, les gens se diraient : “Ah ! mais là, elle parle de qui ?” Et ça ne m’amuserait pas du tout. C’est qui est très beau, également, avec la langue anglaise, c’est que vous pouvez vous amuser à cacher le genre. Souvent, on ne sait pas s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Les conjugaisons des verbes sont, elles aussi, plus floues : il est difficile de faire la part des choses entre le réel et le fantasmé. En anglais, je peux très bien écrire une chanson au sujet de ma mère, de ma demi-sœur, de ma grandmère, et les gens penseront qu’il s’agit d’un garçon.

 

Votre chic, vous l’avez hérité de votre père ou de votre mère ?

J’ai de la chance, les deux sont plutôt très élégants, chacun à sa façon. Ils ont une ambiguïté qui me plaît beaucoup : ma mère a une ambiguïté masculine, et mon père a une ambiguïté féminine. Mais surtout, j’ai eu la chance d’avoir été élevée par des gens qui ont toujours fait ce qu’ils avaient à faire sans se soucier de ce qu’en penseraient les autres. Je leur suis redevable de cette liberté.

 

Lors de vos tournées, vous êtes plutôt jet privé, Jacuzzi et coke, ou tour bus, pattes d’ef et joint ?

Seconde option. J’ai la chance d’être dans un bus avec dix mecs, et j’adore ça. Ça doit sans doute me venir du cinéma d’auteur : j’aime qu’on dorme dans les mêmes piaules, il n’y a rien que j’aime plus qu’une stationservice à 3 heures du mat’, je vis dans une Pastabox, je suis la reine des cocktails en mouvement – parce qu’il faut savoir mixer un cocktail quand le bus bouge… Pour moi, c’est le rêve. J’aime être dans mon bus, dans mon petit jardin, dans ma sueur. Et quand on se retrouve en festival, c’est merveilleux : on fait la queue pour se laver dans des douches en plastoc dégueu, en file indienne, avec les gens qu’on a admirés toute notre vie.