En direct de Cannes : les zombies de Jim Jarmush s’emparent de la Croisette
Quoi de mieux, pour ouvrir les joies endimanchées du 72e Festival de Cannes, que d’envoyer une horde de zombies réveiller la Croisette ? Le programme est d’autant plus excitant et retors que les morts-vivants en question sortent de l’imagination à la fois cool et acérée de Jim Jarmusch. Avec The Dead Don’t Die, son treizième film, le vétéran du cinéma indé mondial désormais sexagénaire, décortique un nouveau genre du cinéma américain.
Par Olivier Joyard.
Après avoir parcouru le western pour le rendre funèbre (Dead Man, 1995), le road-movie pour en faire une expérience statique (Broken Flowers, 2005), le film de vampires pour le transformer en stase romantique (Only Lovers Left Alive, 2013), pourquoi pas montrer une poignée de goules assoiffées de sang et de chair fraiche, lancées vers notre monde instable ?
Nous sommes au cœur d’une bourgade de l’Amérique profonde, la bien nommée Centerville, aux allées tranquilles et verdoyantes, où il ne se passe à peu près jamais rien. Sauf que trois flics, – interprétés par les incroyables Bill Murray, Adam Driver et Chloë Sevigny – se rendent compte que quelque chose cloche. La routine du rien s’est soudainement grippée : deux personnes sont retrouvées mortes dans un diner digne de Twin Peaks et tout le monde se demande si elles ont été victimes d’un animal sauvage. Les palabres durent. Bientôt, chacun comprendra que les habitants du cimetière se sont réveillés et n’ont aucune intention de lâcher l’affaire. Ils ont faim.
Ce que filme d’abord The Dead Don’t Die, ce sont des êtres rendus à leurs pulsions primaires : faire du bruit et bouffer. Jarmusch utilise son ami (et alter ego), l’icône punk Iggy Pop, pour incarner l’un des zombies croulants, signe d’une ironie réjouissante qu’il destine avant tout à lui-même. Le cinéaste de Down By Law ajoute également un twist à ces personnages. Ici, les morts-vivants ont encore accès au désir, mais un désir restreint, réduit à une envie quotidienne liée à la consommation : le café, donc, mais aussi le chardonnay qu’une blonde aux yeux révulsés réclame en grognant, et bien sûr le wifi… C’est aussi drôle que féroce. Les morts n’ont rien appris. Ils tombent dans les mêmes travers que nous, leurs frères et sœurs humains, incapables de voir plus loin que le bout de nos téléphones portables alors que le monde brûle.
Cette dimension politique classique des zombies (George Romero, leur “inventeur”, en a toujours fait des figures de l’inconscient ravagé du rêve américain) se déploie dans l’apparente coolitude mise en place par Jarmusch, qui privilégie un rythme tranquille et prend manifestement un plaisir intense à regarder ses acteurs et actrices occuper l’espace – une définition du cinéma comme une autre. La géniale Tilda Swinton est une croque-mort littéralement venue d’ailleurs qui aime manipuler un immense sabre japonais, tandis que la triplette Murray-Driver-Sevigny représente sans doute un idéal jarmuschien : deux hommes et une femme à la fois enfantins, déphasés et poétiques.
On retrouve ce goût de l’atypique et du chaos dans un autre long-métrage des premiers jours cannois, Le Daim, du très doué Quentin Dupieux (alias Mr Oizo), présenté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs ce mercredi. Jean Dujardin y joue non pas un zombie mais un type en rupture – et grand fan de vêtements en daim devant l’éternel – qui vient s’inventer une vie dans un village montagnard français, où il prétend tourner un film. Il se lie à une jeune femme du coin qui souhaite devenir monteuse (Adèle Haenel) et très vite, quelque chose dérape. La violence s’immisce là-aussi dans un paysage où aucune événement particulier n’est en général à signaler. Dupieux est fort pour laisser surgir de l’absurde et déranger le concept même d’histoire bien ordonnée : il refuse de façonner un récit et des personnages, pour organiser une sorte de géométrie sensible où les un et les autres resteraient des mystères, jusqu’à révéler leur vraie nature.
Une dimension politique nette (au sens où esthétique et politique peuvent voguer sur le même bateau) manque au Daim, qui reste un peu sec et ne croit pas en beaucoup plus qu’à lui-même. Jarmusch, sous ses airs de ne pas y toucher, parvient au contraire à donner constamment un sens à The Dead Don’t Die. Sa tentation évidente d’observer nos sociétés depuis la perspective du guetteur un peu désabusé ne l’empêche pas de nous dire pourquoi. En l’occurrence, ce qui semble le chiffonner, c’est de vivre dans un monde où personne ne résiste. Sans dévoiler la sève narrative de ce beau film, on dira qu’ici, les héros et héroïnes ne sont justement pas héroïques mais plutôt habités par une étrange apathie, comme s’ils se regardaient courir vers la catastrophe sans paniquer, ni s’interroger sur la meilleure manière d’y remédier. Personne n’insiste outre mesure, car la catastrophe semble probablement définitive. Toute ressemblance avec une situation réelle n’a probablement rien de fortuit.
The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch. En compétition officielle et dans les salles françaises.
Le Daim de Quentin Dupieux. Quinzaine des réalisateurs. Sortie le 12 juin.