En direct de Cannes 2022 : avec le Portugais João Pedro Rodrigues et l’Espagnol Albert Serra, la radicalité s’invite sur la Croisette
Alors que la dernière ligne droite du Festival de Cannes se profile, avec la remise de prix par le jury de Vincent Lindon samedi soir, deux films aux propositions majestueuses sont venus rappeler que le cinéma peut encore provoquer et surprendre.
Par Olivier Joyard.
D’un côté, l’un des plus longs films du festival, 2h45 au compteur, sans explosions ni poursuites. De l’autre, un geste délié et furax d’à peine plus d’une heure. Pacifiction (compétition) de l’Espagnol Albert Serra et Feu Follet (Quinzaine des réalisateurs) du Portugais João Pedro Rodrigues ont beau proposer des expériences apparemment opposées, ils tirent dans la même direction – comme quelques autres comme le très beau EO de Jerzy Skolimowski : offrir à cette édition cannoise post-pandémie le supplément de souffle qui a pu lui manquer, donner le sentiment de venir de très loin, d’une forme presque primitive du cinéma, mais de saisir au même moment les flux les plus contemporains, dans un monde violent et dangereux.
Présenté devant une salle hilare, le film de Rodrigues (auteur du chef-d’œuvre années 2000 O Fantasma) commence en 2069 sur le lit de mort d’un roi portugais sans couronne, avant de revenir à notre époque où surgissent des lointains souvenirs de sa jeunesse. Devant ses parents, le futur roi récite un célèbre discours de la militante écologiste Greta Thunberg et décide de s’engager chez les pompiers, pour éteindre les feux qui ravagent le pays. Le seul feu que le prince n’éteindra pas sera celui de son désir pour un jeune homme noir de la caserne, avec lequel il vit une histoire d’amour et de sexe fulgurante. João Pedro Rodrigues s’amuse beaucoup – scènes géniales où des pompiers miment de façon obscène des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art – mais comme dans toutes les comédies intéressantes, il aborde des sujets profonds : racisme, décolonialisme, stratégies de domination, exploitation de la planète. Véritable manifeste libre et queer, Feu Follet raconte à quel point le désir et la politique peuvent (doivent ?) marcher ensemble. Une utopie de cinéma et de vie.
D’une beauté incandescente, Pacifiction est pour l’instant le plus grand film de la compétition cannoise, travaillé lui aussi par l’idée que l’imaginaire colonial reste une source de grande violence. Benoît Magimel y joue un haut-commissaire de l’État français en Polynésie, affairé à conserver son statut et ses privilèges sur fond de manœuvres politiques liées à la reprise d’essais nucléaires. Mais c’est un peu comme pour João Pedro Rodrigues : résumer un film aussi ample en déroulant son scénario n’a que peu de sens.
Le catalan Albert Serra, dont c’est le huitième long-métrage (on connait notamment de lui Histoire de ma mort, primé à Locarno en 2013) n’avait jamais atteint une telle justesse de ton et une précision aussi grande dans ses effets : il film l’errance mentale de quelques hommes comme perdus dans un paysage sublime, dont la grandeur cache en permanence un danger mortel. Lancinant, jamais ennuyeux malgré sa durée hors-normes, le film célèbre la nature tout en filmant sa fragilité, l’indifférence humaine absolue qui la détruit, les enfers contemporains de la politique réduite à la gestion des intérêts dont plus personne ne sait à quoi ils servent. Pacifiction parvient à créer des visions (on pense au Michael Mann de Miami Vice et surtout à Twin Peaks de David Lynch) qui restent en mémoire longtemps après la projection, signe des grands films. Ne pas le retrouver au palmarès – au moins sous la forme d’un prix d’interprétation pour Benoit Magimel – serait une faute de goût.
Feu Follet de João Pedro Rodrigues (Quinzaine des réalisateurs). Sortie le 14 septembre 2022. Pacifiction d’Albert Serra (Compétition). Sortie prochainement.