16 oct 2024

Emilia Pérez : les compositeurs Clément Ducol et Camille révèlent les secrets de la BO du film d’Audiard

Célébré à Cannes et désormais dans la course aux Oscars, le dixième long-métrage de Jacques Audiard, Emilia Pérez, reste, malgré les controverses, un objet de cinéma fascinant. Polémique, oreillettes et principales inspirations… Numéro a rencontré Camille et Clément Ducol, le duo de compositeurs à l’origine de la bande originale sensationnelle du film.

Zoe Saldana dans Emilia Perez (2024) © Copyright PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS - FRANCE 2 CINÉMA - SAINT LAURENT PRODUCTIONS - Shanna Besson.
Zoe Saldana dans Emilia Perez (2024) © Copyright PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – SAINT LAURENT PRODUCTIONS – Shanna Besson.

Emilia Pérez : le film de Jacques Audiard célébré au Festival de Cannes

En 2024, le dixième long-métrage de Jacques Audiard est reparti du Festival de Cannes avec le prix du Jury et un prix d’interprétation féminin adressé à l’ensemble de ses actrices : Zoé Saldaña, Karla Sofía Gascon, Selena Gomez et Adriana Paz. Chef-d’œuvre de la comédie musicale pour les uns, hallucination opératique au scénario confus pour les autres, Emila Pérez n’en reste pas moins une œuvre qui fera date. Un film pensé comme un plaidoyer, évoquant la justice, le couple, l’amour et la mort. La souffrance et la corruption d’un pays, la compassion et les paradoxes des hommes, des femmes et de ceux qui ne se retrouvent ni dans un genre, ni dans l’autre. Un œuvre sur la transidentité, une œuvre qui fait débat mais qui, grâce à la théâtralité s’autorise tout, tout le temps.

Et parce qu’Emilia Pérez est avant tout un long-métrage musical, Numéro a rencontré Camille et Clément Ducol, couple à la vie et en studio, qui a composé la totalité de la bande originale du film. Un EP de cinq titres est déjà disponible sur toutes les plateformes et la bande originale complète du film – qui représentera la France lors de la prochaine cérémonie des Oscars – sortira au mois de novembre. Il comprendra notamment les morceaux interprétés par Selena Gomez. Rencontre avec les architectes d’un thriller musical déjà culte.

La bande-annonce d’Emilia Pérez (2024) de Jacques Audiard.

Rencontre avec Camille et Clément Ducol, les compositeurs de la BO d’Emilia Pérez de Jacques Audiard

NUMÉRO : Comment expliqueriez-vous le synopsis d’Emilia Pérez à un enfant de 10 ans ? Cela dit, le film est peut-être un peu violent pour un enfant de cette âge là…

Camille:  C’est un gros méchant qui, au fond de lui, est une femme qui aime. Qui ne demande qu’à aimer en tout cas. Et ce personnage va commencer à chanter… Je ne trouve pas qu’il soit si violent que cela. À part la fin peut-être. Ce qui est violent, c’est surtout que le son est trop fort. Le bruit des balles et des armes à feu ressemble à une boule de bowling qui se fracasse contre des quilles. On rompt avec une forme de douceur et la violence reprend alors le dessus…  

Clément Ducol : Ce que je trouve intéressant, c’est que c’est justement le moment du film où la violence devient concrète. La musique se distancie progressivement, l’angle de la caméra est plus large jusqu’au chant de fin, au contraire, plus intime, plus doux…

Contrairement à la plupart des comédies musicales, la bande originale d’Emilia Pérez est entièrement intégrée au récit, jusqu’aux paroles des chansons. Était-ce une directive précise de Jacques Audiard ? Que le long-métrage ne soit surtout pas une suite de séquences musicales fabriquées ?

Camille : En réalité, nous n’avons suivi aucune directive ni appliqué de méthode précise. Deux ans avant le casting, sans même une ébauche de scénario, Jacques Audiard nous a présenté une nouvelle d’une trentaine de pages. Il souhaitait nous impliquer dès le stade embryonnaire de son film afin que les chansons, et la musique de façon générale, prennent totalement part à l’architecture et à la construction narrative…

Clément Ducol : Jacques nous a posé une myriade de questions : “Qu’en pensez vous ? Est-ce que ce film est bien un film musical ? Est-ce un opéra ? Est-ce que les acteurs chanteront du début à la fin ? Quelle sera la fonction de telle ou telle chanson ? Comment l’histoire avancera-t-elle ? Quelle en sera le rythme ? Comment allons-nous contracter les informations et rendre cette histoire crédible alors qu’elle ne l’est absolument pas ?” 

Camille : En règle générale, dans les contes, il y a toujours un moment où l’on chante. En tout cas, on retrouve toujours une certaine ritournelle. Jacques Audiard a très tôt eu l’intuition qu’il fallait que ça chante pour que sa fantasmagorie imprègne l’inconscient des spectateurs.

Justement, à ce stade embryonnaire du film, qu’avez-vous suggéré à Jacques Audiard pour façonner son récit en musique ?

Camille : Nous avons plutôt fonctionné concrètement, en allant directement dans la matière, dans la matrice. En travaillant scène par scène, nous avons très vite compris qu’il ne fallait surtout pas que ça chante tout le long. Nous ne voulions pas mettre tous les dialogues en musique, de toute façon, à ce stade là, il n’y en avait même pas…

Clément Ducol : Nous avons longuement débattu mais nous nous sommes accordés immédiatement sur le fait que nous refusions tout objet artificiel ou old school fondé sur un on/off. Le genre de comédie musicale où vous êtes dans le réel puis, soudain, lorsque la musique surgit, les lumières et les sons changent, les voix et les couleurs sont parfaites… Nous voulions passer de l’un à l’autre de façon fluide et que les scènes musicales soient légitimes. Parfois, Jacques était très étonné par nos suggestions et nous lançait : “Vraiment ? Vous êtes sûrs ?” Nous, on s’enfermait en studio tout l’après-midi pour écrire les chansons pendant que lui avançait sur le scénario. Quelques heures plus tard, il nous rejoignait et écoutait nos compositions.

Camille : Très vite, les chansons ont catalysé un certain nombre d’intentions scénaristiques. C’était assez jouissif. Alors que le cinéma a parfois un temps très long, là, tout d’un coup, il y avait un accélérateur de particules. Jacques débarquait en studio, écoutait puis jubilait en s’écriant : “Mais là, on gagne vingt pages de scénar! Ils disent tout dans cette chanson, c’est génial !” 

Clément Ducol : Non seulement la musique donne des informations utiles au récit mais elle permet aussi de zoomer dans l’émotion d’un personnage, alors qu’il serait très compliqué de mettre en scène ce qu’il ressent…

Emilia Pérez “Las Damas que Pasan” (2024) – Adriana Paz.

Mis à part Selena Gomez, les interprètes du film ne sont pas musiciens. En quoi ce choix était-il déterminant ?

Clément Ducol : C’était l’intention de Jacques Audiard. Dès le départ il nous a dit : “Les chanteurs, moi, je m’en fous. C’est les gueules qui m’intéressent.” Ensuite, il s’est rendu compte de la puissance du chant puisque c’est Camille qui a tout interprété en amont. Mais je crois que le film se démarque des productions américaines justement pour cela. Nous n’avons pas cherché la performance. Nous recherchions plutôt les aspérités de la voix humaine et une certaine forme de vulnérabilité.

Camille : Nous avons fait en sorte que leurs prestations soient suffisamment poussées artistiquement tout en conservant une certaine fragilité. Karla Sofia Gascon [Emilia Pérez] et Mark Ivanir [Dr Wasserman] ne sont pas chanteurs et c’est ce qui les rendait d’autant plus crédibles. Le docteur n’a pas une voix de crooner, il est dans le concret. La chanson monte progressivement. Au début, ce sont juste des nappes puis elle finit par prendre forme… Quant à Zoé Saldaña [Rita Moro Castro], trois de ses chansons sur cinq sont des plaidoyers. À chaque fois, elle joue sa propre vie…

Mettre en musique un plaidoyer signifie-t-il qu’il faut travailler minutieusement l’intensité du morceau ? À grand renfort de crescendo par exemple ?

Clément Ducol : Le tout premier morceau du film est justement conçu comme un crescendo. Autant dans le tempo que dans la matière musicale. On part d’un petit synthétiseur pour finir avec un orchestre de quarante musiciens. On pose les fondations. On donne tous les ingrédients. C’est vraiment le film qui prend forme sous nos yeux. Quant au langage de Zoé Saldaña, il devait être celui de l’éloquence, légèrement forcée dont on voit les ficelles.

Une scène du film a créé la controverse, celle de l’hôpital où des choeurs chantent avec entrain: “Rhinoplastie ! Vaginoplastie !” Certains spectateurs ont trouvé ce moment ridicule voire hors propos. Qu’en pensez-vous ?

Camille : J’aime que cette scène soit vectrice de questions. Nous voulions aussi que la bande originale du film interroge et qu’on en sente les coutures. Cela reste une œuvre de fiction, il n’a jamais été question de vérité.

Clément Ducol : Le début de cette scène est assez drôle. Le dialogue est très lyrique. Nous avons voulu en faire une célébration du new love, du nouvel âge, de l’amour libéré du genre et du diktat. Notre inspiration était le titre Sodomy extrait de la comédie musicale Hair (1972) ! À l’origine, la chorégraphie de Damien Jalet était très brute, encore plus brute que ce que l’on voit aujourd’hui à l’écran. C’était des opérations médicales explicites et délirantes, voire psychédéliques, une scène qui pointait du doigt les dérives du monde de la chirurgie esthétique qui cherche parfois à s’en mettre plein les poches. Et, en même temps, il ne fallait surtout pas que ça ait l’air de tourner en dérision les opérations de transition de genre. La mise en scène était un numéro d’équilibriste : il fallait célébrer un nouvel âge de l’amour, du sexe, du corps sans tomber dans la parodie et blesser ceux pour lesquels ces opérations ont un sens. Nous aurions pu aller encore plus loin dans le tableau exubérant sans revenir à une dimension plus réaliste. Cela aurait peut-être été plus clair pour les spectateurs… La version initiale sera disponible sur la bande originale du film.

Emilia Pérez – “Papa” (2024).

Quels moyens ont-été mis à votre disposition pour composer cette bande originale ?

Clément Ducol : Illimités ! [Rires] Jacques souhaitait que nos compostions fassent intégralement partie de cet objet de cinéma et nous a donné les moyens nécessaires pour le mettre en œuvre. Près de quatre années de travail ont été nécessaires…

Et quelle scène était la plus complexe à mettre en œuvre ?

Camille : Celle du gala, dans laquelle Zoé Saldaña crève l’écran. Elle a connu huit ou neuf versions différentes. Jacques voulait quelque chose à la Bob Dylan puis du rock avant de suggérer qu’un petit groupe mexicain apparaisse. En revanche, la mise en scène était pensée depuis très longtemps et n’a jamais bougé. Quant au discours de Karla Sofia Gascon [Emilia Pérez], il n’a pris de l’ampleur que bien plus tard, lorsque nous nous sommes accordés sur le ton de la scène, à la fois rap, trap et hard rock.

Une autre scène du film montre le fils d’Emilia Pérez lui dire : “Tu sens comme mon papa.” Était-ce un véritable pari d’intégrer un enfant à cette bande originale ?

Camille : Dès le départ, il était évident que cette scène devait aboutir à une chanson. Jacques a tout de suite adoré le morceau mais, pour des raisons qui lui sont personelles, il est très difficile pour lui de faire tourner des enfants. Je pense que cela touche à un endroit très sensible chez lui et je ne peux pas en parler à sa place. Karla Sofia, elle-même maman d’une jeune fille, a beaucoup fait pour la scène et a été très présente pour le petit. Elle aussi a été profondément bouleversée par cette scène.

Clément Ducol : C’était un moment très particulier. Nous étions en dehors du plateau qui se vidait tout doucement. Il ne restait plus que la coach vocale, Camille et moi, qui jouait du piano à côté du plateau. C’est la seule scène du film pour laquelle les acteurs ne portaient pas d’oreillette et n’étaient pas soumis au tempo d’une maquette. On voulait que les comédiens soient libres de chanter avec le tempo qu’ils souhaitaient. Moi, je suis resté derrière mon piano et j’ai suivi leurs intentions musicales…

Les protagonistes alternent entre l’anglais et l’espagnol tout au long du film. Comment choisissiez-vous la langue dans laquelle les personnages allaient s’exprimer ?

Camille : Puisque le film se déroule au Mexique, nous sommes partis sur l’espagnol-mexicain pour tout le monde. Le Mexique a une réalité beaucoup plus complexe que cela et le casting n’est pas composé d’acteurs mexicains à 100%. Reconnaissez qu’il s’avérait très délicat de trouver une personne transgenre, mexicaine, capable de jouer la comédie et de chanter en espagnol, susceptible de convenir à Jacques Audiard pour le premier rôle. Finalement, nous avons adapté le scénario. Le personnage de Zoé Saldaña serait une Mexicaine d’origine portoricaine qui a grandi à Puerto Rico et a fait ses études à Mexico mais, en tant qu’avocate très ambitieuse, elle était capable de parler en anglais parfaitement. Celui de Selena Gomez était une Américaine mariée à un narco-trafiquant au Mexique, donc des fois, elle repasse à l’anglais américain. Quant à Karla Sofia Gascon… c’est une madrilène que nous avons dû rendre mexicaine.

Que voulez-vous dire par là ?

Camille : Elle connaît très bien l’accent mexicain. Par contre, lorsqu’elle incarne Manitas, elle portait un dentier et prononçait les S à l’espagnole. Quelque chose de très caricatural pour les Mexicains. Donc nous avons du refaire tous ses S en studio pendant deux jours. Jacques est devenu fou !

Emilia Perez, de Jacques Audiard, actuellement au cinéma.