21 oct 2024

Apocalypse et amours désabusés… Comment Dua Saleh envisage le R’n’B du futur ?

Porté.e par le succès de la série britannique Sex Education – dans laquelle iel incarne le personnage Cal Bowman – l’artiste soudano-américain.e Dua Saleh défend I Should Call Them, son premier album studio. Une œuvre queer, dystopique et fascinante, dans laquelle iel s’autorise toutes sortes d’excentricités pour façonner un R’n’B électronique futuriste et maussade.

La pochette de l’album I Should Call Them (2024) de Dua Saleh.

I Should Call Them, le premier album de Dua Saleh

Dua Saleh a enfin réalisé qu’iel était un peu trop souvent sur la défensive. Le jour de la sortie de son premier album studio, I Should Call Them, la phrase exacte était la suivante : “Parfois, il m’est difficile d’être vulnérable et de partager ce que je n’ai moi-même jamais osé affronter. J’ai toujours écrit sur ma vie en étant trop timide dans mon expression, enveloppant mes paroles d’un voile qui les plongeait alors dans obscurité…”

Avec trois EP au compteur – Nūr (2019), Rosetta (2020) et Crossover (2021) –, l’artiste défend aujourd’hui un disque expérimental de onze morceaux qui convoque l’esprit d’un rockeur sous acide, les voix pitchées de Mikky Blanco, les falsettos étouffés d’une FKA Twigs et les expérimentations sonores invraisemblables de Björk. Désormais, sa musique se fait plus brute, plus complexe, plus complète, plus sombre et, paradoxalement, plus colorée. Dua Saleh façonne un R’n’B futuriste de cyborg qui tente de s’affranchir de tous les schémas, sans franchement y parvenir, mais parvient à raconter dans le fond – et surtout dans la forme –, les angoisses de toute une génération pour laquelle l’Apocalypse reste un dessein inexorable. 

Un album de science-fiction ténébreux, écorché par l’eco-anxiété et les chagrins d’amour queer. Un disque qui profite du succès de la série britannique Sex Education – dans laquelle Dua Saleh incarne le personnage non-binaire Cal Bowman –, qui raconte la résilience, l’amour toxique et la douleur de deux amants au cœur brisé. Rencontre.

Pussy Suicide (2024) de Dua Saleh.

Interview : Dua Saleh raconte son premier album I Should Call Them

Numéro : Votre enfance a-t-elle grandement influencé votre musique ?

Dua Saleh : Tout ce que je crée est issu d’un esprit juvénile qui est encore présent aujourd’hui. Je suppose que ma musique s’inspire des différentes textures et sensations qui m’entouraient quand j’étais enfant, des choses qui m’ont totalement façonné.e en tant que personne. Lorsque j’ai débuté la musique, j’ai été initié.e par le jeu en pianotant comme un gosse sur mon téléphone pour essayer de produire un son. Je ne pensais pas que quelqu’un finirait par écouter ce que je produisais un jour…

Comment décririez-vous votre musique autrement que par des sons ?
Je suis un peu… tourbillonnant.e. C’est comme ça que fonctionne mon esprit. Beaucoup de cercles, pas mal de bulles qui contiennent des idées différentes. Quant aux couleurs, ce serait intuitivement celles que j’aimais quand j’étais enfant. Du vert, du rouge et du marron parce que cela me rappelle des pommes…

En quoi la pochette de cet album, imaginée par Michael Cina et photographiée par Grant Spainer, illustre-t-elle parfaitement votre disque ?
Cette pochette s’inspire d’un langage, ou plutôt d’un moment. Celui où je tentais d’expliquer à mes proches où j’en étais psychologiquement au moment de terminer l’album. À l’origine, ce disque abordait les relations, la découverte de soi et mon évolution en tant que personne amoureuse. Je me demandais sans cesse par quels moyens concrets je pouvais devenir quelqu’un de bien, quelqu’un de mieux. Puis ces questionnements se sont mêlés à d’autres sujets, plus écologiques, et j’ai commencé à penser à la dégradation de notre planète que nous n’apprécions absolument pas en tant qu’espace sacré. Mes simples questionnements sur l’amour se sont alors transformés en  conceptualisation de l’Apocalypse à coups d’inondations, d’incendies, d’ouragans et de tremblements de terre. Et j’étais fasciné.e par la dégradation inexorable de notre planète qui, paradoxalement, se développe technologiquement.

Ce disque est-il l’œuvre d’un.e artiste inquiet.e voire terrifié.e ?

L’histoire de deux amants maudits est finalement devenue celle d’une civilisation cupide qui détruit sa propre planète. Sur la pochette de l’album, vous apercevrez différentes mains plus ou moins grandes. Elle tentent de saisir quelque chose de beau, de sacré. Vous verrez aussi le noir de l’obscurité et le rouge qui symbolise la saignée que nous infligeons à la Terre. Nous sommes proches de la fin, proches de la chûte. Mais je crois qu’il reste encore une place pour l’espoir…

J’allais justement vous demander si votre pessimisme avait effacé tout espoir.
Je ne suis pas pessimiste, je suis réaliste. Et l’espoir l’est tout autant. Les plus jeunes générations se mobilisent, emportées par des figures comme celle de Greta Thunberg. Si nous nous mettions tous au travail, nous pourrions trouver des moyens de la préserver. Il va bien falloir qu’on sauve notre peau non ? 

Television (2024) de Dua Saleh.

Quelle a été la méthode de composition de ce disque ?

Elle était différente pour chaque morceau. Certainement à cause des tournages de Sex Education d’ailleurs… Je pense que ce disque est très cohérent dans sa proposition musicale, en revanche, j’étais obligé.e d’enregistrer les morceaux en studio très tard dans la nuit, entre deux tournées, à Londres, New York, à Los Angeles ou à Minneapolis. Et puis, trouver du temps pour travailler avec les musiciens et se produire en même temps a été difficile, voire parfois impossible. Ce sytème D a favorisé les improvisations.

Parlez-moi du titre Pussy Suicide qui est définitivement l’un des meilleurs de l’album.
C’est aussi mon morceau favori. Je voulais que ce soit le single principal du disque mais mon équipe a estimé qu’il serait préférable de le promouvoir d’une autre manière et de donner plus de force à Want. Je crois que c’est le titre le plus fidèle au genre R’n’B, je l’ai écrit en collaboration avec le producteur Bianco qui a notamment collaboré avec Beyoncé sur sa chanson Flamenco extrait de son dernier album en date, Cowboy Carter. À ce moment là, je parlais avec quelqu’un. Nous avions une relation compliquée, un coup nous étions ensemble, un coup, non. Après une énième rupture, j’ai appris que cette personne était en relation libre avec quelqu’un mais je ne me sentais pas vraiment prêt.e pour ça… Je devenais complètement paranoïaque. Et j’avais peur de soufrir. Mes innombrables insécurités m’on poussé.e à devenir craintif et désagréable parce que je voulais être son.sa seul.e partenaire. Mon écriture était donc plus… directe au moment de composer Pussy Suicide.

Vous considérez-vous véritablement comme quelqu’un de paranoïaque ?
Oui… Dans ma vie, dans mon corps, partout, tout le temps.

Pensez-vous que cette paranoïa soit liée à votre identité ?

Je souffre beaucoup d’anxiété, probablement à cause de mon genre. Je suis également sujet.te aux crises d’angoisse, en partie à cause de mes voyages de ville en ville et de mon eco-anxiété. Je bouge constamment et je traite énormément d’informations en même temps. Une explosion constante de créativité qui, d’une certaine manière, pousse tout à devenir complexe. Et puis je suis dans plusieurs dimensions temporelles à la fois. Mais peut-être que je suis juste un.e artiste… et que les artistes pensent différemment. Ou alors c’est lié à une dysphorie de genre [le sentiment de détresse ou de souffrance qui peut être exprimé parfois par les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance.]


Votre premier EP, Nūr, est sorti en 2019 et votre première apparition dans la série Sex Education remonte à 2021. Avez-vous constaté un changement important dans votre carrière de musicien.nne depuis vos apparitions dans le programme britannique ?

Oui. Et puis, musicalement, cela a un peu été les montagnes russes. Je crois surtout que j’étais distrait.e par les tournages de la série qui m’empêchaient de diffuser mes compositions de façon régulière. Mais ma visibilité s’est considérablement accrue. La presse me considère davantage et on m’invite à fouler les tapis rouges. Pour le moment, j’aimerais me concentrer sur mon premier album et calmer les tournages. mais je reste ouvert.e aux propositions [Rires.]

I Should Call Them de Dua Saleh, disponible.