22 oct 2020

Des asiles psychiatriques à la mairie de Boston, qui est Frederick Wiseman, le plus grand documentariste vivant ?

À l’occasion de la diffusion dimanche dans les salles de cinéma virtuelles de La Vingt-Cinquième Heure de son dernier film, “City Hall” – plongée inédite dans les coulisses de la mairie de Boston –, retour sur les méthodes de travail singulières et la carrière monumentale de Freferick Wiseman, l’un des plus grands documentaristes américains récompensé par un Oscar d’honneur en 2017.

À 90 ans, le grand documentariste Frederick Wiseman poursuit son exploration dans les coulisses de la société américaine. Deux ans après avoir filmé le quotidien d’une petite bourgade rurale du Midwest américain dans Monrovia, Indiana (2018), le réalisateur investit la municipalité de Boston pour City Hall (2020) – en salle depuis mercredi – où le maire démocrate Martin Walsh et ses équipes collaborent à la mise en place d’une politique ambitieuse en matière de justice sociale, d’accès au logement, de lutte contre l’exclusion et d’action pour le climat avec les citoyens… Un élu ultra-charismatique et particulièrement impliqué qui tranche drôlement avec la présidence de Donald Trump.

 

Professeur de droit au sein de la prestigieuse université de Harvard, Frederick Wiseman amorce sa carrière de cinéaste à la fin des années 60 en filmant les conditions de vies effroyables du pénitencier psychiatrique de Bridgewater – qu’il connaît bien pour y avoir emmené maintes fois ses étudiants. Sorti en 1967, Titicut Follies est longtemps resté invisible à cause de la censure de l’État du Massachusetts, embarrassé par ce témoignage peu reluisant de ses services sociaux. Il faudra attendre 1991 pour qu’un juge autorise la diffusion du film au grand public, obligeant toutefois le réalisateur à ajouter un panneau indiquant que “des changements et des améliorations ont eu lieu depuis 1966 à Bridgewater”. 

 

Dès son premier film, Frederick Wiseman met au point une méthode de travail singulière, qu’il suit toujours à la lettre aujourd’hui. Après avoir choisi l’institution qui l’intéresse, le documentariste tourne en équipe très réduite – un caméraman, un technicien pour recharger les bobines et un preneur de son – et récolte des dizaines d’heures de rushes, sans jamais intervenir. Il n’y a pas non plus d’interviews, de commentaires, de lumières ni de musiques additionnelles dans l’œuvre de Wiseman : la réalité est montrée dans son plus simple appareil, dans sa plus pure vérité. Évidemment, cette méthode requiert un travail considérable de montage, unique et discrète trame narrative de ses documentaires, à laquelle Frederick Wiseman peut s’appliquer pendant plusieurs mois, avant de recommencer aussitôt – le réalisateur dévoilant près d’un film chaque année depuis 1967.

Si Frederick Wiseman a souvent abordé des thèmes sociaux – la délinquance à Harlem, un hôpital à New York ou encore un tribunal pour enfants dans Juvenile Court (1973) – il réalise dès le début des années 80 des documentaires plus légers. Model (1980) puis The Store (1983) interrogent la société de consommation à travers une agence de mannequins et un grand magasin, Racetrack (1985) plonge dans l’univers des courses de chevaux et Aspen (1991) chronique la vie quotidienne de la plus célèbre station de ski des États-Unis.

 

Sans jamais les magnifier, Frederick Wiseman a également affiché à maintes reprises son amour pour les artistes. Les danseuses de l’American Ballet Theater de New York, de l’Opéra de Paris ou du Crazy Horse, mais aussi les comédiens de la Comédie-Française en 1996, où il rencontre l’actrice Catherine Samie – qu’il fera tourner dans son unique long-métrage de fiction La Dernière Lettre (2002), histoire d’une médecin juive dans un ghetto ukrainien pendant la Seconde Guerre mondiale. Si l’on aurait été curieux de voir Frederick Wiseman apporter plus souvent à la fiction son regard humaniste et les ambiances parfois glaçantes qu’il a filmé tout au long de sa carrière, on peut se consoler en retrouvant la patte si singulière du documentariste chez les plus grands cinéastes comme Miloš Forman et son asile psychiatrique de Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) ou chez le génie visionnaire Stanley Kubrick qui, de son propre aveu, s’est inspiré des camps d’entraînement de Basic Training (1971) pour tourner la première partie de son chef d’œuvre sur la Guerre du Viêt Nam Full Metal Jacket (1987). 


 

City Hall (2020) de Frederick Wiseman, en salle.