De Shanghai à Vancouver, des individus sont connectés par le rêve
Déjà connu pour ses publicités – notamment celle du MacBook Pro d’Apple en 2017 – l’Argentin Juan Cabral signe un premier long-métrage tendre et envoûtant sur deux hommes aux vies liées alors qu’ils habitent de part et d’autre du globe. Il est disponible en exclusivité sur Mubi.
Par Chloé Sarraméa.
Certains films sont comme des câlins. Ils sont si doux qu’ils vous enrobent dans une atmosphère protectrice, comme si les images vous cajolaient dans un édredon de plumes. Her de Spike Jonze est de ceux-là : la voix de Scarlett Johansson y résonne comme une berceuse et les buildings de Los Angeles y apparaissent chaque fois comme un mirage dessinant un horizon radieux… Avec une ritournelle enlevée, des plans sublimes sur la montagne canadienne et d’autres sur les gratte-ciels enfumés d’une mégalopole chinoise, le premier long-métrage de Juan Cabral, Two/One, est lui aussi un voyage réconfortant vers le pays des rêves.
Une esthétique ultra léchée
Le film s’ouvre sur un enchaînement de gros plans très saccadé, interpellant (voire dérangeant) d’abord pour son esthétique ultra léchée digne des clips de musique à gros budget ou des réclames pour des grands groupes américains. La référence n’est pas anodine : Juan Cabral a débuté comme réalisateur de courts-métrages publicitaires pour Apple (Mac Book Pro en 2017), Ikea (2014) ou la marque de chocolat anglais Cadbury (avec une campagne à 6 millions de livres incluant un gorille et le tube In The Air Tonight de Phil Collins…). Ici, il entrecoupe des moments de la vie quotidienne de deux hommes habitant de part et d’autre de la planète. Kaden (interprété par Boyd Holbrook, star de la série Narcos) est canadien et vit à Vancouver, où il s’entraîne tous les jours au saut à ski, discipline dans laquelle il a autrefois été le meilleur. Khai (Yang Song) est chinois, basé à Shanghai où il gravit sans cesse les échelons dans une grosse entreprise de communication mais se sent irréductiblement seul.
À première vue, rien ne semble lier les deux individus. Le premier est un athlète de haut niveau vieillissant et en passe d’être éclipsé par une nouvelle génération de sportifs qui n’ont pas, comme lui, à résoudre des problèmes familiaux – l’amour de jeunesse de Kaden refait surface après dix ans de séparation mais mariée et mère de deux enfants tandis que son père, 70 ans, décide subitement de divorcer de sa femme. Le second est de ces chinois riches mais malheureux, qui passent leur vie dans les transports (en somnolant ou en jouant à des jeux en ligne) et à épier les sites de charmes afin de pimenter un ordinaire morose.
Des doppelgänger unis par le sommeil
Comme un puzzle géant qui prend forme doucement, la mise en scène de Juan Cabral lie peu à peu les deux hommes via un canal immatériel, le plus insaisissable de tous : les rêves. Lorsque que Kaden dort, Khai s’éprend de la femme qu’il espionnait autrefois sur un site pornographique – rencontrée, par miracle, au travail… et quand ce dernier tombe à son tour dans les bras de Morphée, son alter ego canadien couche avec celle qu’il a autrefois aimée, faisant renaître une idylle devenue impossible. Les deux hommes, qui ne se sont jamais rencontrés et ignorent tout l’un de l’autre, ne peuvent donc pas vivre si l’autre meurt, doivent être éveillés si l’autre sommeille et s’amouracher de femmes que tout (ou presque) oppose mais au même moment… le tout dans un enchaînement subtil de plans qui ne perdent jamais le spectateur dans l’axe Shanghai-Vancouver.
En utilisant cette thématique si chère au cinéma, celle des doppelgänger (c’est-à-dire des alter egos), le cinéaste argentin signe un long-métrage qui s’éloigne pourtant (et c’est tant mieux) des fictions qui explorent la figure du double. Tandis que beaucoup de films et de séries l’utilisent à dessein fantastique – notamment le récent show HBO The Outsider, inspiré d’un roman de Stephen King, qui dépeint les horreurs commises par une créature revêtant l’apparence d’hommes sans histoires –, Juan Cabral dénote et nous embarque dans un monde tangible et apaisant où songe et réalité se confondent. Comme Spike Jonze, qui nous suggérait dans Her qu’une histoire d’amour est possible entre un homme et une intelligence artificielle, le réalisateur de Two/One rend légitime – l’espace d’un instant – ce que tous fabulent en secret : quelque part de l’autre côté de la planète, se trouve forcément notre alter ego.
“Two/One” (2019) de Juan Cabral, disponible sur Mubi.