Rencontre avec Sophie Letourneur, la réalisatrice qui dissèque le couple
À l’occasion de la sortie en salles de L’Aventura ce mercredi 2 juillet 2025, Numéro a rencontré Sophie Letourneur, la réalisatrice française qui disséqué l’ébullition du quotidien du couple plutôt que la grandiloquence qui caractérise trop souvent les productions cinématographiques contemporaines.
propos recueillis par Jordan Bako.
L’Aventura, le nouveau film de Sophie Letourneur
Elle fait partie des cinéastes hexagonales à suivre de près… Avec le film L’Aventura, qui sort au cinéma ce mercredi 2 juillet 2025, l’actrice et réalisatrice française Sophie Letourneur poursuit un périple à travers la Botte, initié deux ans plus tôt avec Voyages en Italie (2023). Au milieu des valises, glacières et jouets pour enfants, elle nous emporte au sein d’une famille recomposée, parcourant ensemble de sublimes paysages italiens.
Dans ce road movie ultra réaliste présenté au Festival de Cannes 2025 dans la section ACID, la réalisatrice de 47 ans esquisse avec délicatesse les fissures qui peuvent se créer au sein d’un foyer. Aussi bien les lézardes qui se creusent entre les membres d’un clan que celles que l’on trouve en soi, provoquées par inadvertance par ceux qui nous sont chers. Rencontre avec une réalisatrice qui a le don pour disséquer les joies et les maux du couple.

L’interview de Sophie Letourneur, réalisatrice du film L’Aventura
Numéro : Dans L’Aventura, on vous suit une nouvelle fois au pays de Dante après Voyages en Italie… Cette destination vous est-elle chère ?
Sophie Letourneur : Le choix s’est fait naturellement parce que ces deux films sont écrits à partir de deux voyages que j’ai faits en 2016 en Italie. J’ai repris le même parcours que dans mes vrais voyages. Et d’ailleurs, j’y fais référence dans Voyages en Italie lorsque je dis “Encore l’Italie !”
On retrouve également Philippe Katerine dans ce nouveau film. Qu’est-ce qu’il vous inspire chez lui ?
Je ne connaissais pas personnellement Philippe Katerine avant de lui demander de jouer le film. Par contre, je suis très fan de ses chansons depuis que je suis jeune. C’est un artiste que j’admire énormément parce qu’à mes yeux, c’est un artiste total. J’adore ses dessins et surtout sa voix. En réalisant Voyages en Italie et L’Aventura, je voulais un personnage masculin qui soit capable d’exprimer par la voix, quelque chose d’un peu double, d’inattendu et même de féminin. Et je trouve qu’il y parvient très bien. Aujourd’hui, je peux dire que j’adore ce qu’il est dans la vie en général. C’est quelqu’un d’extrêmement doué qui réussit un tour de force : être populaire, tout en étant radical. Il en manque des personnes comme lui.

“Le concept d’autofiction est une idée que l’on utilise à tort et à travers pour définir les œuvres produites par des femmes.” Sophie Letourneur
Votre cinéma semble être très personnel… Est-ce de l’autofiction ?
Je ne pense pas me définir par l’auto-fiction. À mes yeux, c’est un concept que l’on utilise à tort et à travers pour définir les œuvres produites par des femmes. Journal intime (1993) de Nanni Moretti et certains films de Woody Allen sont aussi de l’autofiction. Mais dès qu’une femme va adopter une démarche plus personnelle, son récit est automatiquement relégué au registre de l’autofiction ou du journal intime. C’est une tradition parce que même en littérature, des femmes écrivaient sur leurs vies personnelles. Mais je ne trouve pas que ce soit un terme pertinent pour me définir moi ainsi que mon cinéma.
Quel terme serait plus approprié pour caractériser votre cinéma selon vous ?
Je ne sais pas si j’utiliserai un terme en particulier. Je m’inspire de choses que j’ai vécues en les retravaillant, en les faisant passer par d’autres personnes lors de la fabrication et de l’écriture du film. Peut-être que c’est moins maquillé que pour d’autres films qui sont aussi des autofictions…
“Je tends un peu le bâton pour me faire battre en jouant dans mes propres films.” Sophie Letourneur.
Votre cinéma se caractérise également par un goût du quotidien, une volonté de le représenter sans en faire trop, mais toujours avec une certaine forme de burlesque…
Tout part, selon moi, de l’envie de mettre en scène une situation particulière. Ce n’est pas quelque chose qui se produit de façon articulée en moi, mais plutôt une espèce de pulsion d’envie de créer, de grossir par la caméra, le détail d’une chose que j’ai vue… J’ai l’impression que dans mes films, même si on peut croire qu’il ne se passe rien, il se passe quelque chose d’énorme. Parce que quoi de plus grand que les liens de la famille, que les affects, que les souffrances que l’on peut avoir dans sa famille ? Pour moi, c’est important de trouver, dans la mise en scène, le jeu et le montage le juste équilibre entre ce qui est de l’ordre du matériel et ce qui est de l’ordre de l’étrange, du décalé, du subjectif.
Vous mettez le ressenti au cœur de vos films…
À mes yeux, ce n’est pas juste une thématique, c’est dans ma nature. Je pense que je fais plus un cinéma du sensoriel. Un cinéma des affects qui me traversent plutôt qu’un cinéma trop littéraire ou intellectuel. Lorsque je filme, j’essaie de rester au plus près du ressenti, peut-être un peu à la manière d’un peintre… Pour moi, le cinéma, c’est un moyen de mélanger les sons et les images pour de rester dans le concret. C’est vraiment un art où tout peut se conjuguer. Il peut donner à lire, à voir et à ressentir une complexité qui serait peut-être emprisonnée peut-être dans des mots. Si je devais écrire sans tourner, j’ai l’impression que j’enfermerais les choses et je les simplifierais à outrance… Alors qu’au cinéma, j’aime le fait qu’il y ait tout et son contraire réunis.

“Lorsqu’on est une femme, c’est compliqué d’aller au-delà du troisième long-métrage.” Sophie Letourneur
Avec cette trilogie, vous vous inscrivez dans une lignée de réalisatrices qui incarnent le premier rôle de leurs films…
Je tends un peu le bâton pour me faire battre en jouant dans mes propres films. On pourrait penser qu’il n’y a pas de travail, que je ne joue rien de plus que ma propre vie. Et c’est clair que si j’avais demandé à une actrice de jouer mon rôle, j’aurais peut-être eu moins de critiques de personnes qui pensent qu’il n’y a pas de réflexion derrière mes longs-métrages. Mais pour moi, c’est important.
Quelles libertés vous permet le fait de jouer dans vos films ?
En me plaçant dans mon film, c’est plus facile de le diriger de l’intérieur, de s’adresser aux autres acteurs dans une scène. Un film, c’est vraiment quelque chose qu’on élabore à plusieurs. Il faut que tout le monde comprenne ce que j’ai en tête. Et c’est plus facile à transmettre lorsque je suis moi-même dans la scène. Mais ce n’est pas pour autant que je me prends trop au sérieux ! L’Aventura est bien évidemment une comédie, donc je pense que j’ai un rôle plutôt burlesque dans mes films…

“Avec le côté glamour du cinéma, on peut oublier qu’on travaille énormément.” Sophie Letourneur.
De Charlotte Le Bon à Noémie Merlant, on assiste au déferlement d’une vague d’actrices francophones qui deviennent réalisatrices. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
À vrai dire, je ne sais pas ce que j’en pense. Mais si ça peut aider à trouver des financements lorsqu’on s’est déjà démarquée dans le système… Peut-être que les femmes qui ont réussi à trouver leur place dans l’univers du cinéma peuvent plus facilement trouver des financements pour leurs œuvres… Et c’est tant mieux pour elles parce que non seulement, cela ne nuit pas à la qualité de leur travail. Mais surtout, cela doit être très dur d’être actrice et de dépendre du désir de l’autre en permanence…
À ce sujet, vous participiez récemment à l’évènement Elles sont là pour rester au Forum des images, à Paris, qui célébrait justement les femmes réalisatrices. Que représente cette initiative à vos yeux ?
Cet évènement est intéressant parce que lorsqu’on est une femme, c’est compliqué d’aller au-delà du troisième long-métrage. C’est beau de se dire que certaines femmes ont réussi à continuer de faire des films. Et si ça peut donner du courage à des jeunes filles pour faire des films, c’est tant mieux. Puis, en tant qu’artiste, on ne revoit pas nos propres films en règle générale. On enchaîne les tournages… J’ai apprécié le fait que l’événement montre les choses sous une perspective différente, qu’il donne un éclairage sur une recherche plus globale. Par exemple, j’ai assisté à unemasterclass géniale de François Bégaudeau, qui m’a beaucoup fait réfléchir à mon travail et aux raisons pour lesquelles je fais des films…

“Je n’ai jamais maquillé mes acteurs ou mes actrices.” Sophie Letourneur
Qu’avez-vous tiré de cette masterclass ?
Beaucoup d’idées m’ont traversée mais je pense que le point essentiel que j’ai gardé, c’est celui de la vie domestique. Surtout la vie domestique des femmes qui ont des enfants. Certains pourraient dire que je tourne des films chez moi. Mais au final, est-ce que ce n’est pas la seule solution ? Pour moi, c’est très compliqué de tout mener de front : de trouver l’espace d’être une artiste. Parce qu’avec le côté glamour du cinéma, on peut oublier qu’on travaille énormément. Il ne faut pas avoir peur de la masse de travail. Et je me suis dit que filmer la vie domestique, c’est faire ce qui est possible pour moi. Concilier ma vie de femme et de mère en faisant de films avec ce que j’ai tout de suite autour de moi.
À travers vos personnages féminins, vous explorez souvent la vie de femmes à rebours de l’aspect trop lisse que l’on reproche parfois au cinéma…
Pour La Vie au Ranch [premier long-métrage de Sophie Letourneur, sorti en 2009, ndlr], je me souviens que j’avais eu des critiques sur les cheveux des actrices ! C’est vrai que je travaille sans maquillage : je n’ai jamais maquillé mes acteurs ou mes actrices. Mais c’est aussi dû au fait que j’ai beaucoup filmé des gens très jeunes. Ils n’avaient pas besoin de maquillage ! Et au-delà de cela, je trouve ça plus beau l’absence de make-up. Ça m’émeut ! Par exemple, quand je vois dans L’Aventura, les cheveux de Philippe Katerine volent un peu au vent. Donc certes, j’ai l’air très fatiguée dans le film. Mais pour moi, c’est important d’être juste dans la mise en scène. C’est une question cruciale concernant la représentation des femmes et des hommes, parce que dans Voyages en Italie, on m’avait suggéré d’enlever les poils de Philippe ! Mais la plupart des hommes ont des poils ! Cela ne correspond pas à l’image lisse que certains voudraient voir à l’écran… Mais je ne vois pas pourquoi ce serait dégoûtant ou sale, comme certains pourraient le penser… J’espère que cela pourra contribuer à libérer les gens de diktats qui les acculent.

“Lorsqu’on compare les productions contemporaines avec celles des années 70, c’est comme si la Nouvelle Vague n’était jamais survenue.” Sophie Letourneur
Une suite de L’Aventura est déjà en préparation, intitulée Divorce à l’Italienne. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
J’ai déjà commencé à amasser de la matière pour écrire un scénario. Mais avant cela, je prévois de faire un autre long-métrage entre les deux, un film d’action. C’est une tout autre direction pour moi où je prévois d’aller, car je vais jouer à fond avec les codes de la fiction. Mais ce n’est pas sans lien avec Divorce à l’Italienne parce que dans ce dernier, je veux parler de la fabrication des films. Je veux faire un film dans le film. Mais dans ce prochain projet, j’essaie de croiser narrations et vécus, de tourner autour de cette question de la possibilité de la fiction dans l’industrie du cinéma…

Quel regard portez-vous sur le cinéma contemporain ?
C’est compliqué de faire des films aujourd’hui, de défendre des projets qui sortent du formatage du scénario et des financements. On a toujours la même recette : les mêmes acteurs, les mêmes montages… Et j’ai l’impression qu’on vogue vers une ère où les films se ressemblent de plus en plus. Lorsqu’on compare les productions contemporaines avec celle des années 70, c’est comme si la Nouvelle Vague n’était jamais survenue… J’essaie de continuer à proposer quelque chose de toujours différent.
L’Aventura (2025) de Sophie Letourneur, au cinéma le 2 juillet 2025.