Qui est Artavazd Pelechian, le cinéaste qui écrit ses films comme des poèmes ?
Le cinéaste arménien vénéré par Jean-Luc Godard présente jusqu’au 30 mai son nouveau film, La Nature, à la Fondation Cartier. Il aura fallu vingt ans à ce maître du montage pour donner naissance à ce fulgurant poème sur les rapports de l’homme à son environnement.
Par Jean-Michel Frodon.
Vingt-sept ans après ce qui avait semblé être son dernier film, Artavazd Pelechian revient. Avec sa nouvelle réalisation, présentée en première mondiale à la Fondation Cartier, à Paris, le cinéaste, coutumier des gestes radicaux, pousse encore plus loin la mise en œuvre de cette pensée du rapport au temps qu’il a développée : le montage à distance. Un bon quart de siècle, d’un siècle à l’autre, produit à un degré inouï des effets poétiques d’association et de suggestion qui caractérisent l’auteur des Saisons (1975) et de La Nature (2020), les œuvres présentées boulevard Raspail en contre-point de l’exposition de Sarah Sze.
Au début était Au début (1967). À 29 ans, le réalisateur originaire d’Arménie soviétique, alors étudiant au VGIK, l’institut d’études cinématographiques de Moscou, a déjà tourné deux très beaux courts-métrages, La Patrouille de montagne (1964) et La Terre des hommes (1966). Ce sont des propositions d’un réalisateur talentueux, mais ce n’est pas encore du Pelechian. Avec Au début commence véritablement la composition complexe et rigoureuse, méthodique et éruptive d’un grand œuvre. Celui-ci, de 1967 à 1993, comporte sept titres qui, réunis, durent deux heures. Cet ensemble, entièrement en noir et blanc à l’exception des sept minutes du dernier, Vie, est totalement dépourvu de dialogues ou de commentaires. Les images (accompagnées de leurs sons ou pas) et les musiques qui le composent existaient avant la réalisation de ces films. On dit found footage, terme qui ne rend pas justice à la production extraordinairement composée des éléments visuels et sonores qui, chaque fois autour d’un thème, constituent une sorte de marqueterie en mouvement, un système organique d’échos sensoriels, grâce à une utilisation sans équivalent du montage. Dans la lignée des grands artistes penseurs soviétiques de la question (Eisenstein, Vertov, Koulechov, Poudovkine), Pelechian a développé sa propre approche, synthétisée dans un texte de référence, “Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance” paru dans la revue Trafic n° 2 (printemps 1992).
Composés autour de la communauté humaine (Nous, 1969), des animaux (Les Habitants, 1970), de la nature (Les Saisons), de la technologie et de la tentative de s’arracher à la planète (Notre siècle, 1982) puis du binôme mort et vie (Fin, 1992, et Vie, 1993), chacun des films mobilise une multitude de sensations et d’associations mentales, dans des registres émotionnels très variés, de l’émerveillement onirique au calembour critique, de la terreur à la sérénité. Cette poétique du montage place à partir des années 90 Pelechian parmi les grands artistes contemporains du cinéma. L’ensemble de ses réalisations relève de cet art combinatoire, rythmique et allusif, qui organise chacun des titres. Cherchant un langage hors de l’ordre du discours, comme il l’indique à Jean-Luc Godard au terme d’une rencontre mémorable où l’homme de Rolle salue l’homme d’Erevan en lui disant : “Vos films m’ont paru ne venir que du cinéma” (dans Le Monde du 2 avril 1992), il élabore une méditation “cosmique” qui embrasse l’ensemble des êtres sublunaires dans la complexité de leurs relations.
C’est à ce titre qu’il faut considérer la place et les puissances de La Nature. Très lentement conçu (la commande de la Fondation Cartier et du ZKM de Karlsruhe date de 2005) et à l’heure où la pensée de ce qu’on nomme “environnement” a complètement muté (selon des voies fort éloignées de là où vit et travaille Pelechian comme de ses racines esthétiques et intellectuelles), ce film, le plus long jamais composé par son auteur (1h02) est centré sur la force de ce que les modernes ont appelé la nature (par opposition à la culture). Ce fulgurant poème audio et visuel en déploie la souveraine beauté et les innombrables fureurs ravageuses, volcans et tsunamis, typhons et méga-feux ; il se fait prophétie d’apocalypse, prenant tout son sens en réponse aux autres réalisations. D’où la judicieuse idée de le montrer en vis-à-vis des Saisons, même si c’est toute l’œuvre préexistante qui ferait sens, particulièrement l’inaugural Au début, élaboré à partir des séismes historiques, anthropocentrés, des guerres et des révolutions.
Artavazd Pelechian, La Nature, du 19 au 30 mai à la Fondation Cartier, Paris 14e.
À lire : Artavazd Pelechian, une symphonie du monde, sous la direction de C. Déniel et M. Vappereau, éd. Yellow Now (2016).