Melvil Poupaud : “L’art contemporain est un sujet de cinéma idéal parce qu’il est plein de contradictions”
Dans Les Règles de l’art, Melvil Poupaud prête ses traits à un horloger discret embarqué dans un vol d’œuvres d’art rocambolesque, inspiré d’un célèbre fait divers. Face à Sofiane Zermani, il dévoile un pan plus comique et inattendu de sa palette de jeu. L’occasion pour le brillant acteur de revenir, en entretien, sur ce rôle d’escroc maladroit, mais aussi sur son goût pour les personnages en décalage.
propos recueillis par Nathan Merchadier.
Un acteur révélé chez Raoul Ruiz et Éric Rohmer
Sémillant quinquagénaire, Melvil Poupaud dispose d’une longue et belle carrière derrière lui. Capable de se glisser avec la même aisance dans tous les rôles, il a commencé le cinéma à l’âge précoce de onze ans (dans le film La Ville des pirates de Raoul Ruiz en 1983, puis L’Île au trésor, 1985).
Si, parmi toute sa palette de personnages, on se souvient de de son apparition magnétique chez Rohmer (Conte d’été en 1996) et de son rôle de quadragénaire s’éprenant d’une femme de vingt ans son aînée incarnée par Fanny Ardant dans Les Jeunes amants (2020), c’est surtout sa prestation bouleversante dans le long-métrage Laurence Anyways (2012) de Xavier Dolan qui a marqué les esprits. Un film puissant dans lequel il aborde de manière sensible le thème de la transidentité.
Une performance remarquée dans Laurence Anyways
En 2023, Melvil Poupaud a incarné le comte du Barry dans le film polémique de Maïwenn, Jeanne du Barry, présenté en ouverture du Festival de Cannes, et dans un tout autre registre, il était à l’affiche du film L’Amour et les Forêts (2023) avec l’actrice césarisée Virginie Efira. Ensemble, ils dépeignent la vie d’un couple menacé par les réactions disproportionnées d’un mari violent et manipulateur.
Durant 1h45, s’enchaînent des scènes d’une violence troublante et presque palpable, servies par un jeu d’acteurs millimétré et un scénario (inspiré du roman éponyme d’Éric Reinhardt) très justement réfléchi par la réalisatrice Valérie Donzelli. Dans le rôle de pervers narcissique, le brun ténébreux séduit à l’écran et ne cesse de confirmer son immense talent.
Melvil Poupaud, anti-héros attachant du film Les Règles de l’art
Melvil Poupaud revient là où on ne l’attend pas forcément. Cette semaine, il est à l’affiche du film Les Règles de l’art, un long-métrage inspiré d’un célèbre vol au musée d’Art moderne de la ville de Paris survenu en 2010. À l’époque, cinq œuvres de maîtres — dont un Modigliani — se sont volatilisées, pour un préjudice estimé entre 50 et 100 millions d’euros. Le film revisite cette affaire hors normes à travers un tandem inattendu.
Melvil Poupaud campe alors un expert en horlogerie introverti, embarqué bien malgré lui dans un trafic d’art de haut vol orchestré par un Sofiane Zermani impressionnant en escroc flamboyant. Entre le polar et la comédie d’auteur, Les Règles de l’art s’amuse des contrastes, joue sur les registres et offre à Melvil Poupaud un rôle à contre-emploi, loin des figures très cérébrales qu’il a souvent incarnées.
L’acteur s’y révèle plus vulnérable, plus burlesque aussi, sans jamais perdre en justesse. À l’écran, son duo avec Sofiane Zermani fonctionne à merveille et le pari de la comédie s’avère pleinement réussi. Entretien avec un comédien qui, film après film, continue de brouiller les pistes.
L’interview de Melvil Poupaud, star du film Les Règles de l’art
Numéro : Vous êtes actuellement à l’affiche du film Les Règles de l’Art. Comment vous a-t-on présenté ce projet ?
Melvil Poupaud : Je connaissais déjà Dominique Baumard (Les Méchants, Le Contretemps), le scénariste et réalisateur. On avait failli bosser ensemble et j’aimais beaucoup sa façon de raconter des histoires. Ce qui m’a plu dans Les Règles de l’art, c’est le mélange de genres. C’est à la fois un film de braquage, une comédie et une bromance inattendue entre deux personnages opposés. Dominique voulait faire un vrai film de cinéma, pas une comédie bâclée. Et puis c’est inspiré d’une histoire vraie assez dingue, qui soulève une question pertinente : “Quelle valeur donne-t-on à une œuvre d’art ?”. Quand mon personnage détruit les tableaux, c’est comme s’il commettait un sacrilège.
Dans ce long-métrage, vous incarnez un expert en art très timide et peu sûr de lui. Comment êtes-vous entré dans la peau de ce personnage ?
Comme souvent, tout a commencé par le costume. J’ai voulu donner à ce personnage un côté un peu clownesque, presque chaplinesque : pantalon trop large, bretelles, casquette de travers… Des détails qui influencent tout de suite la posture, le corps. Je voulais qu’il soit maladroit, mais très mobile, un peu à la manière de Pierre Richard. J’ai aussi regardé des comédies italiennes des années 60 dans lesquelles jouent des acteurs comme Alberto Sordi ou Marcello Mastroianni. Ces comédies faisaient rire tout en disant quelque chose de profond sur la société. C’est ça que j’ai essayé d’incarner, en faisant confiance au corps plus qu’au mental. Et en m’ajustant aussi à la direction du réalisateur, qui peu à peu, a trouvé le ton juste entre polar et burlesque.
Vous donnez la réplique à Sofiane Zermani, qui incarne un personnage très éloigné du vôtre. Lorsqu’il est question d’amitié, les opposés s’attirent-ils toujours ?
Je ne sais pas si les opposés s’attirent toujours. Mais dans le film, mon personnage est clairement fasciné par celui d’Éric Moreno, joué par Sofiane. C’est un peu comme à l’école : quand le chef de bande s’intéresse à toi et te prend sous son aile. Il y a quelque chose de l’ordre du coup de foudre amical. Mon personnage sent que cette rencontre peut le sortir de son quotidien un peu terne. C’est sa femme qui travaille, lui s’occupe des enfants… Mais plus il essaie de prendre de la place, plus il se perd. Le personnage de Sofiane symbolise parfaitement ce type de mecs magnétiques, un peu dangereux, qui te font miroiter une vie de luxe, de fêtes… C’est aussi ça, le cœur du film : l’histoire d’un homme qui se laisse happer par un monde qui n’est pas vraiment fait pour lui.
“L’art contemporain est un sujet de cinéma idéal parce qu’il est plein de contradictions.” Melvil Poupaud
Le film s’inspire d’un fait divers. Comment vous êtes-vous documenté sur ce célèbre vol survenu au musée d’Art moderne de Paris ?
Je ne me suis pas vraiment plongé dans les faits réels même si certains passages du film en sont directement inspirés. Mais moi, j’ai préféré m’éloigner de la réalité pour créer un personnage plus naïf. Je ne cherche pas l’imitation, car ce n’est pas là-dedans que je suis le meilleur. Je préfère inventer. À mes yeux, chaque rôle est une création, même s’il résonne parfois avec des parts de nous-mêmes.
Ces dernières années, on a vu fleurir de nombreux films mettant en scène le monde de l’art (Voleuses, Un coup de maître). Pourquoi d’après-vous l’art est-il aussi cinématographique ?
L’art contemporain, c’est un sujet de cinéma idéal parce qu’il est plein de contradictions. On imagine l’artiste comme une figure pure, presque mystique, guidée par l’inspiration… Et pourtant, ce milieu est aussi un gros business. Il y a les collectionneurs, les milliardaires, les jeux de pouvoir. C’est un univers à la fois sacré et corrompu, où l’on passe de l’atelier à la fondation privée. Ces antagonismes et ces paradoxes offrent une matière très riche pour la fiction.
Dans ce film, vous avez des allures comiques. Est-ce un terrain de jeu dans lequel vous aimez évoluer ?
Comme tout le monde, j’aime regarder une bonne comédie pour me détendre. Mais souvent, je décroche rapidement : c’est mal écrit, mal réalisé, et ça ne tient que sur la performance d’un acteur, ce qui ne suffit pas à mes yeux. Cela dit, quand c’est bien fait, comme certaines productions avec Jonathan Cohen (que je trouve brillant), j’adhère complètement. En tant qu’acteur, la comédie m’attire de plus en plus, mais pas à n’importe quel prix. Il faut que le film soit solide, avec un ton spécial et une vraie mise en scène. J’aime aussi les comédies américaines, notamment celles avec Will Ferrell. Mais le vrai défi avec ce genre, c’est qu’il vieillit mal. L’humour change vite, et des films qui me faisaient rire avant ne fonctionnent plus forcément aujourd’hui — ni sur moi, ni sur ma fille.
“Je n’ai jamais été violent dans la vie, mais au cinéma ça me plaît de l’être. Il y a un côté libérateur de certaines tensions que l’on a tous dans notre quotidien”. Melvil Poupaud
En 2023, vous incarniez, dans un tout autre genre, un personnage très manipulateur dans L’Amour et les Forêts…
J’ai trouvé que cet homme atroce avait beaucoup de complexité et qu’il n’était pas qu’une simple caricature. Ce personnage dont on a tous entendu parler était très documenté. Je ne me suis pas identifié à lui, car il va beaucoup trop loin, mais j’ai trouvé cette histoire importante à raconter, parce qu’on a tous, à un moment ou un autre, flirté avec ce genre de comportements, sans être pour autant des pervers narcissiques ou des criminels. J’ai trouvé que c’était à la fois un rôle extrême de “super méchant” et un rôle réaliste. J’aimais aussi beaucoup le travail de Valérie Donzelli, qui est aussi elle-même une très bonne actrice. J’ai donc imaginé qu’elle allait bien nous diriger, car elle sait parler aux acteurs et qu’elle a ses rôles bien en tête.
Vous aviez déjà tourné avec Virginie Efira dans le film Victoria (2016). Cela vous a-t-il aidé pour jouer un couple dans L’Amour et les Forêts ?
Je pense que le fait que nous soyons proches dans la vie et que nous nous connaissions bien a cassé beaucoup de barrières. Même après une scène terrible où je la maltraite dans le film, nous nous tombions dans les bras et nous nous consolions. Nous pouvions ainsi aller très loin sans s’en tenir rigueur. Je n’ai jamais été violent dans la vie, mais au cinéma ça me plaît de l’être, car il y a un côté presque libérateur de certaines tensions que l’on a tous dans notre quotidien. En France, on ne fait pas tellement ce genre de films, mais c’est un peu comme dans un Joker [le film de Todd Phillips avec Joaquin Phoenix, 2019] : un rôle dans lequel tu peux te lâcher dans le côté diabolique du personnage, ce qui libère quelque chose.
“Ça m’a toujours rebuté de répéter la même chose ou de me cantonner à un rôle.” Melvil Poupaud
Que ce soit dans Laurence Anyways (2012) de Xavier Dolan, où vous abordez la transidentité, dans Les Jeunes amants (2020), où vous sortez avec une femme plus âgée, vous semblez avoir un penchant pour les personnages qui sortent des sentiers battus…
Ça m’a toujours rebuté de répéter la même chose ou de me cantonner à un rôle. Quand j’étais plus jeune, j’étais mignon donc on aurait pu me cantonner au rôle de jeune premier. J’ai toujours vu cela comme un piège et j’ai essayé de le déjouer pour avoir une palette de jeu plus large. Rétrospectivement, je pense que c’était un bon choix, car aujourd’hui, on me propose des rôles très différents. Plus mon image est éclatée et multiple, plus je trouve cela intéressant et fidèle à la réalité. J’attends des rôles qui vont m’inspirer, et des réalisateurs qui vont me transporter. Je ne guide pas ma barque en réfléchissant réellement à là où je vais.
Au micro de France Inter, vous disiez récemment avoir pris plaisir à jouer le ridicule. Est-ce une émotion ou un trait de personnalité difficile à retranscrire en tant qu’acteur ?
Ce qui est difficile, c’est de réussir à se détacher du regard des autres. Quand on est plus jeune, on peut avoir peur d’être ridicule ou simplement de ne pas être à la hauteur. Mais avec l’expérience et un peu plus d’assurance, on apprend à lâcher prise. Le ridicule devient alors un terrain de jeu. Ce n’est pas une fin en soi, mais une manière de se connecter à un personnage, de l’habiter pleinement. Et souvent, c’est ça qui touche le public : ce mélange de maladresse, d’audace et de sincérité. Dans Les Règles de l’art, mon personnage fait des choix absurdes, il se laisse embarquer dans une histoire qui le dépasse, mais il garde une forme de naïveté qui le rend attachant. On rit de lui, parfois, mais surtout on rit avec lui. C’est là que le ridicule devient une vraie force de jeu.
Fin 2024, vous étiez à l’affiche de la série Dans l’ombre avec Swann Arlaud. Comment s’est déroulé ce tournage ?
C’était un tournage passionnant, parce qu’on entrait dans un univers très codifié, celui de la politique, avec ses jeux d’influence, ses masques, ses stratégies. Jouer un homme politique demande une sorte de double registre : il faut à la fois inspirer confiance, avoir du charisme, mais aussi laisser deviner une part plus trouble, plus calculatrice. Swann Arlaud est un immense acteur, d’une précision folle, et il incarnait parfaitement ce mélange. Et puis la série était magnifiquement dirigée par Pierre Schoeller, qui connaît bien ce monde-là. Rien ne sonnait faux. Même des gens du milieu politique nous ont dit que ça faisait écho à ce qu’ils vivent réellement. C’est rare, cette justesse.
Il me semble que vous exercez, à côté de votre activité d’acteur, celle d’écrivain …
J’ai des périodes où je lis beaucoup et j’ai énormément d’admiration pour les écrivains. Je vois ce que c’est que de savoir écrire, même si je pense que je ne figure pas dans cette catégorie. J’ai écrit des livres, en effet, mais je les vois plutôt comme des textes pour lesquels j’ai fait l’effort que ce soit lisible !
Et vous êtes également musicien…
Dès que j’ai du temps en dehors des tournages et que mon frère est disponible, j’aime faire de la musique. Pour moi c’est un truc de copains, c’est comme quand j’ai accompagné Benjamin Biolay durant l’une de ses tournées. Avec mon groupe qui s’appelle Super8, nous devrions sortir un album d’ici la fin de l’année.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
Actuellement, je travaille sur plusieurs projets intéressants. J’ai tourné dans le film Plus fort que le diable de Graham Guit, un ami avec qui j’avais tourné dans les années 90. J’y donne la réplique à Marine Vacth et Nahuel Pérez Biscayart. C’est un projet un peu déjanté mais très maîtrisé. Ensuite, je suis en plein tournage d’une grosse série pour HBO Max, intitulée Privilèges. J’incarne le patron mafieux d’un hôtel 5 étoiles. C’est un rôle assez amusant, et j’ai vraiment pris du plaisir à le jouer.
Les Règles de l’art, de Dominique Baumard, avec Melvil Poupaud et Sofiane Zermani, au cinéma le 30 avril 2025.