2 nov 2021

Marvel vs cinéma indépendant : la fin d’une ère ?

Le 26 avril dernier, la cinéaste indépendante Chloé Zhao remportait l’Oscar de la “meilleure réalisatrice” pour Nomadland, deux mois après avoir terminé le tournage d’Eternals, le film qu’elle signe pour la franchise Marvel, en salle demain. L’entreprise tentaculaire a-t-elle réussi – ou non – à séduire le cinéma d’auteur américain ?

“Eternals” de Chloé Zhao, avec Angelina Jolie, Don Lee, Salma Hayek.

Si John Cassavetes et Morris Engel vivaient encore, ils rejoindraient sans doute le cercle des cinéastes octogénaires – Coppola, Scorsese et Ken Loach en tête – qui répudient les productions Marvel. Ou succomberaient-ils, comme le fait la chair fraîche de Hollywood, à ce genre de divertissement extrêmement bien ficelé où se rencontrent brillamment marketing et création. Réalisateurs, scénaristes, comédiens… beaucoup d’acteurs du secteur du cinéma indépendant américain se retrouvent à “pactiser avec le diable”, s’investissant dans la saga cinématographique qui fait le plus vendre à travers le monde – la franchise a en effet engendré, depuis son nouveau départ en 2008, plus de dix-sept milliards de dollars de recettes, uniquement grâce à ses vingt et un premiers films (d’Iron Man, sorti en 2008, à Captain Marvel, sorti en 2019). Pourquoi, alors, des têtes prometteuses du cinéma contemporain se rallient-t-elles au mastodonte Marvel, participant à ce que certains dénoncent comme la “marvelisation de Hollywood” ?

 

Hormis l’aspect financier évident – Scarlett Johansson, pilier de l’univers cinématographique Marvel (MCU), était l’actrice la mieux payée au monde, avec cinquante-six millions de dollars en 2019 –, il faut remonter plus de dix ans en arrière pour comprendre les raisons de ce floutage des frontières entre cinéma d’auteur et machine à blockbusters. En 2005, la société derrière les comics Marvel (Marvel Entertainment) décide de prendre en charge elle-même l’adaptation des bandes dessinées plutôt que de les vendre sous forme de licences à des studios historiques hollywoodiens. Le pari est risqué mais consolide la situation financière de l’entreprise, qui est alors en mesure de produire ses propres films. Elle mise sur des personnages peu connus du catalogue – Doctor Strange, Black Panther ou Ant-Man – et, lorsque vient l’heure de réaliser le premier long-métrage du MCU, elle décide de jeter son dévolu sur Iron Man, qui sort en 2008. Même si, à l’époque – selon son réalisateur et producteur Jon Favreau [au média américain Variety] –, l’avenir est incertain et les craintes immenses, le film fait un carton. Le gigantesque prêt contracté auprès d’une banque peut être remboursé et Marvel met en place une stratégie à long terme : transformer les films en triomphes monumentaux. 

Robert Downey Jr. dans « Iron Man” (2008) de Jon Favreau

En 2009, Disney rachète la société pour quatre milliards de dollars et Kevin Feige, son P-DG, reste aux commandes. Décisive dans le succès de la franchise, cette fusion met au monde une immense machine de guerre marketing. Feige décide de faire se rencontrer, dans les films, les super-héros (fait déjà important dans les comics mais ici encore plus exacerbé) et développe, avec Disney, le concept de saga où les histoires sont imbriquées les unes dans les autres et les personnages récurrents. Le cinéma se transforme en business tout-puissant, où des protagonistes sont créés seulement pour générer des goodies – comme le raton laveur Rocket (Bradley Cooper) ou Groot, arbre ultra attendrissant (Vin Diesel), des Gardiens de la Galaxie (2014). Plus valorisant, il devient le reflet de la société américaine : de Black Panther (2018), véritable phénomène qui propose une dimension politique aux films de la franchise en mettant en scène un super-héros noir, à Avengers: Infinity War (2018) où le super méchant Thanos est doté d’une conscience écologique poussée à l’extrême, considérant que le monde ne peut être sauvé que si l’on supprime la moitié des êtres vivants de l’Univers pour rétablir un “équilibre” ; en passant par la série WandaVision (2021), premier programme du genre au sein du MCU, qui radiographie le quotidien pavillonnaire américain et aborde l’impact des sitcoms historiques sur les masses.

 

Cette sorte de “conscientisation” du blockbuster couplée à une écriture très tactique – où la suite de films est pensée comme une série XXL – a mené l’univers Marvel dans un territoire de cinéma unique qui n’est plus tout à fait du simple divertissement mais n’égale toujours pas le 7e art dans sa conception européenne. Qualifiés par Martin Scorsese de “parcs d’attractions”, méprisés par le très engagé Ken Loach, qui les compare à des “productions hamburgers”, les films du MCU ont pourtant, avec le temps, gagné en complexité. D’abord par rapport à l’aspect technique, puisqu’ils peuvent se targuer de produire les meilleurs effets visuels du marché, ensuite, au regard de leur résonance avec les questionnements contemporains… Tandis que Hollywood peine parfois à être représentatif de la société, Marvel évolue avec son temps et prend la question de front : dans La Saga de L’Infini, initiée avec Iron Man en 2008 et conclue avec Avengers: Endgame en 2019, les films mettent en scène de plus en plus de personnages féminins forts. Sans oublier, non plus, l’immense succès connu par Black Panther dans la communauté noire à travers le monde et le carton de Shang-Chi, premier film de super-héros asiatiques sorti le 1er septembre 2021. 

Tony Leug dans “Sang-Chi et la légende des Dix Anneaux” (2021) de Destin Daniel Cretton

Sorte de galaxie en perpétuelle expansion, la franchise américaine est même allée jusqu’à compter dans ses rangs la cinéaste très indé Chloé Zhao. Le 26 avril dernier, cette dernière a remporté l’Oscar de la “meilleure réalisatrice” pour Nomadland, film extrêmement contemplatif qui critique la société américaine en dénonçant sa paupérisation. Comment est-elle parvenue à superviser Eternals, la dernière production Marvel en date ? Selon Variety, la réalisatrice d’origine chinoise aurait été pressentie pour le projet après que Kevin Feige ait vu, en premier montage, son film désormais multi primé. Celui que Ben Affleck qualifie de “plus grand producteur au monde” a compris à quel point le style sobre et délicat de Chloé Zhao, tout comme sa capacité à sublimer les grands espaces américains, serait parfaitement adapté aux effets visuels spectaculaires de Marvel et à l’histoire des Eternals, ces créatures impliquées dans la création de la vie sur Terre. “Parce que c’était un magnifique coucher de soleil, avec des vagues parfaites et de la brume qui montait sur cette falaise géante – quelque chose de vraiment impressionnant”, a-t-il déclaré à propos de Nomadland. La cinéaste, quant à elle, a affirmé avoir été parfaitement entendue par le studio lorsqu’elle a souhaité “faire le film à [sa] manière”. Résultat : Eternals est le seul de l’ensemble des longs-métrages du MCU à mettre en scène des super-héros sourds et homosexuels.

 

Tandis que les auteurs-réalisateurs ont l’habitude de faire des incursions dans diverses franchises ultra bankables – à l’instar de Peter Jackson avec Le Seigneur des anneaux et, plus récemment, Jeff Nichols, bientôt aux commandes du troisième volet de la saga Sans un bruit –, leur nombre, chez Marvel, semble décoller seulement depuis quelques années. Chloé Zhao n’en est pas moins un cas isolé, puisqu’on peut citer avec elle Taika Waititi, dont le second long-métrage Boy a été présenté à Sundance [festival dédié au cinéma indépendant] en 2010. L’auteur de Jojo Rabbit (2019) s’est chargé de démystifier le personnage de Thor, injectant – dans Ragnarok (2017) – de l’autodérision à un super-héros qui se prenait un peu trop au sérieux… Bien que la franchise travaille le plus souvent avec des cinéastes et des scénaristes qui lui sont entièrement dévoués, cette ouverture à des figures du cinéma indépendant prouve la volonté de Marvel de lutter contre la lassitude du public. Et son désir d’investir toujours plus le paysage cinématographique.

 

Eternals (2021) de Chloé Zhao, avec Angelina Jolie, Salma Hayek et Gemma Chan. En salle demain.