Le jour où le jazzman Sun Ra a été enlevé par des extraterrestres
Après vingt ans passés loin des studios, le groupe mythique de free-jazz Sun Ra Arkestra signe son grand retour avec un album baptisé “Swirling”. L’occasion de revenir sur la personnalité cosmique de leur défunt leader et guide spirituel, Sun Ra, qui a posé les bases de l’afrofuturisme et toujours affirmé avoir été enlevé par des extraterrestres…
Par Lucas Aubry.
Plus de vingt-cinq ans après sa disparition, le claviériste, compositeur, chef d’orchestre et poète Herman Poole Blount, alias Sun Ra, rayonne toujours sur la sono mondiale. Désormais guidés par le saxophoniste de 96 ans Marshall Allen, ses disciples du Sun Ra Arkestra continuent de faire vivre son free-jazz expérimental lors d’impressionnants concerts, mélange d’improvisation, de danse, d’incantations mystiques et de transes orchestrées par une dizaine de saxophonistes, trompettistes, percussionnistes, bassistes et guitaristes vêtus de longues robes et de coiffes majestueuses.
Né en 1914 dans un Alabama ségrégationniste gangrénée par le Ku Klux Klan, Sun Ra a très vite cherché à s’émanciper de cette triste réalité en revendiquant des origines mystiques. Dès ses 22 ans, il déclare avoir été emmené sur Saturne par des extraterrestres qui le mettent en face de son destin : faire de la musique pour sauver le monde du Chaos. Après une décennie marquée par son refus de participer à la Seconde Guerre mondiale et un bref séjour en prison pour objection de conscience, Sun Ra quitte le sud raciste pour rejoindre Chicago où il rencontre de nombreux musiciens avec qui il formera plus tard le Sun Ra Arkestra.
Jeune adulte, Sun Ra témoigne d’un intérêt prononcé pour l’égyptologie et les pharaons noirs. Une période de l’histoire assez peu documentée qui suscite tous les fantasmes au sein de la communauté afro-américaine, qui perçoit ce prestigieux passé comme un symbole de puissance et d’espoir au sein d’une société qui les met systématiquement à l’écart. Viennent peu à peu s’ajouter à ces influences le mythe biblique du retour à la Terre promise, qui donne son nom au Sun Ra Arkestra – fusion des termes “orchestre” et “Arche de Noé” – et une fascination pour la conquête spatiale suite au lancement du satellite soviétique Spoutnik dans l’espace en 1957.
Au cours des sixties, les musiciens du Sun Ra Arkestra multiplient les albums, enchaînent les tournées internationales, parvenant à jouer au pied des pyramides de Gizeh, et vivent en communauté dans un appartement de l’East Village à Manhattan. Les légendes du jazz Miles Davis et John Coltrane se joignent régulièrement à eux pour des séances d’improvisation. Très vite, le Sun Ra Arkestra dépasse les frontières de ses influences swing, bebop ou gospel. Le terme de free-jazz lui-même semble trop étriqué pour définir leur musique avant-gardiste, dont les expérimentations ne connaissent aucune limite.
À jamais marqué par son expérience initiatique avec les forces surnaturelles, Sun Ra livre en parallèle des conférences sur “la place de l’homme noir dans le cosmos” à l’Université de Californie, où il fait la rencontre du producteur de cinéma Jim Newman. Ensemble, ils donnent naissance au long-métrage Space Is the Place (1974), qui met en scène le musicien et son orchestre sur une planète perdue dans l’espace, tentant de fonder une communauté où le racisme serait inopérant. Le personnage interprété par Sun Ra se téléporte alors sur la planète Terre pour convaincre les Afro-Américains de le suivre. Dans sa quête, il doit faire face au FBI et à la NASA, qui tentent de le kidnapper. Un polar intergalactique complètement perché empreint d’idées plus sérieuses qui gravitent autour de l’afrofuturisme.
Contre-culture amorcée à la fin des années 60 avec le comics Black Panther de Stan Lee, l’afrofuturisme déconstruit l’histoire pour imaginer d’autres voies souhaitables, des territoires hors de la domination blanche, utilisant les œuvres de science-fiction comme alternative à la logique guerrière des Black Panthers, très en vue après l’assassinat de Martin Luther King. “L’imagination au pouvoir” clamait-on en France ces années-là. Que Sun Ra ait réellement rencontré des extraterrestres n’a alors aucune importance. Le pharaon du jazz a bel et bien habité la planète Terre en simple passager, venu de contrées lointaines pour remplir sa mission : “Faire de la musique pour sauver le monde du Chaos”.
Sun Ra Arkestra, “Swirling” [Strut Records], disponible.