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Rencontre avec Tahar Rahim et Julia Ducournau, duo complice du film Alpha
Primée à Cannes avec Titane en 2021, Julia Ducournau revient au cinéma avec Alpha, son troisième long-métrage. Dans ce drame post-apocalyptique, Tahar Rahim (méconnaissable après avoir perdu 20 kilos) incarne un junkie en phase terminale, face à Alpha, une adolescente rebelle jouée par Mélissa Boros. Numéro a rencontré le tandem qu’il forme avec la réalisatrice pour découvrir les coulisses de ce film à la fois intime et dérangeant, en salles ce mercredi 20 août 2025.
propos receuillis par Nathan Merchadier.
Publié le 19 août 2025. Modifié le 21 août 2025.

Alpha, le nouveau film de Julia Ducournau avec Tahar Rahim et Golshifteh Farahani
La réalisatrice française Julia Ducournau, acclamée pour Grave (2016) et Titane (2021), fait son grand retour au cinéma ce mercredi 20 août 2025 avec Alpha, un troisième long-métrage qu’elle décrit comme “son œuvre la plus personnelle et la plus profonde”. Situé dans un univers post-apocalyptique traversé par l’ombre de l’épidémie du Sida (sans jamais qu’elle soit nommée explicitement), le film (qui a bénéficié d’un acceuil mitigé lors de sa présentation au Festival de Cannes) suit l’évolution d’Alpha (Mélissa Boros), une adolescente rebelle qui vit seule avec sa mère, jusqu’au jour où son monde bascule lorsqu’elle rentre de l’école avec un mystérieux tatouage sur le bras.
Face à elle, Tahar Rahim livre une performance saisissante dans la peau d’Amin, un junkie en phase terminale pour lequel il a perdu près de 20 kilos, tandis que Golshifteh Farahani incarne une mère prise dans la tourmente de cette histoire de filiation et de survie. Numéro a rencontré ce duo intense pour plonger dans les coulisses d’un tournage marqué par la confiance, l’exigence et la communion artistique. Où Julia Ducournau et Tahar Rahim explorent un univers où les liens familiaux, l’amour et la monstruosité se mêlent de façon troublante…
L’interview de Tahar Rahim et Julia Ducournau
Numéro : Alpha est un film viscéral et physique. Qu’est-ce qui vous a respectivement donné envie de collaborer sur ce projet ?
Julia Ducournau : J’ai écrit le film en pensant directement à Tahar Rahim. Pour moi, c’est l’acteur le plus puissant de sa génération, à la fois physique et totalement investi. Le choix s’est imposé comme une évidence.
Tahar Rahim : Quand mon agent m’a appelé pour me dire que Julia voulait travailler avec moi, j’étais surexcité. J’avais adoré Grave dès sa sortie, et plus tard Titane, j’étais d’ailleurs dans le jury qui lui a décerné la Palme d’Or en 2021. Je voyais déjà en elle une cinéaste majeure, avec une capacité rare à élargir son spectre film après film.
Vous vous êtes souvent aventuré dans des rôles complexes, parfois extrêmes (Un prophète, Don Juan, The Serpent). Qu’est-ce qui vous a attiré dans le personnage d’Amin dans Alpha ?
Tahar Rahim : L’émotion. Car Julia y aborde des thèmes intimes avec une intensité différente, plus sensorielle, presque charnelle. En tant qu’acteur, c’était un cadeau de recevoir un rôle aussi complexe. Quand on débute, on rêve de personnages extrêmes, de compositions spectaculaires. Et là, j’avais tout : un rôle exigeant, un corps à transformer, mais aussi une écriture qui allait au-delà, dans la chair et dans le sensible.

“Pendant la préparation, Tahar a perdu beaucoup de poids, mais surtout, il a travaillé avec l’association Gaïa, qui accompagne les toxicomanes à Paris […] Tout ce travail s’est imprimé dans son corps et a nourri ma façon de le regarder.” Julia Ducournau
Le corps, chez vous Julia, est un langage à part entière. Comment avez-vous travaillé ensemble autour de cette thématique ?
Julia Ducournau : Je savais dès le premier jour que l’on pourrait aller très loin, creuser toujours plus profond. Et ça, c’est précieux. Pendant la préparation, Tahar a perdu beaucoup de poids, mais surtout, il a travaillé avec l’association Gaïa, qui accompagne les toxicomanes à Paris. Il est allé à leur rencontre, il les a observés, écoutés, il a partagé des moments avec eux. Tout ce travail s’est imprimé dans son corps et a nourri ma façon de le regarder.
Quelles images de ce personnage aviez-vous en tête lors de l’écriture de ce rôle ?
Julia Ducournau : Dès le départ, je pensais ce personnage comme un “soleil noir” : une figure complexe, traversée de nuances, qu’il ne fallait ni idéaliser ni réduire à la misère. L’idée de l’ange déchu, qui traverse le film, est née en observant son corps changer. À l’image, je l’ai souvent filmé baigné de halos, éclairé par-dessus comme s’il irradiait, pour renforcer cette dimension spirituelle. Un jour, je l’ai vu avec un simple t-shirt, ses omoplates saillaient comme des ailes coupées. C’est là qu’est née l’image finale du film, ce plan où Amin, seul, penché en avant, donne l’impression d’avoir perdu ses ailes. Tout vient de son travail physique, de la manière dont il a incarné cette transformation.

“Je sais comment Julia filme les corps. Elle les rend palpables, vivants, presque microscopiques. Tu ressens les veines, le souffle, le sang qui circule.” Tahar Rahim
Quelles recherches et expériences avez-vous menées pour donner vie au personnage d’Amin et rendre crédible son rapport à la drogue ?
Tahar Rahim : Tout a commencé avec le script, qui était une véritable mine d’informations. Ce qui m’a frappé, c’est sa densité. Il répondait à beaucoup de questions, non seulement de manière explicite, mais aussi de façon implicite, entre les lignes. Ensuite, nous avons visionné des témoignages de toxicomanes et j’ai eu la chance d’aller à la rencontre d’addicts à travers l’association Gaïa à Paris. Cette expérience a été fondamentale : elle a nourri ma compréhension de leur quotidien, de leur gestuelle, de leurs attitudes, mais aussi de leur vulnérabilité. Ce travail m’a permis de percevoir ces personnes non comme des figures effrayantes ou caricaturales, mais comme des enfants blessés, porteurs d’un manque qu’ils tentent de combler à travers la drogue. Parallèlement, j’ai construit le personnage d’Amin comme un patchwork : certains gestes, certaines attitudes venaient de mes observations ou d’autres de souvenirs personnels.
Une rencontre particulière a-t-elle nourri votre interprétation habitée de ce personnage ?
Tahar Rahim : J’avais un ami très proche qui a traversé un sevrage extrêmement difficile, et je me suis souvenu de ce qu’il traversait, de la violence silencieuse de ce combat. Ces réalités ont alimenté ma création, sans jamais perdre de vue que nous étions dans un film. Le travail avec Julia a été décisif. Son cinéma est stylisé, mais toujours profondément humain. Son regard m’a permis d’explorer des zones qui ne sont pas forcément “réelles” mais qui restent véridiques dans le cadre de son univers. Je pouvais me permettre des nuances, m’autoriser des flottements, des légèretés, tout en gardant en tête la gravité de la réalité du personnage.

“Il n’y a rien de plus rassurant que de pouvoir s’en remettre entièrement à sa réalisatrice.” Tahar Rahim
Comment s’est d’ailleurs déroulée votre rencontre sur le plateau ?
Tahar Rahim : Je sais comment Julia filme les corps. Elle les rend palpables, vivants, presque microscopiques. Tu ressens les veines, le souffle, le sang qui circule. C’est galvanisant de se dire : “je vais être filmé de cette manière-là”. Dès la première prise, tout s’est emboîté naturellement entre nous. Et il n’y a rien de plus porteur et rassurant que de pouvoir s’en remettre entièrement à sa réalisatrice. Je me suis donc totalement abandonné et j’ai vécu une aventure extraordinaire, dont il m’a été difficile de me détacher. Savoir que l’on a un allié solide à ses côtés, dès la première prise, permet de se concentrer sur l’essentiel : creuser, améliorer, élever le jeu autant que possible. C’est extrêmement précieux. Et, pour être honnête, je n’avais pas beaucoup de doutes sur ce point avant de commencer le tournage…
Julia Ducournau : Pour ma part, je garde un souvenir très particulier de notre rencontre. Je pense que l’on ne peut pas demander aux acteurs de livrer directement leurs blessures ou leurs souffrances à travers leur jeu. Ce serait impossible, il faut qu’il y ait une certaine distance. Pour moi, sur un film comme celui-ci, il s’agit plutôt d’une communion. Chacun vient s’approprier le personnage, catharsiser ses propres peurs et démons. Avant même de tourner, on prend le temps de se raconter. Afin de savoir qui on est, d’où l’on vient et de comprendre pourquoi on veut faire ce film et pourquoi ensemble. Une fois que tout cela est posé, la communication sur le plateau devient beaucoup plus simple.

“Cette confiance mutuelle et ce travail en amont ont rendu possibles ces moments d’intensité authentique”. Julia Ducournau
Pouvez-vous nous raconter les coulisses d’un moment de tournage particulièrement intense ou marquant ?
Julia Ducournau : Je me rappelle d’un moment précis. Une scène où Golshifteh Farahani débarque dans le passé et trouve Amin (Tahar Rahim) dans un hôtel, en train de se mettre en danger avec Alpha (Mélissa Boros) endormie à côté. Elle hurle, le frappe, malgré sa peur de lui faire mal. Et lui, totalement focalisé sur son “shoot”, reste dans le personnage, ce qui est parfaitement cohérent. Je connaissais assez bien sa personnalité pour intervenir subtilement : je lui fais signe, sans prévenir l’actrice, et il ajuste son geste exactement comme il le fallait. C’est devenu ce que l’on voit dans le film. Cette confiance mutuelle et ce travail en amont ont rendu possibles ces moments d’intensité authentique.
Tahar Rahim : Cette exigence et cette confiance permettent de se dépasser en tant qu’acteur, de trouver encore quelque chose en soi qu’on ne soupçonne pas.
Alpha (2025) de Julia Ducournau, avec Tahar Rahim et Golshifteh Farahani, actuellement au cinéma.