Cannes 2025 : rencontre avec les frères Dardenne, lauréats du Prix du meilleur scénario
Après Rosetta et L’Enfant, les réalisateurs belges s’affirment en sérieux prétendants à une nouvelle – et troisième – Palme d’Or au Festival de Cannes avec Jeunes mères, un nouveau film bouleversant. Rencontre avec des maitres du cinéma qui viennent de recevoir le Prix du meilleur scénario.
par Olivier Joyard.
Publié le 24 mai 2025. Modifié le 26 mai 2025.

De retour à Cannes avec Jeunes Mères
À Cannes, les frères Dardenne sont chez eux. Un lieu où leur cinéma social et dépouillé a trouvé un écho puissant C’est au fil des décennies, que le Festival est devenu un territoire familier pour les deux cinéastes belges, lauréats de deux Palmes d’or. La première avec Rosetta en 1999 et la seconde en 2005 avec L’Enfant.
Cependant, leurs derniers films laissaient croire à un léger manque d’inspiration. C’était sans compter Jeunes mères, leur nouveau film présenté en compétition officielle, qui marque un retour en grâce aussi inattendu que bouleversant. Ainsi, ce long-métrage les remet à leur place, c’est-à-dire tout en haut. Ils ont d’ailleurs reçu le Prix du meilleur scénario.
Dans cette interview exclusive, les frères Dardenne évoquent leur méthode de travail, la fragilité de la vie, et rendent hommage à Émilie Dequenne, leur actrice fétiche décédée ce printemps 2025.

Interview de Luc et Jean-Pierre Dardenne
Comment avez-vous eu l’idée de Jeunes mères, qui suit des ados et leurs nourrissons dans un foyer ?
Luc Dardenne : On travaillait sur un scénario avec une fille-mère qui ne trouvait pas le bon contact avec son enfant. Nous avons visité une “maison maternelle” pour nous documenter. Les éducatrices, la psychologue et certaines jeunes mères avec leurs bébés nous ont reçus. Tout à coup, on s’est dit qu’avec ce lieu et ces parcours de vie, nous avions un film avec plusieurs histoires.
Vous avez déjà abordé la jeune maternité et la jeune paternité dans L’Enfant, Palme d’or en 2005. Comment un sujet comme celui des mères-filles s’est-il imposé vingt ans plus tard ?
Jean-Pierre Dardenne : Nous sommes conscients de rôder autour de thèmes qui nous obsèdent. Comment cela se passe entre parents et enfants, comment on arrive à se construire contre le destin qui a l’air de nous être imposé, le sentiment de la vie fragile. Nous avons essayé de montrer que cette vie existe. Elle est là malgré tout, il faut l’entretenir.
LD : Malgré la précarité et la pauvreté.

Jeunes mères, un film politique à Cannes
Dans Jeunes mères, il y a un sentiment politique, une colère très forte devant le dénuement de ces jeunes femmes.
JPD : Je pense que notre colère vient de la fragilité de la vie dont je parlais. Pourquoi s’obstiner à la filmer ? Parce qu’autour de nous, la notion de puissance est de plus en plus envahissante. Cette puissance écrase la fragilité de la vie. Ce film donne un espace d’1h42 pour que puissent se déployer cinq jeunes filles. C’est aussi un geste de résistance, si je puis employer ce mot un peu grandiloquent. Une manifestation d’autre chose que cette volonté d’écraser les plus faibles.
Le film ne se limite pas à une vision réaliste. Le romanesque surgit quand une de ces mères écrit une lettre à son enfant qu’elle souhaite placer en famille d’accueil. L’imagination prend le pouvoir, on esquisse sa vie future.
LD : On pense beaucoup à stimuler l’imagination des spectateurs avec nos films. Le romanesque n’a rien à voir avec le fait de surécrire. Milan Kundera disait qu’écrire, c’est non pas copier la réalité, mais explorer des possibilités qui ne sont pas réalisées. Ainsi, on les réalise dans l’invention de l’histoire. On voit cette jeune femme écrire une lettre à son enfant qui ne pourra être ouverte qu’en 2042, à sa majorité. Tout à coup, un récit s’ouvre.

La méthode des frères Dardenne
Vous répétez beaucoup les scènes en amont du tournage, comme des chorégraphies. Pourquoi cette méthode ?
Jean-Pierre : Arriver sur le plateau avec une série de gestes et de paroles déjà connus, permet aux actrices et aux acteurs d’être vraiment présents. Les spectateurs ont l’impression d’être là avec eux un peu par hasard. Pour ce film, nous avons fait moins de prises que par le passé. Avant, on disait souvent : “Ça peut encore être mieux”. Et on continuait à filmer. Cette fois, comme nous tournions avec des bébés, impossible de rester des heures sur une scène. Nous avons voulu que le film avance et vive de ses imperfections.
Comment vous partagez-vous le travail sur un plateau ?
LD : Cela reste mystérieux, même pour nous (rires). A l’étape du scénario, on parle beaucoup. J’écris la première version et les allers-retours commencent. Pendant la préparation, nous repérons avec une caméra vidéo dans les décors. Ensuite, les répétitions commencent toujours avec notre caméra vidéo. C’est une étape très importante, car elle permet de travailler non seulement le jeu, mais aussi les mouvements de caméra. Arrivés sur le plateau, on dit à l’équipe : voilà ce qu’on a trouvé. Après, la répartition des rôles entre nous, on s’en fout un peu.
La seule chose qui ne soit pas répétée, c’est la répartition des tâches entre vous (rires) ?
JP : Exactement ! Même si au montage, on a nos habitudes. On s’engueule peut-être un peu.

À la pensée d’Émilie Dequenne
Palme d’or à Cannes en 1999, votre film Rosetta, avait bouleversé les spectacteurs. Son interprète Émilie Dequenne est décédée d’un cancer en mars 2025. Quel vide laisse-t-elle pour vous ?
JPD : La tragédie de l’existence s’est manifestée de manière brutale. Chienne de vie, comme on dit. La médecine a été impuissante pour Émilie, qui a rendu malgré tout publique sa maladie. Cela l’a aidée à se battre et aussi à ce que les recherches s’amplifient. Il nous reste cette année que nous avons passée avec elle, les répétitions, le tournage, le montage, la promotion. Pour nous, elle est restée un peu Rosetta comme elle nous l’a dit une fois.
LD : On avait envie de retravailler avec elle, on y a pensé très sérieusement. Et cela n’est pas arrivé. Je garde une image d’elle, quand Rosetta est couchée dans son lit. Elle a trouvé un ami. Mais elle veut dormir seule, elle n’a pas envie de coucher avec lui. Elle est simplement contente d’avoir un ami. Et elle dit ces phrases : “Je m’appelle Rosetta, tu t’appelles Rosetta, je ne tomberai pas dans le trou, tu ne tomberas pas dans le trou, j’ai un ami, tu as un ami, au revoir, au revoir, bonne nuit, bonne nuit”.
Cette scène est très émouvante.
LD : Oui, elle se parle à elle-même. Émilie nous a tellement émus quand elle a fait cela, avec les silences qu’il fallait… On avait beaucoup peiné pour trouver la place de la caméra, je ne sais pas si tu te souviens, Jean-Pierre. Elle avait été magnifique. Quand je pense à elle, je la revois comme cela, couchée comme une enfant. C’était une grande actrice, magnifique.
Jeunes mères de Luc et Jean-Pierre Dardenne. En compétition au Festival de Cannes 2025. Sortie le 23 mai 2025.