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Qui est Clément Cogitore, actuellement juré du Festival de Film de la Villa Médicis ?
Actuellement présent au jury du Festival de Film de la Villa Médicis, jusqu’au 15 septembre 2024, l’artiste contemporain et réalisateur français Clément Cogitore se confie sur son rapport aux images, sa propre pratique et sur sa participation en tant que juré du festival.
par Delphine Roche.
Dans le paysage de l’art et du cinéma francophones, Clément Cogitore incarne une voix et un positionnement uniques. Formé aux Arts Décoratifs et au Fresnoy, il développe depuis parallèlement une pratique de la photographie, de l’art vidéo et du cinéma narratif « traditionnel ». Dans ces différents champs, il s’illustre par sa réflexion transversale sur la place et le pouvoir de l’image, support autant qu’objet de nos croyances et de notre mémoire collective. Lauréat du prix Marcel Duchamp en 2018 avec son installation vidéo The Evil Eye, réalisée à partir d’images publicitaires, il présentait en 2015 son premier long-métrage Ni le ciel, ni la Terre, primé au Festival de Cannes.
En 2022, son second long-métrage Goutte d’Or, sélectionné pour représenter la France aux Oscars, suit le parcours d’un faux médium pris au piège de sa propre imposture et entraîné dans un Paris souterrain, qui fait vaciller toutes ses certitudes. Dans le cadre de la Troisième Scène, la plateforme digitale de création instaurée par Dimitri Chamblas à l’Opéra de Paris, Clément Cogitore mettait en scène un extrait des Indes galantes, un opéra-ballet baroque de Jean-Philippe Rameau, transposé dans le langage du krump, en collaboration avec la chorégraphe Bintou Dembélé. Suite au succès de ce court-métrage, l’Opéra lui proposera de mettre en scène l’opéra complet, donnant lieu à une expérimentation et à un dialogue de cultures fascinants.
Clément Cogitore participe actuellement au jury de la quatrième édition du Festival de Film de la Villa Médicis, qui explore les liens entre le cinéma et l’art contemporain, et braque les projecteurs sur des formes de films expérimentales, novatrices et libres, questionnant notre rapport aux images. Il nous livre ses réflexions sur cet événement, ainsi que sur sa propre pratique.
L’interview de Clément Cogitore, juré du Festival de Film de la Villa Médicis
Numéro : Le Festival de Film de la Villa Médicis se consacre aux nouvelles écritures filmiques, à la croisée du cinéma et de l’art contemporain. Est-ce que ce type de production aujourd’hui est plus vivant qu’auparavant ?
J’ai l’impression que c’est une place qui se maintient, en tout cas dans les institutions qui soutiennent et diffusent ce type de films. C’est ce que les anglosaxons appellent l’expanded cinema, qui va de l’art vidéo au cinéma expérimental, intégrant le cinéma d’auteur aussi parfois. C’est vraiment ma famille de cinéma. Il s’agit cette année de la quatrième édition du festival, et je trouve que son positionnement est très beau et singulier. C’est quelque chose qui manquait à Rome, ville plutôt orientée vers le marché et vers les narrations plus traditionnelles. Dans une édition précédente, Léos Carax croisait une de mes anciennes étudiantes sortie des Beaux-Arts deux ans auparavant, qui concourait avec son film de fin d’études. J’aime énormément le fait de faire dialoguer les noms, les âges, les durées des films et les différents types de narration, de ne pas les hiérarchiser et de trouver une place pour chacun.
Votre propre pratique artistique inclut des vidéos et des installations, ainsi que des longs-métrages de fiction classiques, présentés en salles de cinéma. Ces deux aspects se nourrissent-ils réciproquement ou sont-ils complètement indépendants pour vous?
Ils se nourrissent, s’influencent, mais les règles du jeu de ces deux types de travaux sont radicalement différentes. L’art vidéo, le cinéma expérimental, c’est vraiment un laboratoire où la narration est parfois secondaire ou absente. La possibilité d’expérimentation est beaucoup plus grande. Le cinéma qui sort en salle a un parcours très différent. Il doit tenir compte de l’industrie. Il repose sur un budget souvent plus conséquent et sur un scénario, sur lequel tout le monde s’accorde. Quand je prépare une vidéo pour une exposition, je parle au commissaire d’exposition qui m’invite ou au coproducteur du projet, qui font généralement partie d’institutions d’art contemporain. J’évoque avec eux quelques idées puis je me lance et les choses apparaissent, disparaissent, se modifient, et à la fin de ce processus, ils découvrent l’œuvre. C’est une espèce d’aventure et de surprise. Le cinéma est aussi une aventure, mais on doit savoir où l’on va parce qu’on embarque beaucoup plus de monde.
« L’image a très peu à dire en soi, elle n’atteste pas de quoi que ce soit. » Clément Cogitore
Vous avez réalisé plusieurs de vos vidéos à partir d’images préexistantes, de found footage. Ce n’est donc pas essentiel pour vous de créer les images sur lesquelles vous travaillez, mais plutôt de les manipuler, de les mettre en scène, de les faire apparaître dans un contexte ? Quel est votre rapport à l’image ?
J’ai fait certaines de mes vidéos à partir d’images que j’ai tournées. Pour d’autres, je n’en ai tourné aucune et j’ai utilisé effectivement du found footage ou des images d’amateurs. J’ai aussi parfois mélangé les deux. Cela m’intéresse de construire un dialogue avec des choses que je n’ai pas tournées, qui ne m’appartiennent pas. Et aussi de poser un regard différent sur certaines images par le travail du montage, du son, de la construction de petits récits.
Vous abordez dans vos longs métrages Ni le ciel, ni la Terre et Goutte d’or, la question des croyances. Or, notre culture considère que l’image indicielle, l’image photographique ou filmique, a valeur de preuve, qu’elle atteste absolument du réel. Vous mettez en doute cette fidélité au réel, par exemple dans Ni le ciel ni la terre, quand les images infrarouges ne permettent pas d’apporte une réponse au mystère qui se présente, en l’occurrence, la disparition de plusieurs soldats en plein désert.
L’image a très peu à dire en soi, elle n’atteste pas de quoi que ce soit. Cela va devenir de plus en plus évident alors que nous vivons aujourd’hui les débuts de l’intelligence artificielle généralisée. L’image peut accueillir énormément de choses qu’on voudrait lui faire dire et techniquement, elle est extrêmement faillible. Ce qui est en train de se préparer est assez vertigineux, d’autant plus que notre culture a induit en nous cette idée que l’image est une preuve. Entre temps, Jean-Luc Godard est pourtant passé par là… L’image est un support de croyance, et elle est tout autant un objet de manipulation, de projection d’imaginaire, qu’un objet « plein », contenant en soi des éléments. Je m’intéresse énormément aux résonances radicalement différentes qu’endosse une image en fonction de son contexte, de ce qui l’entoure et de ce qui l’accompagne. Qu’il s’agisse d’un texte, ou des autres images qui la précèdent ou qui la suivent dans le montage.
Je me souviens du film d’une de vos étudiantes, Maria Vaughan, présenté dans le cadre de We Can’t Go Home Again, le programme de courts-métrages de vos étudiants des Beaux-Arts diffusé récemment au Palais de Tokyo. Dans ce film intitulé Fantasma, l’artiste et réalisatrice voit une forme humaine apparaître dans les glitchs des images. Cela me faisait penser à la photographie spirite.
Absolument, tout le film est une discussion sur ce que l’on est en train de voir et ce que l’on croit avoir vu. C’est une très jolie vidéo.
Les films présentés dans ce programme relevaient d’une diversité absolue de formes, de rapports au récit, de dramaturgies. Comment travaillez-vous avec vos étudiants ?
Je ne cherche surtout pas à les diriger vers une forme en particulier. L’intérêt est d’aboutir à un éventail le plus large possible en termes de pratiques et de modes de narration. Certaines années, le groupe est plus intéressé par des questions de documentaires, d’autres années, par des questions de fiction. Ils ont eux-mêmes des pratiques tellement variées et différentes, parfois même d’un projet à l’autre, que je n’ai pas vraiment besoin de leur montrer des films, de leur suggérer des idées.
Le rapport contemporain aux images avec les vidéos YouTube, les tutoriels, les réseaux sociaux, influence-t-il leur perception par rapport aux générations précédentes ?
Non, pas vraiment. J’ai remarqué que mes étudiants sont plutôt inspirés par des formes du passé, ils ne vont pas vraiment dans l’expérimentation de formes qui apparaissent aujourd’hui. J’ai l’impression que c’était aussi le cas quand j’étais moi-même étudiant. Ils s’inspirent souvent de formes qu’ils ont vues dans des musées, qu’ils essaient de réinterpréter à leur manière. Et petit à petit, sur ce chemin-là, ils vont vers des choses qui leur sont plus personnelles, qui appartiennent à leur univers, et vers des médiums parfois plus contemporains. Je suis parfois assez surpris de les voir utiliser des vieilles caméras vidéo, de la DV ou un fond vert tel qu’on les utilisait dans les années 2000/2010. Leur intérêt pour des technologies obsolètes, qui me surprend, se manifeste souvent dans le cadre d’un travail sur leur histoire familiale, un souvenir d’enfance. Certains, en revanche, sont à la pointe de ce qui peut se faire avec l’intelligence artificielle et la CGI, l’imagerie numérique.
Vous avez été pensionnaire de la Villa Médicis, est-ce une émotion particulière pour vous de participer à ce jury ?
J’ai en effet séjourné à la Villa en 2012, pour l’écriture de mon premier long-métrage. Je suis resté attaché au lieu. Puis, comme j’ai fait plusieurs projets en Italie, j’ai eu l’occasion de revenir, et le lien avec la Villa Médicis s’est ainsi maintenu. Il me tarde de découvrir toute la programmation du Festival dans ce lieu unique.
Festival de Film de la Villa Médicis, jusqu’au 15 septembre 2024.