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Interroger les préjugés et les clichés, le combat permanent d’Alice Diop
Récompensé à la Mostra de Venise en 2022, son premier long-métrage de fiction, Saint Omer, a valu à cette réalisatrice de documentaires expérimentée une reconnaissance internationale et la conquête d’un nouveau public. Continuant à interroger les préjugés et les clichés, la brillante cinéaste francosénégalaise présente cette année, dans le cadre de Miu Miu Women’s Tales, Fragments for Venus, court‑métrage adapté d’un recueil de la poétesse afro-américaine Robin Coste Lewis. Celui-ci inspirera aussi une performance, Le Voyage de la Vénus noire, présentée au Festival d’automne à Paris du 19 au au 30 novembre 2025.
Propos recueillis par Delphine Roche,
Portraits par Goldie Williams Vericain .
Publié le 18 novembre 2025. Modifié le 29 novembre 2025.

La révélation d’Alice Diop avec le film Saint Omer
Il aura fallu attendre Saint Omer, son premier long-métrage de fiction, pour que le monde comprenne enfin à quel point le regard d’Alice Diop est unique et crucial pour notre époque. En 2022, ce film doublement distingué à la Mostra de Venise, qui retrace le procès de Fabienne Kabou, mère infanticide franco-sénégalaise, faisait ainsi découvrir à un large public sa façon singulière de peser des mots et des silences. Ceux de ses personnages désignant, en creux, ceux de l’Histoire.
Coscénarisé par l’écrivaine Marie Ndiaye et par Amrita David, monteuse d’Alice Diop, Saint Omer faisait la part belle à de longs plans fixes, comme des tableaux. Ceux qui ne connaissaient pas encore la riche œuvre documentaire de la cinéaste découvraient alors son écriture à la fois calme et implacable. Tirant ainsi le meilleur parti de décalages fructueux entre le dit et le non-dit, entre l’image et les mots.
Une écriture calme et implacable
Une écriture mise en œuvre dans ses films précédents comme Vers la tendresse (2016), exploration du rapport aux femmes de quatre hommes issus d’une cité de banlieue, ou encore Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007), où Alice Diop, qui a grandi en France, filme les femmes de sa famille restées à Dakar.
Cette année, la réalisatrice participe au programme Women’s Tales de Miu Miu, lancé en 2011, qui célèbre les femmes cinéastes en leur offrant une carte blanche. Présenté dans le cadre de la Mostra de Venise, son court-métrage Fragments for Venus a suscité une vive émotion lors de sa projection. Dans cet essai cinématographique de forme libre, inspiré par le poème Voyage of the Sable Venus de Robin Coste Lewis, Alice Diop voit bien plus qu’un travail de commande. Elle imagine en effet un film qui prolonge et synthétise les interrogations que soulève son œuvre de cinéaste. Rencontre.

L’interview de la réalisatrice Alice Diop
Numéro : Quelle a été la genèse de votre participation au programme de films courts Women’s Tales de Miu Miu ?
Alice Diop : Verde Visconti [cofondatrice du Miu Miu Women’s Tales Committee aux côtés de Miuccia Prada, ndlr.] m’avait sollicitée il y a déjà trois ans et j’en avais été très touchée, car cette collection de films réunit des cinéastes qui m’inspirent, Lucrecia Martel, Agnès Varda, Alice Rohrwacher, entre autres. Chacune, dans ce cadre, a réussi à trouver son propre langage. J’étais donc très honorée de cette sollicitation. Mais je n’avais jamais répondu à une commande, car, pour réaliser un film, j’ai besoin de sentir une nécessité impérieuse, qu’il s’agisse d’un court ou d’un long-métrage, d’une fiction ou d’un documentaire… Je ne fais pas de différence entre les formats. Or, pendant un certain temps, je n’ai ressenti aucune nécessité.
Mais lors d’une résidence aux États-Unis, j’ai découvert les œuvres de plusieurs autrices afro-américaines qui n’avaient pas encore été traduites en France,notamment un recueil de la poétesse Robin Coste Lewis, Voyage of the Sable Venus, qui a été pour moi une déflagration, une révélation absolue de toutes les questions qui me travaillent en tant que cinéaste et en tant que femme, formulées avec une puissance poétique et politique que je n’avais jamais rencontrée jusqu’ici.
Une résidence fondatrice aux États-Unis
Qu’est-ce que ce poème vous a-t-il inspirée ?
J’ai été tellement marquée par ce texte que je travaille dessus depuis deux ans. J’en ai notamment fait des lectures au Festival d’automne. En novembre, je vais poursuivre dans cette direction en présentant une performance à part entière. Lorsque Verde Visconti est revenue vers moi l’année dernière – alors que j’enseignais à Harvard et que je vivais aux États-Unis –, j’ai commencé à réfléchir à la façon d’adapter le poème éponyme du recueil sous la forme d’une mise en scène. L’intérêt de le faire sous forme de film m’est alors apparu.

Une performance et un court métrage inspirés par le poème Voyage of the Sable Venus
Le poème éponyme de Voyage of the Sable Venus égrène des titres d’œuvres d’art figurant, depuis l’Antiquité, une ou des femmes noires. Sans qu’aucun commentaire ne soit nécessaire, on y ressent toute la violence du racisme contenu dans le regard occidental.
Ce poème est l’aboutissement d’une longue recherche de Robin Coste Lewis, qui a compilé tous les titres et les descriptions d’œuvres d’art mentionnant la présence d’une femme noire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. De là est née cette forme expérimentale et épique, qui révèle l’impensé sur lequel repose toute la fabrication du regard occidental : l’effacement, la fétichisation ou l’objectivation du corps noir. Pour moi, cela a été une révélation qui m’a vraiment interrogée sur la manière dont mon regard s’était construit jusque-là.
Mon film, Fragments for Venus, est un essai qui tente de formuler, par le cinéma, cette révélation sidérante et tellement évidente que je n’avais pas appréhendée jusque-là. De plus, j’ai tourné le film l’année dernière, alors que se mettait en place aux États-Unis le nouveau mandat du président Trump, une véritable tragédie politique. Le fait de travailler à ce moment-là précisément sur ces questions était à la fois un refuge et une manière de résister. Cela m’a rassurée de savoir qu’il existait encore des espaces où ces problématiques pouvaient être formulées.

“Mon film, Fragments for Venus tente de formuler, par le cinéma, l’impensé sur lequel repose toute la fabrication du regard occidental : l’effacement, la fétichisation ou l’objectivation du corps noir.” Alice Diop.
Fragments for Venus met en scène deux actrices. D’abord Kayije Kagame, protagoniste de votre film Saint Omer, regardant des tableaux au Louvre, alors que votre voix off égrène des titres d’œuvres cités dans le poème de Robin Coste Lewis. Puis Séphora Pondi, actrice de la Comédie-Française, dans les rues pleines de vie du quartier de Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn. Pourquoi votre choix s’est-il porté sur ces deux actrices ?
Le casting de ce film ne pouvait se faire sans l’une ni l’autre. Leur présence est presque une déclaration politique. Ces deux femmes, ces deux corps, ces deux sensibilités, ces deux présences interrogent quelque chose de la norme, de la façon dont on nous a enseigné à regarder une femme comme étant belle et désirable. Ce sont toutes ces questions-là que charrie le film à travers le choix de ces deux actrices qui ne peuvent exister que dans la mise en présence.
Les rues de Bed-Stuy à New York, terreau d’inspiration
À votre regard de cinéaste sur ces deux femmes, et sur celles que vous croisez dans la rue à New York, répondent leurs regards vers le spectateur. Mais aussi celui que porte Séphora Pondi sur d’autres femmes noires, à Brooklyn. La circulation du regard entre ces femmes est-elle, elle aussi, un enjeu politique ?
Absolument. Ce film naît aussi d’une expérience que j’ai vécue en allant aux États-Unis – depuis dix ans maintenant – pour la promotion de mes films. Quand je marche dans les rues de Bed-Stuy, à New York, je sens que je ne suis pas la même femme que quand je marche à Paris. J’ai l’impression que mon rapport au corps, à l’espace, aux autres et à moi-même est totalement modifié. Il y a quelque chose de spécifique dans l’Amérique noire, et spécialement dans ce quartier de Bed-Stuy.
Transformer un regard occidental chosifiant
Que ressentez-vous dans ces rues, à New York ?
C’est le sentiment d’être fondée, d’être reconnue, d’être regardée, d’être révélée dans le regard des autres femmes qui attestent que vous existez. Ce sont autant elles qui me regardent que moi qui les regarde. Il y a quelque chose de très politique dans cette façon de regarder ces femmes qui sont aujourd’hui regardées par d’autres femmes noires et de se dire qu’elles ne disparaîtront pas, car elles seront transformées en une sculpture de Simone Leigh, en une photo de Zanele Muholi ou en un tableau de Jennifer Packer – ces artistes, dont je célèbre la présence dans une sorte de moodboard à la fin du film, ne sont que des artistes femmes et noires.
Fragments for Venus s’ouvre donc sur le regard occidental chosifiant, prédateur. Et il finit sur ces femmes qui sont vues dans la rue, et qui pourront acquérir une forme d’immortalité en étant célébrées par le geste artistique d’autres femmes noires. Pour moi, il s’agit d’une consolation, d’une réparation et d’une des plus grandes promesses du futur.

Dépasser le ressentiment
En tant que cinéaste, vous êtes-vous justement demandé comment construire un regard réparateur au sein d’une tradition visuelle forgée par le regard occidental ?
Je pense que c’est justement pour cela que je suis devenue cinéaste. Même s’il m’a fallu du temps pour le formuler, le théoriser. Depuis le début, j’ai voulu donner une représentation des quartiers populaires différente de celles qu’on avait l’habitude de voir. J’ai souhaité offrir le centre à des femmes noires qu’on ne regarde qu’à la marge. C’est pour cela que ce film, pour moi, condense et synthétise toutes les questions qui m’agitent depuis que s’est imposée à moi la nécessité tout à fait impérieuse d’inventer de nouvelles images.
C’est un film très doux, très serein, que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire. Il témoigne également de l’état dans lequel je suis grâce à la rencontre avec ces autres femmes. Pour dépasser le ressentiment, la colère, tout ce poison né de la violence de l’Histoire, pour simplement attester notre présence. Il s’agit juste de l’affirmer sans avoir besoin de revendiquer quoi que ce soit, de réclamer, de crier. Nous devons donc être conscientes que la violence pourrait, encore une fois, se retourner contre nous, et qu’il y a une manière de la contourner en affirmant très simplement, très posément, très sereinement, que nous sommes là.

Le premier spectacle d’Alice Diop au Festival d’automne
Quelle sera la forme du spectacle que vous présenterez en novembre, lors du Festival d’automne ? Spectacle qui sera d’ailleurs lui aussi articulé autour de Voyage of the Sable Venus de Robin Coste Lewis.
Nicholas Elliott, qui m’a fait découvrir le texte de Robin, va mettre en scène ce spectacle avec moi. Nous allons construire une performance autour de l’épilogue du recueil de poésie, où l’autrice fait état de cette recherche très intellectuelle, très théorique qu’elle a menée dans les musées pour bâtir une épopée poétique et métaphorique. Elle s’imagine à la tête d’un bateau, gouverné par une Vénus noire, qui traverse le temps pour aller rassembler, dans une sorte d’arche de Noé, tous les corps démembrés des femmes noires peuplant les musées du monde. Pour l’occasion, je me retrouverai pour la première fois, et probablement la dernière, au centre d’un plateau de théâtre.
“J’ai souhaité offrir le centre à des femmes noires qu’on ne regarde qu’à la marge.” Alice Diop
J’ai besoin de dire ce texte et de l’adresser aux autres, car il est comme un soin. Pour moi, il se passe quelque chose, physiquement, à chaque fois que je le lis, et à chaque fois que je le donne à entendre. Je ressens des souffrances qui s’expurgent, qui se nettoient. C’est donc l’inverse d’une démarche théorique, d’un discours. Là, il y a quelque chose qui, au présent, se répare. C’est merveilleux qu’un texte puisse avoir cet effet-là. Les premières réactions des femmes noires qui ont vu Fragments for Venus ont d’ailleurs été bouleversantes pour moi. J’espère que tous les spectateurs du film ressentiront eux aussi cet effet de réparation.
Le film Fragments for Venus d’Alice Diop est visible sur le site Miu Miu Women’s Tales. Le spectacle Le Voyage de la Vénus noire d’Alice Diop aura lieu dans le cadre du Festival d’automne, du 19 au 30 novembre 2025 à la MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis.
Réalisation Azza Yousif. Coiffure et maquillage : Namani. Assistant photographe : Jeremy Cardoso.