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Pourquoi Benjamin Voisin fascine-t-il autant le cinéma français ?
Si, au premier abord, il brille par sa séduction solaire, Benjamin Voisin se révèle dans ses rôles un acteur incandescent capable de projeter une profondeur inquiète, une vulnérabilité habitée. Avide de défis, le jeune comédien, couronné d’un césar dès 2022, incarne le personnage de Meursault dans une adaptation de L’Étranger d’Albert Camus par François Ozon, à découvrir cet automne sur les grands écrans.
par Olivier Joyard,
portraits par Carlotta Manaigo,
réalisation Jean Michel Clerc.

Rencontre avec Benjamin Voisin, héros du film L’Étranger
Il a longtemps été le jeune espoir par excellence, celui sur qui reposait une certaine idée de la jeunesse dans le cinéma français. C’était bien avant qu’il n’obtienne concrètement la statuette de meilleur espoir masculin aux César 2022, pour le rôle de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues de Xavier Giannoli, qui a fait de lui une star. Dès sa découverte dans Fiertés, la minisérie de Philippe Faucon sur les années sida diffusée en 2018, Benjamin Voisin nous avait tapé dans l’œil, avec son mélange de candeur sympathique et de pure énergie vitale.
Une fougue tranquille se dégageait de lui, que cet automne 2025 vient confirmer – mais via un versant légèrement différent, plus sombre et mature. Le voilà dans la peau d’un nouveau héros littéraire, lui aussi un mythe de la culture hexagonale : Meursault, imaginé par Albert Camus dans son roman paru en 1942, L’Étranger, filmé par François Ozon. Pour en arriver à incarner cet homme taciturne, meurtrier déphasé, mais aussi amant raté, l’acteur a puisé dans les souvenirs pas si lointains de son adolescence.
“J’ai lu le bouquin très jeune, car ma prof de français, Mme Lecomte, m’avait autorisé à le faire pendant le cours. La lecture me passionnait, c’étaient mes mathématiques. L’équation d’une phrase, l’incompréhension devant laquelle j’étais en lisant des mots, leur agencement, l’émotion voulue par l’auteur, j’adorais tout cela. Et puis il y avait le fond des livres, qui parfois me touchait. L’Étranger a fait partie de ceux-là. Camus avait pigé ce que tout le monde pige après l’âge du désenchantement, ver s 10, 11 ou 12 ans. On comprend qu’il va falloir payer, que des guerres ont lieu, que les gens, plutôt que d’épouser les différences, préfèrent les pointer du doigt. Le monde adulte, quoi. Face à cette absurdité, Meursault n’essaie pas de trouver de solution. Il fait face.”

“Si je dois mentir pour qu’un moment soit joyeux avec des gens, alors je mens.” Benjamin Voisin
Le garçon, d’un abord facile, aime se lancer dans de longs récits dépassant d’assez loin la rhétorique promotionnelle. À partir de Meursault, que la France entière a croisé dans sa bibliothèque à un moment ou un autre, Benjamin Voisin aime se déplacer ailleurs, dans l’analyse du jeu social qui exige de porter des masques.
“Lui, il subit tout cela. Il ne peut pas faire semblant. Alors que moi, le jeu social, la séduction, j’y vais. Je pourrais séduire une tasse de café si c’était nécessaire. Lui va tout miser sur le regard, l’observation du monde, alors que j’ai trop besoin d’être acteur dans la vie de tous les jours. Si je dois mentir pour qu’un moment soit joyeux avec des gens, alors je mens.” Quand avons-nous fait de même récemment ? Le test n’est pas très difficile. C’est l’avantage du métier de Benjamin Voisin qui permet de se délester par intermittence de diverses obligations.
Pour préparer le rôle de Meursault, le Parisien a lancé par-dessus bord quelques convenances, comme celle de sourire à tout prix. “Pendant quatre mois, j’ai choisi d’éteindre certaines émotions et d’en relever d’autres, notamment le silence, l’introspection, la retenue. Je les ai convoqués en société, dans des endroits qui ne sont pas du tout adaptés. Et j’ai lu des textes pessimistes.” [Rires.] Avec François Ozon, le chevronné réalisateur de Huit Femmes, Benjamin Voisin partage certains paradoxes que le film travaille. “En société, nous sommes assez extravertis, mais il peut y avoir quelque chose de froid chez l’un comme chez l’autre – lui, plus dans son cinéma, moi, dans la vie. J’ai des changements de température pendant lesquels je me referme totalement. Je me suis dit que cela avait du sens de faire L’Étranger ensemble.”

“Maintenant, je suis beaucoup plus en maîtrise de mon art.” Benjamin Voisin
Ozon et Voisin se sont rencontrés à la fin des années 2010, pour le tournage du très beau Été 85. Le jeune acteur était vingtenaire, son personnage explorait les premiers émois amoureux adolescents avec un autre garçon, dans un film à la fois solaire et mélancolique. Voisin jouait d’une séduction féroce, mais aussi d’une sensibilité hors norme, rare à son âge.
Quatre jours après la fin du tournage, il embarquait dans une épopée bien différente, Illusions perdues, d’après Balzac. Avec le résultat que l’on sait. “J’étais encore en train de me découvrir en tant que comédien. Cette année, pour L’Étranger, j’ai opté pour un genre de ‘method acting’ en me mettant complètement dans la peau de Meursault. Mais avec Illusions perdues, c’était bien différent. Xavier Giannoli avait eu l’idée de donner le premier rôle à un jeune acteur qui déboulait dans le cinéma français, de la même manière que Lucien de Rubempré déboule dans la société parisienne du xixe siècle. Du coup, il m’a volé énormément de choses. Certains regards, par exemple, dont je ne savais même pas qu’ils étaient filmés. J’apprenais, je faisais mes classes. Maintenant, je suis beaucoup plus en maîtrise de mon art.”

“Là où d’habitude, je n’allais plus en classe, quand j’avais théâtre, j’étais le premier réveillé.” Benjamin Voisin
Voilà presque une décennie que Benjamin Voisin travaille, ce qui commence à justifier l’emploi du mot “expérience”. Pour lui, tout a vraiment commencé au début du lycée, lorsqu’il avait environ 15 ans, quand le théâtre lui a permis de traverser ce moment délicat. “J’aimais bien les autres élèves, et aussi mes profs, le théâtre m’a beaucoup aidé, confirme-t-il. Avant, je me contentais d’être seul dans un parc et d’inventer quinze personnes dans ma tête. J’ai compris que les gens de ma classe faisaient la même chose, mais en groupe, et de façon sérieuse, sans pour autant se prendre au sérieux !”
Cette découverte lui permet de respirer autrement, et surtout d’oublier une forme d’échec vis-à-vis du système scolaire. “Là où d’habitude, je n’allais plus en classe, quand j’avais théâtre, j’étais le premier réveillé, à 6 heures, déjà en train de réfléchir devant mon café. Je voulais arriver prêt à l’heure du cours. Quand Néron dit à Agrippine, sa mère, qu’il est amoureux et qu’il a enfermé une femme dans sa cave, c’est impossible d’être encore un peu endormi !”

“L’audace ramène des gens dans les salles.” Benjamin Voisin
Professeur de théâtre au célèbre Cours Florent, le père de Benjamin Voisin connaît le nombre d’appelés et le peu d’élus dans un domaine sans pitié. Il oriente alors son fils vers d’autres enseignants. “Tous ont à peu près dit la même chose, qu’il y avait un truc et qu’il fallait aller le chercher”, raconte l’intéressé. Un agent de cinéma s’intéresse à lui ? “Je trouvais le cinéma putassier, je pensais que c’était une industrie trop grosse, avec seulement du star-system. Mais en faisant des essais et en voyant le travail des directeurs de casting, qui ont été cool avec moi, même quand je n’étais pas pris, j’ai découvert autre chose.”
Le cinéma le lui a bien rendu, au point qu’il accumule les projets. Cette année, même s’il est remonté sur les planches pour jouer Guerre d’après Céline, avant de s’amuser dans la série grand public Carême, L’Étranger fait l’événement. Depuis, Benjamin Voisin a enchaîné deux tournages, une adaptation à gros budget de Quasimodo par Jean-François Richet, et le premier long-métrage du photographe Pierre-Ange Carlotti.
Son agenda est rempli jusqu’en 2027, alors que la période reste incertaine pour le cinéma d’auteur, perturbé par une crise de financement. “Aujourd’hui, il y a tellement de contenus, tellement de vidéos, que si jamais quelqu’un doit aller au cinéma et payer, il sera friand de radicalité. C’est mon avis ! Si Sirat d’Oliver Laxe marche bien, ce n’est pas pour rien. Je suis très content que le film de François Ozon ait été fait en noir et blanc, avec une lumière très brute. L’audace ramène des gens dans les salles.”

“Le jour où je penserai avoir la science infuse, j’arrêterai, je ferai autre chose. Et je suis sérieux. J’espère que ce que je suis est plus intéressant que ce que je fais.” Benjamin Voisin
Dans la carrière de Benjamin Voisin, un petit événement a eu lieu récemment. L’acteur a ouvert cet été un compte Instagram, ce qu’il avait évité alors que l’industrie pousse brutalement dans cette direction. Une manière de jouer le jeu, à son tour ? La réponse est plus prosaïque. “J’en étais arrivé au point où, professionnellement, mon absence m’enlevait des choses, ce qui m’ennuyait. Mais ne pas avoir de compte sur les réseaux a été indispensable pour mes débuts. Si c’était à refaire, je le referais de la même façon. Maintenant que mon geste d’acteur commence à être précis, si je foire quoi que ce soit, ce sera de mon fait. Je maîtrise l’image que je renvoie dans mes films. Ajouter mon image sociale ne me dérange pas du tout. En revanche, je détesterai être associé à autre chose qu’à mon métier.”
Acteur forever. La formule va bien à Benjamin Voisin, qui a émergé à une époque très spécifique. Celle de l’après-MeToo, où la question du masculin se pose différemment par rapport aux décennies précédentes. L’ère des hommes voraces s’est atténuée. Celui qui va avoir 29 ans à la fin de l’année y trouve du sens. “On subit ce qui se passe dans la société, dans le bon sens. C’est intéressant d’aller chercher la féminité dans les rôles masculins, et la masculinité dans les rôles féminins. Le panel devient plus passionnant à jouer. Nous sommes en plein dans les nuances.”
En partant de ce constat, Benjamin Voisin détaille son approche assez poétique du métier, fondée sur l’observation de ses semblables. “Mon travail consiste à regarder les gens, à en tirer des caractéristiques et des émotions. Mon inspiration première, c’est la rue. Quand je prépare un tournage, je passe beaucoup de temps à marcher. Puis-je m’assois dans un café, pour noter un geste, pour essayer de le reproduire… Je regarde plutôt les gens de mon âge. Et chez les gens de 30 ans, il y a cette influence de MeToo.”
On ressort du temps passé avec Benjamin Voisin plus alerte. Il nous a amenés sur son terrain, avec son punch, ses croyances, sans en faire trop. Pour un peu, il nous inviterait presque à ses côtés. “Je crois que tout le monde peut être acteur. En passant dix mille heures sur un sujet, on devient bon. C’est valable pour tout, avec la curiosité et la patience. Moi, j’ai appris beaucoup sur les plateaux et j’ai encore tant à apprendre. Le jour où je penserai avoir la science infuse, j’arrêterai, je ferai autre chose. Et je suis sérieux. J’espère que ce que je suis est plus intéressant que ce que je fais.”
L’Étranger (2025) de François Ozon, actuellement au cinéma.
