À Cannes, Harris Dickinson nous raconte son premier film en tant que réalisateur
Du rôle sulfureux dans Babygirl à ses débuts derrière la caméra avec Urchin, Harris Dickinson trace sa voie avec audace. À 28 ans, l’acteur britannique, magnétique et discret, est venu défendre à Cannes un premier long-métrage fort, ancré dans le réel et nourri d’un regard sensible sur la marginalité. Entretien sur la Croisette avec un artiste complet, humble et visionnaire.
par Olivier Joyard.

Interview de Harris Dickinson à Cannes
Celles et ceux qui ont vu Babygirl, le film sulfureux de Halina Reijn sorti en début d’année, se souviennent de l’émoi provoqué par Harris Dickinson. Dans le rôle de l’amant dominant d’une grande patronne new-yorkaise (Nicole Kidman), le londonien crevait l’écran, gracieux et sexuel, impressionnant de magnétisme. C’était une version de lui, mais pas la seule. Nous en découvrons une autre ce printemps lors de notre interview.
Ses débuts au cinéma
L’acteur de 28 ans, révélé en 2017 par le film Beach Rats, vient de présenter au Festival de Cannes son premier film en tant que réalisateur, l’intéressant Urchin, l’histoire d’un vingtenaire SDF qui ne parvient pas à retourner le destin. Cette nouvelle vocation de cinéaste prendra-t-elle le pas sur tout le reste ? Sur le toit-terrasse de l’hôtel Marriott, la jeune star coupe court à tout malentendu. “Non, je ne dirais pas qu’être acteur n’était plus assez pour moi, mais l’envie de réaliser est présente depuis ma jeunesse. Si je suis honnête, c’était mon premier amour. Réaliser des courts-métrages, des vidéos de skate à l’âge de dix ans, j’adorais cela.”
On imagine Harris Dickinson en jeune skateur londonien, avec la culture et le look qui vont avec. Ce garçon nous met en tête des images presque malgré-lui, quitte à les relativiser dans la foulée. “Oui, je faisais du skate, mais je n’étais pas très bon. C’est peut-être pour ça que je tenais la caméra, ma vraie passion. Gamin, j’avais l’ambition de devenir cameraman.” Cela n’est pas arrivé.
En revanche, le jeu a surgi dans sa vie à l’adolescence, au point de laisser tomber l’école à 17 ans. “Depuis que l’acting est arrivé dans mon orbite, j’adore ça. J’ai commencé par le théâtre où j’ai appris l’artisanat du jeu. Les acteurs et les actrices entrent dans le désir d’autres personnes et s’offrent à leur scénario et à leurs idées. Ensuite, ils s’en vont. Ça me va très bien, mais le fait de réaliser déclenche quelque chose de différent en moi, stimule ma part créative. Réaliser Urchin m’a apporté un sentiment de complétion.”

Un acteur devenu réalisateur
Urchin s’inscrit dans la tradition britannique du film social, avec un héros joué par Frank Dillane (Dickinson lui-même n’y tient qu’un petit rôle) errant de foyers en petits jobs, sous l’emprise des addictions. “La Grande-Bretagne possède une longue tradition de réalisateurs incroyables qui ont fait des films réalistes et sociaux. J’ai grandi avec les images de Mike Leigh, Ken Loach, Shane Meadows.”
Son film s’en rapproche autant qu’il parvient à s’en détacher, en présentant la vie de son personnage comme un mauvais trip. “Je voulais ancrer Urchin dans un terreau social, mais aussi transporter le public dans un voyage surréaliste. Cet homme se bat contre lui-même, malgré tous les efforts de la part des institutions. Le système est parfois défaillant, mais au bout du compte, mon film parle d’un individu. La vulnérabilité de Mike est telle qu’il tombe dans tous les pièges.”
Harris Dickinson a eu l’idée de son premier long-métrage alors qu’il participait à des maraudes avec une association à Londres, il y a quelques années. Une manière pour lui d’aider des personnes en difficulté, comme il avait pu en croiser dans son enfance et sa jeunesse. “Des personnes proches de moi ont été sujettes à l’addiction et aux comportements cycliques, raconte-t-il. J’ai un peu grandi face à cela.”
Très vite, l’action sur le terrain n’a pas été suffisante. “Cela m’a donné envie de raconter cette histoire et de la nourrir d’une forme d’humilité, pour que les spectateurs y entrent sans jugement. J’ai essayé de réaliser un film qui parle de maintenant et interroge notre sens moral. La façon dont on voit les personnes en difficulté, sans toujours réussir à les aider. Je sais que nul ne peut devenir un sauveur. Bien sûr, mon film ne va pas régler les questions qu’il soulève, on ne sauve pas des vies.”

Urchin, un premier film social
Évoquer la pauvreté en plein Festival de Cannes, alors que de grandes richesses y sont exhibées tous les jours – mais pas seulement – a quelque chose d’étrange, presque d’incongru. Un sujet que Harris Dickinson n’esquive pas, alors que passe à côté de nous l’équipe du film de Ari Aster, Eddington, emmenée par Joaquin Phoenix, Emma Stone et Pedro Pascal. “C’est très compliqué, cette relation entre le sujet des films, ce que nous soulevons à travers l’art, et la manière dont ils sont montrés. Pour moi, il y a toujours une communauté qui arrive à séparer les choses, à se dégager de tout le bruit. Si on enlève les paillettes et le glamour d’un festival, le cœur des choses reste présent. Le cinéma est célébré et aimé collectivement.”
C’est particulièrement vrai à Cannes. Évènement où Harris Dickinson a déjà éprouvé la folie à plusieurs reprises. Notamment pour avoir accompagné la Palme d’or 2022, Sans filtre de Ruben Östlund, où il tient le rôle d’un mannequin arrogant et plus vrai que nature. “La manière dont le film de Ruben a été accueilli, ce qu’on a traversé durant ces quelques jours avec Sans filtre, c’était fou. Sauf qu’un an plus tard, je suis revenu avec des producteurs pour enchainer les rendez-vous et trouver des financements en vue de réaliser Urchin. C’était une expérience difficile, on a mendié de l’argent pendant six jours. Revenir ici alors que le film est terminé, c’est comme si j’avais gagné à la loterie.”
Dans la carrière déjà prolifique de Harris Dickinson, la loterie pourrait réellement arriver quand Sam Mendes sortira (à l’horizon 2028 !) ses quatre films sur l’histoire des Beatles. Car l’acteur-réalisateur a décroché le rôle de… John Lennon.
Un futur grand acteur d’Hollywood
Un tremplin vers la gloire et les sommets d’Hollywood que Harris Dickinson vivra peut-être avec le même flegme que le buzz qui entoure sa prestation dans Babygirl. En quelques mois, le britannique est devenu un objet de désir comme peu d’acteurs contemporains. Une réalité qu’il aborde avec des pincettes. “J’ai été très fier de participer à ce film. La réalisatrice Halina Rejl est une personne que j’admire énormément, et travailler avec Nicole (Kidman) était spécial. Mais ce qui s’est passé après, je ne le contrôle pas. J’essaie même de ne pas y participer. Je ne veux pas m’attarder sur ce que tout cela veut dire pour moi, sinon je deviendrai fou. Je veux passer à la suite.”
On insiste un peu, en essayant savoir ce qu’a pu produire sur lui, artistiquement et intellectuellement, le fait d’être regardé par une femme cinéaste de cette manière. D’autant que dans toute l’histoire du cinéma, ce sont plutôt les actrices qui ont tenu cette place. Harris Dickinson s’anime tout à coup. “Ah, oui, je vois ! C’est une question difficile.”
On évoque avec lui l’idée du female gaze, le regard féminin qui a pris forme après MeToo. “L’autre côté, celui du male gaze, a été très problématique dans le cinéma depuis de nombreuses années. Quand vous voyez le regard d’Halina et que vous le comparez à des films du même genre qui ont été fait (des thrillers érotiques), vous comprenez la différence. Ce qu’elle a fait est bien meilleur, et beaucoup plus correct, quelle que soit la signification du mot ‘‘correct’’.” Voilà, c’est fini. Harris Dickinson s’en va et ce moment passé avec lui le confirme : nous sommes devant une personnalité hors normes. L’un de ces acteurs qui façonnera le cinéma des dix prochaines années.
Urchin (2025) est présenté dans la section un certain regard au Festival de Cannes.